Publié le Mardi 18 juin 2013 à 08h35.

Fermeture du groupe de l’audiovisuel public grec : « un coup tordu gréco-grec » ou image du futur pour d'autres pays européens ?

Par FOIVOS MARIAS

 

 

La décision du gouvernement grec de dissoudre l’entité juridique du groupe de l’audiovisuel publique en Grèce, ERT, en mettant au chômage 2654 personnes de plus dans un pays qui compte plus d’1,5 millions de chômeurs mais surtout l’action d’envoyer les forces de l’ordre pour couper les émetteurs télé et radio du groupe en direct [[1]] ont provoqué une forte émotion et indignation par tout en Europe et au niveau mondial.

 

La société civile [[2]], les médias mais aussi plusieurs dirigeants politiques européens [[3],[4]] ont exprimé publiquement de différentes manières leurs désaccords, leur tristesse et leurs inquiétudes quant à cette décision du gouvernement d’Antonis Samaras. Le gouvernement français a également réagit de façon vif [[5],[6]].

 

Mais, à notre avis, la question qui hante les esprits, aussi bien en France et ailleurs, est si cette situation consiste à une décision « maladroite », à un « coup tordu gréco-grec » ou à une image du futur pour d'autres pays européens également ?

 

Certaines personnes expliqueront que la Grèce, l’endroit où il y a plus de 2500 ans la démocratie a été née, a une histoire politique contemporaine fortement riche en pratiques antidémocratiques, coups d’Etats… Et par conséquent, ils ajouteront que la situation actuelle demeure malheureuse mais fait partie d’une certaine « continuité historique locale ». Ils concluront donc, que de ce point de vue cette affaire est purement « gréco-grecque » et il y a aucune raison de s’inquiéter dans le reste de l’Europe. Ce point de vue contient une toute petite part de vérité. C'est-à-dire, la Grèce depuis la révolution-guerre d’indépendance en 1821, la création de l’Etat grec et surtout depuis le début du XXe siècle a une histoire politique pleine des dictatures, des tentatives de coup d’Etat, des pratiques criminelles, autoritaires et antidémocratiques en temps de « République d’urgence » [[7],[8]]…

 

Certes, tout ceci constitue des éléments non-négligeables du « cadre local » mais à notre avis pour répondre si cette affaire concerne que la Grèce ou si potentiellement elle peut « s’exporte » ailleurs nous devons examiner les conditions qui nous ont amené ici.

 

A qui la faute ? Des larmes de crocodile et « Ponce Pilate ».

 

Le choque provoqué en Grèce mais aussi au niveau mondial suite à la fermeture du groupe de l’audiovisuel publique a inévitablement mis au devant de la scène la question des responsabilités politiques. Certes, il s’agit d’une décision du premier-ministre grec mais est-ce-que cela a été dictée et exigée par la troïka ? Est-ce que la commission européenne était au courant ? Est-ce que la chancelière allemande Angela Merkel et/ou la France étaient informées ?

 

Des sources du gouvernement grec ont délibérément laissé plusieurs fuites autour du sujet selon lesquelles : Angela Merkel était au courant, cette décision a eu l’accord de la commission européenne, cette action était une simple application des engagements signés entre la troïka et le gouvernement grec... Selon même une source citée par Reuters la fermeture d’ERT et le licenciement des 2654 salariés de la société « a certainement aidé » [[9]] à l’approbation de la nouvelle tranche de prêt de 3,3 milliards € décidé par les ministres des finances de la zone euro lors du « euro-working group ».

 

La Commission a démenti ces rumeurs [[10]]. La chancelière Merkel de son côté l’a dans un premier temps fait également [[11]] mais dans un deuxième temps elle a soutenu la décision du gouvernement grec [[12]] puisqu’elle en découle des accords signés entre la Grèce et ces créanciers. Pour savoir la vérité autour de ces fuites il faudrait une véritable investigation policière. Nous n’aurons donc jamais les réponses et de toute façon elles ne présentent aucun intérêt. Ce qui compte est la réalité, les actions et les conséquences de tout cela et non les rumeurs et les paroles.

 

La vérité est que la fermeture du groupe de l’audiovisuel public a été décidé pour que le gouvernement grec tienne ses engagements au près de la troïka pour recevoir la nouvelle tranches du prêt de la troïka. Selon ces engagements, 4000 fonctionnaires doivent être licenciés avant la fin du mois de Juin. Encore, 10.000 licenciements devront être effectués au plus tard à la fin de 2013 et 150.000 agents de la fonction publique seront au total licenciés jusqu’à 2015.

 

La troïka dicte les objectifs économiques et très souvent aussi les moyens pour y parvenir. Ensuite, les décisions s’appliquent avec l’accord, le consentement et la totale complicité du gouvernement grec. Ceci n’est pas une simple affirmation de notre part, les faits des trois derniers ans l’ont démontré et prouvé à plusieurs reprises.

 

Mais la troïka n’est pas un « fantôme », elle n’est pas une instance « sans visage » au contraire même la troïka a bien « un visage » et surtout « un porte-monnaie ». Ce porte-monnaie et par conséquent ce visage est composé par les pays (les pays de la zone euro) et les institutions (le FMI et surtout le Fond Européen de Stabilité Financière, FESF) qui participent au financement du « programme grec ». Le « programme grec » n’est pas un programme d’aide ou de sauvetage mais un prêt accordé à la Grèce par ces créanciers. Si nous examinons les sources de financement de ce prêt nous en percevons que l’Etat Allemand et l’Etat Français sont les deux contributeurs principaux du programme avec respectivement environ 28% et 23% de la charge totale du prêt.

 

Mais comme il est bien connu « celui qui paye est celui qui tire les ficelles ». Donc, il s’agit bien du gouvernement allemand et dans un deuxième temps du gouvernement français qui décident en réalité des modalités et des conditions du « programme grec ».

 

Pour cette raison nous considérons que les réactions de la part des hommes et des femmes politiques en France, en Allemagne, au parlement européen, à la commission européenne… ne sont rien de plus que « des larmes de crocodile ». Cette attitude nous donne l’impression que les dirigeants politiques européens « se lavent les mains » comme Ponce Pilate.

 

« L’incompatibilité indiscrète du néolibéralisme avec la démocratie »…

 

Ce qui est donc sûr et certain est que la situation en Grèce en est arrive à ce point à cause de l’application du programme d’austérité de la troïka. De plus, si nous regardons de plus près les déclarations des dirigeants politiques et techniques de la troïka [[13],[14]] nous nous apercevons qu’ils ne sont pas en désaccord avec les objectifs des décisions prises par Samaras mais par la manière dont elles étaient appliquées dans ce cas précis, dans le cas d’ERT.

 

Nous pouvons donc dire que le message envoyé par la troïka est le suivant : « Fermez ERT mais d’une manière moins brutale, moins visible ». Ou encore une autre lecture de leurs déclarations nous conduit assez naturellement à l’interprétation suivante : « Vous pouvez licencier des fonctionnaires, fermez des écoles, des hôpitaux… mais pas la télévision puisque cela n’est pas forcement très compatible avec « l’actuel acquis démocratique européen » et surtout cela choque la société civile ».

 

L’instabilité politique et surtout sociale en Grèce provoquée par les mesures de la troïka impose-conduit les élites locaux et internationaux, si elles les veulent ou pas, à l’établissement d’une situation politique qui prend de plus en plus de caractéristiques de ce que Poulantzas appelait « Etat d’exception ». Le récent épisode avec la fermeture d’ERT qui a choqué l’opinion internationale ne constitue en réalité rien de plus qu’une étape supplémentaire dans ce processus. La résistance de la part de la population en Grèce et si importante et « universelle » parce que sous la pression des mesures économiques de la troïka tous ou au moins la grande majorité des consensus sociaux  existants au sein de la société grecque sont rompus ou remise en question. Comme il a été analysé plusieurs fois par plusieurs philosophes comme Machiavel, Gramsci… si les consensus sociaux sont rompus il reste que la force, la violence pour que le pouvoir politique impose ces décisions en attendant que des nouveau consensus sociaux et politiques s’établissent. La résistance de la population en Grèce et surtout la violence des mesures d’austérité est donc d’une telle ampleur que le pouvoir politique en Grèce et ses alliés internationaux n’ont pas d’autre choix que de s’engager dans ce « processus d’Etat d’exception » si ils veulent que ces diktats économiques soient appliqués et acceptés.

 

De plus, il est important de noter que la notion d’Etat d’exception a plusieurs degrés-stades de développement. Il peut prendre la forme d’une « anomalie politique » sous un régime parlementaire. Une autre forme peut être celle d’un « coup d’Etat parlementaire » sous plusieurs formes comme l’application d’une loi d’urgence ou l’accord des pleins pouvoirs au chef de l’Etat... La dictature consiste une forme différente-supérieure d’un Etat d’exception et la forme ultime est le fascisme. Nous ne sommes en aucun cas en train d’argumenter que la succession de toutes ces étapes est inévitable. Néanmoins, si les résistances sociaux persistent et s’amplifient même contre ces attaques sociales, économiques et politiques engagées de la part les forces « pro-troïka/pro-austérité » [[15]] ce glissement vers des formes de plus en plus développé d’un « Etat d’exception » nous semble inévitable. Sauf si, bien évidement, au cours de ce processus une de deux parties recule et des nouveau consensus sociaux s’établissent.

 

Un élément supplémentaire appart la création d’un nouvel équilibre social à travers des nouveaux consensus sociaux est l’établissement d’une nouvelle narration qui est capable de donner confiance, « faire rêver » et être accepté par le peuple sans l’usage de la force. Ceci semble impossible en Grèce mais aussi à notre avis aux autres pays européens dans l’état actuel des choses.

 

De plus, les déclarations des responsables de la troïka ne remettent pas du tout en question ce processus de glissement et d’installation en Grèce d’un « Etat d’exception ». Au contraire même, les élites économiques comme JP Morgan préconise des modifications des lois et/ou des constitutions qui posent « trop de frein » [[16]] à leur avis à l’imposition des mesures d’austérité…

 

A notre avis tout cela renforce la position exprimé par plusieurs intellectuels et militants politiques comme David Harvey, Slavoj Zizek, Naomi Klein… que la démocratie est incompatible avec le néolibéralisme et particulièrement avec la gestion néolibérale de la crise actuelle.

 

« Et le charme discret des programmes made in troïka ».

 

La crise économique actuelle est une crise profonde et systémique du système capitaliste au niveau mondial. De plus de cela, les défauts structurels de l’U.E. et de la zone euro accentuent l’ampleur de cette crise à l’Europe. Un élément supplémentaire et très important de la dimension européenne de cette crise qui amplifie les phénomènes de cette crise est le développement inégal qui existe au sein de l’U.E. et surtout entre les pays de la périphérie et du centre de la zone euro.

 

A notre avis, cette situation économique, sociale et politique en découle de la lecture sur les causes et les racines de la crise économique que les élites politiques et économiques font et surtout des solutions proposées de leur part pour sortir de cette crise.

 

La racine de la crise est, selon nous, l’inégalitaire distribution de richesse qui existe au sein de toutes les formations sociales au niveau mondial. Nous pensons que ceci est bien compris par les élites économiques mais elles préfèrent partir vers « une fuite en avant » pour résoudre cette crise. C'est-à-dire, leur but est d’accroitre cette inégale distribution de richesse au lieu de les diminuer voire même de les faire disparaitre.

 

L’austérité est présentée, surtout en Europe, comme la seule solution possible à la crise économique. Malgré les quelques larmes de crocodiles versés par « les défenseurs de la croissance » il n’échappe à personne que l’austérité est suivie par tous les pays en Europe comme la seule issue possible à la crise. Certes, l’ampleur des mesures d’austérité est très différente en fonction des pays à cause du développement inégale de la zone euro que nous avons évoqué précédemment mais la conception de la solution proposée est similaire voire même identique par tout. Les politiques appliqués par exemple en France par le président de la République précédent et aussi par le président de la République actuel s’inscrivent complètement dans la même trajectoire et dans le dogme de l’austérité. Ces politiques prennent la forme que nous connaissons tous et nous en détaillons pas plus ici.

 

De plus, il consiste un « secret de Polichinelle » que la gestion actuelle de la crise conduit à une situation qui se résume bien par la phrase suivante : « les richesses deviennent encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres ». Ceci a été très bien codifié par le mouvement « Occupy » sous le mot d’ordre de « 99% ». Cette situation conduit inévitablement à la rupture des différents consensus sociaux à chaque pays et cela donne lieu à des résistances sociaux et à des luttes entre les forces « pro-troïka/pro-austérité » et les classes populaires.

 

Conclusions

 

1) Il est, à notre avis, pour plusieurs raisons inévitable que cette crise économique s’amplifie et frappe de manière brutale les pays du centre de la zone euro également. Dans le cas de la France les élites (par exemple Jacques Attali lors de son dernier livre) craignent que cette gestion de la crise combinée avec les « spécificités », les « traditions » françaises conduise à des luttes très dures voire même à des révoltes. Ceci peut se produire suite à des processus sociaux similaires à celui que nous avons décrit précédemment.

 

Nous n’argumentons en aucun cas que les choses se dérouleront en France de la même manière qu’en Grèce. Mais nous pensons que la dynamique économique, sociale et politique en France est sur la même trajectoire que sur celle en Grèce. Chaque pays présente des particularités liées à son histoire, à sa composition sociale, à son développement économique…qui influencent la forme spécifique des décisions politiques et des luttes mais la tendance générale, « la tendance lourde » est la même dans les deux pays. Par conséquent, des éventuelles résistances qui se produiront en France face à des politiques « austéritaires » et violentes peuvent potentiellement conduire à un glissement vers un « Etat d’exception ». Cela est à notre avis une possibilité à ne pas exclure.

 

Il est vrai que la Vème République présente une stabilité institutionnelle beaucoup plus importante que la situation institutionnelle en Grèce par exemple. Ceci est due au fait que la Vème République est un régime élaboré durant une période historique précise, sur un contexte d’instabilités sociales et surtout politiques qui présentait de fortes dimensions-caractéristiques d’un « Etat d’exception ». Ceci ne veut pas dire que le glissement de cette République vers un « Etat d’exception » est impossible, au contraire même. De plus, une certaine conception « Bonapartiste » de la politique qui existe toujours chez une grande partie des élites françaises de tout bord politique ainsi que les événements historiques du pays depuis la Révolution sont des éléments qui à notre sens renforcent notre opinion qu’un glissement vers un  « Etat d’exception » peut potentiellement s’avérer vrai au futur en France.

 

En ce sens nous pensons que l’affaire de la fermeture d’ERT n’est pas un « coup tordu gréco-grec » mais une image du futur qui peut concerner la France et toute l’Europe. 

 

2)  La question du mort du groupe de l’audiovisuel publique en Grèce et surtout la manière violente et brutale dont ceci se produit est que « la partie immergée de l'iceberg ». Mais la partie immergée de l'iceberg existe seulement parce que l’immense partie « émergée de l'iceberg » existe également. Lors d’un naufrage provoqué par une collision du bateau avec l’iceberg c’est la collision avec la partie émergée de l’iceberg qui provoque la catastrophe. La partie émergée de cet iceberg est la gestion actuelle de la crise économique.

 

Nous disons cela parce que comme nous avons expliqué précédemment lors de cet article il est indispensable de lier les questions économiques et sociales avec les questions démocratiques dans le contexte actuel de la crise, dans le contexte des solutions avancées par les élites politiques et économiques et dans le contexte de formation des régimes politiques de type « Etat d’exception ».

 

Nous pensons donc, que la question démocratique est, plus que jamais, intrinsèquement liée avec la question sociale et économique.

 

3) Après avoir dit tout cela il y a une question qui se pose assez naturellement : « Que faire ? ».

 

i) Premier élément de réponse est la solidarité internationale avec tous les peuples. Dans ce cas là, il est important de soutenir toutes les luttes et en particulière la lutte actuel du peuple grec. Cette solidarité passe par plusieurs initiatives. L’initiative de solidarité au peuple grec prise par Mediapart le 18 Juin prochain [[17]] est très important.

 

ii) Il est très important, à notre avis, de lutter contre les politiques d’austérité par tout et pour des solutions radicalement différentes à cette crise. Ces solutions passent par une nouvelle redistribution des richesses en faveur des classes populaires. Et tout ceci, doit s’inscrire dans une perspective de construction d’une nouvelle société et d’un nouveau modèle social et économique plus démocratique, plus juste, plus égalitaire qui conduira à l’émancipation sociale et permettra à tout le monde de vivre dignement.

 

Foivos Marias

France, 16/06/2013

 

Références

 

[1] http://www.lemonde.fr/eu…

[2] http://www.liberation.fr…

[3]http://www.challenges.fr…

[4] http://www.lemonde.fr/eu…

[5] http://www.publicsenat.f…

[6] http://www.lemonde.fr/eu…

[7] Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce 1941-1946. Editions La fabrique.

[8] Par exemple le film « Z » de Costas Gavras :https://www.youtube.com/…

[9] http://www.reuters.com/a…

[10] http://www.lemonde.fr/eu…

[11] http://www.ertopen.com/n…

[12] http://www.france24.com/…

[13] http://www.lemonde.fr/eu…

[14] http://www.lemonde.fr/eu…

[15] Nous utilisons de façon très schématique le terme, forces « pro-troïka/pro-austérité », pour décrire les forces économiques, sociales et politiques qui se positionnent en faveur de la gestion actuelle de la crise et qui « tirent les ficelles » des décisions. Ce terme n’est pas très exact mais il nous permet d’aller plus vit.

[16] http://blogs.euobserver…

[17] http://blogs.mediapart.f…