Publié le Lundi 9 septembre 2019 à 16h46.

Karol Modzelewski (1937-2019), un intellectuel militant pour l’égalité et la liberté

Karol Modzelewski est décédé le 28 avril dernier. Il est le co-auteur avec Jacek Kuron de la « Lettre ouverte au Parti » – une analyse critique du « socialisme réel » et un programme socialiste autogestionnaire de révolution antibureaucratique.

Contre la normalisation de la révolution polonaise des conseils ouvriers de 1956 – dont Modzelewski a été à dix-neuf ans un militant actif, mandaté pour coordonner les étudiantEs révolutionnaires avec les ouvriers de l’usine automobile de Varsovie – Modzelewski et Kuron ont essayé d’organiser une opposition marxiste antistalinienne. Ils rédigent fin 1964 une Lettre ouverte au Parti. Traduit et publié en France par la IVe Internationale1, ce texte fit le tour du monde et orienta la réflexion de la « nouvelle gauche » qui émergeait.

Référence nationale… et internationale

Arrêtés et condamnés en 1965, Modzelewski et Kuron sont devenus un symbole de la lutte pour le socialisme démocratique. Libérés fin 1967, ils deviennent une référence des étudiantEs polonais mobilisés contre la liquidation de l’autonomie des universités et le resserrement de la censure. La manifestation à Varsovie du 30 janvier 1968 contre l’interdiction d’une pièce de théâtre anti-tsariste du grand poète polonais Adam Mickiewicz, les Aïeux, puis les grèves étudiantes dans toute la Pologne en mars, les voient condamnés à nouveau. Leur emprisonnement souleva un mouvement international de solidarité. 

En France, la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) en fut à l’initiative, affirmant : « Le combat des étudiants polonais s’inscrit dans la vaste offensive que mènent partout en Europe les étudiants révolutionnaires contre l’oppression et la réaction. La JCR fait appel à tous ceux qui luttent pour instaurer une société socialiste fondée sur la démocratie ouvrière pour qu’ils viennent en aide aux étudiants polonais », et annonçant la diffusion à plusieurs milliers d’exemplaires de la « lettre ouverte envoyée au PC polonais par les camarades Modzelewski et Kuron aujourd’hui de nouveau emprisonnés2 ».

« Le développement passe nécessairement par la révolution »

S’élevant contre la qualification de « socialiste » des régimes bureaucratiques, les auteurs écrivaient que « la bureaucratie détient l’ensemble du pouvoir politique et économique, privant la classe ouvrière non seulement du pouvoir et de contrôle, mais aussi de moyens d’autodéfense » et « dispose des moyens de production », la qualifiant de « classe dominante3 ». 

« Dans le système actuel, écrivaient-ils, l’ouvrier n’obtient sous la forme de salaire et de services que le minimum vital. Le surproduit lui est pris de force […] et est utilisé à des objectifs qui lui sont étrangers et même opposés. Cela signifie qu’il est exploité4 ». Indiquant la « contradiction entre le potentiel économique développé et le bas niveau de la consommation sociale », ils annonçaient la crise économique du système et concluaient : « le développement passe nécessairement par la révolution5 ». 

Ils proposaient une société nouvelle : « la démocratie ouvrière », « un système où la classe ouvrière organisée sera maîtresse de son travail et de son produit ; où elle déterminera la mesure et l’orientation des investissements ; où elle décidera de la répartition du produit national. […] À cette fin, elle doit s’organiser dans les entreprises en formant des Conseils Ouvriers […], elle doit faire du directeur un fonctionnaire subordonné au Conseil, contrôlé, engagé et licencié par lui. » « Les décisions principales concernant la répartition et l’utilisation du revenu national » nécessitent un « Conseil Central de Délégués. Par ce système de Conseils, la classe ouvrière décidera du plan de l’économie nationale, autrement dit, elle fixera les buts de la production sociale6 ». Et ils considéraient que « la classe ouvrière doit s’organiser sur la base de la pluralité des partis », qu’il fallait « la suppression de la censure préventive », « des syndicats absolument indépendants de l’État et ayant le droit d’organiser des grèves économiques et politiques », « quelques heures par semaine prises sur la durée du travail légal et payées soient consacrée à l’instruction générale ouvrière », que « la police et l’armée régulière (permanente) ne peuvent être maintenues », que « l’autonomie politique de la paysannerie […] est aussi une exigence de la démocratie ouvrière7. » Ils expliquaient que « le mouvement révolutionnaire ne pourra que se répandre à l’échelle du bloc tout entier, et la possibilité d’intervention armée de la bureaucratie soviétique s’exprimera par le degré de gravité des conflits de classe en URSS8 ». 

« Je n’avais plus mon utopie »

L’intervention en Tchécoslovaquie a modifié ces conceptions stratégiques. En 2013, Modzelewski précisait : « On peut dire qu’en 1968 j’ai été refroidi […] à cause de l’intervention en Tchécoslovaquie. […] Dès ma libération en 1971 je n’étais plus un révolutionnaire. Je n’avais plus mon utopie, de vision d’une Pologne idéale. Seul me restait mon système de valeurs9 ».

Ce système de valeurs, contrairement à une majorité d’opposants intellectuels au stalinisme, il a continué à le défendre jusqu’à sa mort. 

Il considérait que « la grande Solidarité », dont « l’essence était que des millions de gens ont balancé la carapace du conformisme et d’un seul coup décidé de s’approprier leur sort […] » a été « détruite au cours des premiers jours de l’état de guerre », en décembre 1981, et que « seul le mythe a survécu10 ». Il fut à nouveau emprisonné de fin 1981 à 1984.

En 1980-1981, « il n’y a eu aucune demande de reprivatisation des biens confisqués en 1945-56. Aucun slogan de privatisation de l’économie. […] Cela n’entrait pas dans l’horizon axiologique du mouvement, qui était égalitaire11 ». 

En 1989, il fut le seul dirigeant historique de Solidarité à s’opposer au plan de Balcerowicz de privatisation de la propriété étatique et de destruction des conseils ouvriers, qui avaient survécu au coup d’État militaire de 1981. 

Bien que retiré du militantisme après 1991, se consacrant à l’histoire médiévale12, Karol Modzelewski a continué à défendre ses idéaux. En 2013, il tirait ainsi la sonnette d’alarme : « De la triade liberté, égalité, fraternité nous avons subi une sérieuse défaite des deux dernières. Il ne reste que la liberté. Mais sans égalité et la fraternité elle est aussi en danger et pourrait être limitée à la seule liberté de circulation du capital financier13 ».

Jan Malewski, rédacteur de la revue Inprecor, membre de la direction de la IVe Internationale.

 

Karol Modzelewski à propos de l’année 1968 en Pologne 

Pour nous le plus important était ce qui se passait de l’autre côté de la frontière méridionale, en Tchécoslovaquie. On peut dire que tout a commencé là-bas par une grande manifestation étudiante en automne 1967. Puis il y a eu le changement de la direction du Parti communiste et l’ouverture d’un processus de démocratisation, qui pouvait nourrir nos espoirs. D’ailleurs au cours des événements de mars 1968 – pas de mon fait ni du fait de Jacek Kuron ou de ceux qui étaient appelés les « commandos » – il y a eu des pancartes et des slogans : « Toute la Pologne attend son Dubcek ! ». La société tchécoslovaque était dans une situation qui était comparable à la nôtre et nous ressentions son « effet exemplaire ». Si c’était possible en Tchécoslovaquie, alors ça pouvait l’être aussi en Pologne. 

Je n’ai été informé que plus tard du Mai parisien et des événements en Europe, à Berkeley et plus généralement aux États-Unis et dans le monde entier. La question qui reste pour moi non résolue, jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’est-ce que tout cela avait de commun ? C’est-à-dire à quel point un certain climat intellectuel, idéologique de la fin des années 1960 en Europe avait une influence et se conditionnait mutuellement avec les événements de Tchécoslovaquie et de Pologne. Dans le passé j’avais tendance à souligner les différences. Aujourd’hui je crois qu’il s’est passé quelque chose d’essentiel dans la culture européenne, qui mérite d’être analysé de près par les historiens et les sociologues. Il faudrait tenter de comprendre les fondements qui font que dans des contextes systémiques si différents, des révoltes semblables de la jeunesse explosent simultanément. Il ne peut s’agir d’un simple concours de circonstances. Car les slogans c’est une chose et les fondements culturels qu’on peut trouver sous ces slogans, une autre. Ces fondements pouvaient être beaucoup plus cohérents que nous ne le pensions alors, à première vue.

Entretien avec Przemyslaw Wielgosz, traduit du polonais par Jan Malewski. Paru en mai 2008 dans le numéro 22 de Contretemps (1ère série). En ligne sur : https://www.contretemps….

  • 1. Karol Modzelewski & Jacek Kuron (1965), Lettre ouverte au parti ouvrier polonais, Quatrième Internationale supplément au n° 32, 1966 (seconde édition en mars 1968, réédité en 1969 par F. Maspéro, Cahiers « rouge », documents de formation communiste n° 4).
  • 2. Le Monde daté du 15 mars 1968 (cité par : http://alencontre.org/so…)
  • 3. Ils reprenaient le mode d’analyse de 1957 du sociologue polonais Stanislaw Ossowski, La structure de classes dans la conscience sociale (traduit du polonais par Anna Posner), Anthropos 1971.
  • 4. Karol Modzelewski & Jacek Kuron (1965), Lettre ouverte…, F. Maspéro 1969, p. 15.
  • 5. Ibid. p. 60.
  • 6. Ibid. pp. 67-69.
  • 7. Ibid. pp. 69-74.
  • 8. Ibid. p. 62.
  • 9. Entretien avec Grzegorz Sroczynski, Gazeta Wyborcza-Magazyn Swiateczny, 13 septembre 2013.
  • 10. Entretien avec Jacek Zakowski, Polityka, 23 février 2016.
  • 11. Entretien avec Grzegorz Sroczynski, ibid.
  • 12. Il a alors écrit une remarquable analyse du collectivisme archaïque européen, dont on ne peut que recommander la lecture : Karol Modzelewski (2004), L’Europe des Barbares. Germains et slaves face aux héritiers de Rome. Trad. du polonais par Agata Kozak et Isabelle Macor-Filarska, Aubier, 2006.
  • 13. Entretien avec Grzegorz Sroczynski, op. cit.