Entretien. Invitée de notre université d’été, Joanna Misnik est membre de l’organisation anticapitaliste étatsunienne Solidarity.
Peux-tu nous expliquer l’importance du mouvement Black Lives Matter (La vie des Noirs compte) ?
En quelques années, le mouvement Black Lives Matter est devenu une force politique et a attiré l’attention sur la brutalité des assassinats de Noirs par la police. Une nouvelle génération de jeunes Afro-Américains a ainsi été propulsée dans l’action.
Des victoires ont été obtenues, comme la démission de plusieurs chefs de police de villes importantes, l’introduction de nouvelles règles de conduite pour la police, des mini-cameras (Gopro) obligatoires pour les flics, des enquêtes impartiales et plus rapides sur la conduite de la police... La question du racisme systémique a été mise au premier plan.
Une étude récente estime qu’une personne noire est assassinée toutes les 28 heures. Le mouvement des droits civiques des années 1950-1960 cherchait l’égalité totale et l’intégration dans le rêve américain pour l’armée de réserve de main-d’œuvre noire. Le néolibéralisme a réduit le rôle de la communauté noire des centres-villes, en particulier de la jeunesse, à une main-d’œuvre jetable presque totalement écartée de l’activité économique.
La réponse de la classe dirigeante a été la militarisation de la police en tant que force d’occupation dans les quartiers noirs et le pipeline école-prison (un adulte noir sur trois passe par la prison à un moment ou à un autre de sa vie). Récemment, une quarantaine d’organisations ont publié une plateforme politique qui va au-delà du tollé spontané contre chaque assassinat individuel par la police. Appelé « Une vision pour les vies des Noirs », le programme avance des revendications sur tous les aspects de l’oppression et de la dégradation économique des Noirs. C’est un pas vers la création d’un nouveau mouvement de libération des Noirs aux USA.
Comment évalues-tu l’impact de la candidature de Trump sur le Parti républicain ?
La victoire de Donald Trump lors des primaires des Républicains est le résultat d’années de changements dans le Parti républicain. Sous George Bush junior, des vagues d’évangélistes protestants fondamentalistes ont intégré massivement le parti. Après la crise de 2008, il y a eu le Tea Party, un mouvement de masse hyper-conservateur comprenant avant tout des Blancs (plus de 1 000 sections). En 2010, 87 nouveaux membres du Congrès furent élus par les Républicains du Tea Party. Les Républicains conservateurs ont pris le contrôle de 24 États, ce qui a abouti à des restrictions majeures du droit à l’avortement, le retrait du droit de créer un syndicat et un manque de protection du droit de vote.
En réalité, l’immense majorité des 17 candidats républicains à la primaire avaient des convictions extrémistes. Trump est apparu comme un rebelle, différent des politiciens professionnels. Plus important, il a dénoncé la NAFTA et a promis de mettre fin à des accords de commerce comme le TPP en instance de négociation et de rapporter « nos emplois » aux USA. Beaucoup de Blancs ont été influencés par son appel à « rendre l’Amérique de nouveau grande », en partie par l’arrêt de l’immigration mexicaine et des musulmans.
La victoire de Trump lors des primaires a fait éclater le parti. Certains traditionnels, comme les membres de la famille Bush, ont refusé d’assister à la convention républicaine ou de faire campagne pour Trump. De l’argent et des soutiens ont commencé à se diriger vers Hillary Clinton et les Démocrates. À l’époque du néolibéralisme, prétendre qu’il y a des distinctions entre « libéral » (au sens américain) et conservateur a de moins en moins de sens...
Il reste à voir si le Parti républicain peut être raccommodé ou bien si les USA auront enfin un nouveau parti politique de droite.
Partout dans le monde, pour les gens de gauche, le mouvement en faveur de Bernie Sanders est étonnant. Qu’en est-il aux USA ?
Personne dans la gauche révolutionnaire n’a prévu ce mouvement. Tout comme le mouvement Occupy, cette montée en flèche de masse est arrivée comme ça. La campagne de Sanders a récolté plus de 225 millions de dollars en petites contributions données par 2,5 millions de personnes. Il a reçu 43 % des voix – plus de 14 millions –, a gagné les primaires dans 23 États et a attiré plus de 2 millions de personnes à des rassemblements géants à travers tout le pays. La campagne de Bernie a prouvé qu’il était possible de faire campagne pour la présidence sans le soutien financier des grandes sociétés et de leurs organisations privées de financement politique.
La leçon indélébile du mouvement Occupy – les 99 % contre le 1 % – a pris la forme de bataillons de jeunes décidés à arracher aux riches le contrôle de la société en élisant Bernie Sanders le socialiste. Sondage après sondage, il est apparu qu’une petite majorité de la jeunesse des États-Unis préférait le socialisme au capitalisme. Le socialisme de Bernie Sanders est une social-démocratie classique, avec la politique redistributive de l’État providence. Il donnait comme exemple l’Europe du Nord et le New Deal de Roosevelt, faisant campagne pour une couverture médicale pour tous, une éducation universitaire gratuite, un salaire minimum de 15 dollars de l’heure, un congé parental rémunéré, un programme de création d’emplois, l’obligation pour les sociétés de payer une part équitable d’impôts et la fin de leur main-mise sur le gouvernement. Sanders a répété qu’aucun président ne pourrait imposer cela tout seul : les gens devaient rester politiquement mobilisés dans des mouvements de masse pour gagner ces revendications.
Pendant des décennies, Sanders a été un indépendant solitaire dans le Congrès. Quand il a annoncé sa campagne en tant que Démocrate, il a promis de soutenir celui ou celle qui gagnerait les primaires. Au fur et à mesure que sa campagne prenait de l’élan, ses partisans, dont beaucoup étaient actifs politiquement pour la première fois de leur vie, ne croyaient pas que Sanders abandonnerait « la révolution ». Ce fut une terrible déception pour les 1 900 délégués de Sanders à la convention. La plupart des jeunes partisans de Sanders ne s’intéressent pas à l’idée de réformer le Parti démocrate de l’intérieur. Des centaines de délégués ont donc quitté la convention, dégoûtés. Beaucoup de celles et ceux qui faisaient partie de la « Bernie Army » donneront leur voix et leur énergie à la candidate présidentielle des Verts, Jill Stein. Il existe un mouvement significatif « Pour Jill pas Hill ».
Quelles suites pour la rébellion de Bernie ? Celui-ci propose quelque chose qui s’appelle « Notre Révolution », une organisation et source de financement pour des candidatEs progressistes du Parti démocrate. Mon organisation et d’autres de la gauche révolutionnaire proposons, nous, la construction de coalitions pour présenter au niveau local des candidatEs indépendants des deux partis capitalistes. La radicalisation autour de la campagne de Sanders est une renaissance des idées rebelles aux USA, de la volonté de se battre. Malheureusement, la gauche révolutionnaire est beaucoup trop petite pour donner un cadre de rassemblement à ce nouveau mouvement.
Que représente la campagne de Hillary Clinton ?
Tous les sondages montrent que les électeurs des États-Unis sont confrontés à deux candidats pour la présidence en qui ils n’ont aucune vraie confiance. Hillary a la réputation de ne pas dire la vérité et d’utiliser sa situation d’élue pour s’enrichir, et sa famille avec... Des agences fédérales ainsi que des journalistes continuent à creuser pour trouver d’autres informations sur la Fondation Clinton. Qu’est-ce que les donateurs à cette organisation soi-disant non lucrative ont reçu en retour pour leur générosité envers la fondation ? Clinton est protégée par la classe dirigeante afin d’assurer son élection. Le président Bill Clinton, avec Hillary à ses côtés, a beaucoup fait pour faire rentrer le gouvernement dans un cadre néolibéral. La dynastie Clinton repose sur l’héritage de la « troisième voie », un effacement de la ligne « libérale », progressiste du Parti démocrate en faveur d’un consensus entre les deux partis, pour le compte du grand patronat. La présidence de Clinton a mis fin à des régulations cruciales des banques, s’est opposée au mariage gay et a aidé à faire passer une « loi pour la défense du mariage ». Bill Clinton a aboli la couverture médicale qui existait avant et a jeté des centaines de milliers d’enfants dans un état de pauvreté abjecte. Ils ont défendu la peine de mort et ont soutenu une législation qui a commencé à entasser dans les prisons des milliers d’hommes noirs.
On ne sait pas trop comment mais l’équipe de Clinton a réussi à masquer le caractère pernicieux de la manière dont ils ont régné et dans les intérêts de qui. Pour cette élection, Hillary a rassemblé dans son camp les grands avocats de la force militaire US des deux partis, dont Henry Kissinger. L’inflexion vers la gauche qu’elle a montrée au début des primaires est déjà érodée. Hillary Clinton n’est pas le moindre mal, c’est un des maux...
Propos recueillis par Penny Duggan et traduit par Ross Harrold