Dan La Botz, universitaire et militant politique étatsunien, vient de publier « le Nouveau Populisme américain. Résistances et alternatives à Trump »1. Il a bien voulu répondre aux questions de l’Anticapitaliste sur l’élection de Donald Trump, les résistances et les alternatives qui se développent aux USA. Nous publions ici la partie de l’interview qui porte sur ces deux derniers points. Le reste de l'interview sera publié dans le prochain numéro de l'Anticapitaliste mensuel.
Est-ce que tu peux revenir sur Bernie Sanders et sa candidature ?
Sanders a été dans sa jeunesse membre d’une organisation socialiste d’étudiantEs. Il est entré en politique à gauche du Parti démocrate. En tant qu’élu, il est toujours resté indépendant tout en travaillant en liaison avec les démocrates de son État (le Vermont) et du Congrès. Dans sa campagne des primaires, il a affirmé qu’il était un « démocrate socialiste » avec une conception du socialisme qui renvoyait au « New Deal » de Roosevelt et aux expériences sociales-démocrates scandinaves. L’appareil du Parti démocrate a utilisé toutes les possibilités pour qu’Hillary Clinton gagne les primaires. Même si Sanders n’est pas un anticapitaliste, sa campagne a fait revivre le débat sur le socialisme dans le pays.
L’élection de Trump a provoqué d’importantes réactions et des manifestations ?
Effectivement, il y a d’abord eu une énorme mobilisation des femmes contre cet individu qui étalait son machisme sans vergogne. Le 2 janvier 2017, deux millions de femmes ont défilé dans tout le pays ; ces manifestations ont été sans doute les plus grandes de l’histoire des États-Unis. Le « Muslim ban » [décret de Trump suspendant l’admission des réfugiés aux USA et interdisant l’entrée sur le territoire de citoyens de plusieurs pays musulmans, même s’ils sont en possession de visas américains] a également suscité d’importantes réactions et des manifestations. Plus récemment, les mesures de séparation des enfants et des parents immigrés ont également suscité la révolte. La division entre la population noire et blanche reste la plus grande fracture de ce pays et il y a inévitablement un lien entre les inégalités sociales et économiques et la répression policière. C’est dans ce contexte que qu’est apparu en 2015 le mouvement « Black lives matter ». La décision de nombreux joueurs de la National Football League de refuser de se tenir debout pendant l’hymne national a suscité la fureur de Trump. Il faudrait aussi parler du mouvement « Me too », des jeunes mobiliséEs contre les armes à feu et du mouvement écologiste qui a une plus longue histoire.
Tous ces mouvements contestent d’une façon ou d’une autre Trump et sa politique. Mais ils ne sont pas vraiment organisés. Sur chacun de ces thèmes, beaucoup de militants et de groupes font un énorme et excellent travail au niveau local mais ils ne sont pas coordonnés, leur activité est parfois sporadique.
Et du côté des syndicats ?
Le syndicalisme américain est très affaibli : le taux de syndicalisation global est aux environs de 10 %, avec 6,4 % dans le privé. Face à Trump, les syndicats sont divisés mais, de toute façon, manquent désormais de traditions de lutte. L’UAW, le syndicat de l’automobile, avait une orientation plus à gauche, mais sa direction a complètement évolué vers la droite ; de plus le patronat a implanté des nouvelles usines dans des États ruraux où les droits syndicaux sont restreints et les travailleurEs mal payés, et où l’UAW ne pouvait pas syndiquer les nouveaux travailleurEs. Trump s’est affiché d’emblée avec des syndicalistes disant qu’il allait faire revenir les postes de travail et défendre le charbon. Il existe très peu de structures syndicales combatives ; le syndicat des dockers de la côte Ouest constitue une des rares exceptions. Il existe cependant un petit courant de syndicalistes de lutte généralement regroupé autour de Labor Notes ; c’est un réseau syndical avec un site, un mensuel, des livres (j’ai écrit dans ce cadre à destination des militants un « Manuel du fauteur de troubles ») et qui organise une conférence annuelle. C’est important mais ça reste très minoritaire.
Certes, certaines luttes ont marqué les dernières années : les luttes des enseignants de Chicago, des travailleurs de la compagnie de téléphone Verizon, celles pour les 15 dollars [hausse du salaire minimum] et surtout le mouvement des enseignantEs de Virginie occidentale au début de cette année pour l’augmentation des salaires et la défense des acquis. Dans ce cas, il s’agit d’un vrai mouvement auto-organisé qui a débordé les structures syndicales. Les enseignantEs ont gagné et la vague a atteint d’autres États. C’est un exemple très encourageant qui montre la possibilité de construire un nouveau mouvement ouvrier.
Et du côté politique ?
Le Parti démocrate est profondément divisé. La direction explique que les candidats issus de la gauche ne peuvent gagner et risquent de faire perdre le cœur de l’électorat tandis que la gauche soutient que son orientation est le seul moyen d’attirer la masse des gens qui ne votent pas. Bernie Sanders a sans doute comme projet d’être candidat en 2020 mais je pense que ses chances aux primaires ne sont pas évidentes : l’appareil démocrate choisira quelqu’un de plus présentable et de plus progressiste -qu’Hillary Clinton, à l’image d’Elizabeth Warren, Kamala Harris ou Kristin Gillibrand.
Au total, la gauche indépendante, toutes composantes confondues, représente environ 50 000 personnes organisées, mais elle se développe. C’est le cas notamment de DSA (Democratic Socialists of America), dont je suis maintenant membre, qui a désormais plus de 30 000 membres. DSA se situe dans la filiation historique de la IIe Internationale et avait au départ comme projet de « révéler » la nature populaire et ouvrière du Parti démocrate. DSA a considérablement grossi depuis la campagne de Sanders avec de nombreuses adhésions de jeunes. DSA est très hétérogène ; sur les 6 000 adhérents new-yorkais, 10 % au plus sont des militants. Ce qui est important ce sont les groupes de travail, autour de thèmes comme le logement. À New York, un groupe de ce type est composé de syndicalistes. DSA n’est pas lié organiquement au Parti démocrate et ne soutient pas forcément les candidats démocrates aux élections. Des membres de DSA se présentent aux primaires démocrates comme Alexandria Ocasio-Cortez qui vient de remporter la primaire d’une des circonscriptions de New York. Les choses doivent être claires, nous pouvons travailler avec la gauche démocrate mais nous ne sommes pas la gauche démocrate.
Il y a aussi l’extrême gauche. Nous avons divers groupes, souvent sectaires. Ma tradition est celle du « socialisme par en bas », représentée à mon avis par deux organisations : Solidarity dont je suis militant depuis 1985 (la double appartenance est possible) et ISO (International Socialist Organisation), plus léniniste. Pendant 50 ans, nous avons tenté de construire des partis indépendants. D’autres ont tenté de réformer le Parti démocrate et nous avons tous échoué. Le paysage politique ne changera pas fondamentalement tant qu’il n’y aura pas de grands affrontements de classe. Mais, dès aujourd’hui, pour construire les mouvements sociaux et un nouveau syndicalisme, le rôle des militants politiques socialistes est essentiel.
Propos recueillis, le 28 juin 2018, par Virginia de la Siega et Henri Wilno
- 1. Le Nouveau populisme américain. Résistances et alternatives à Trump, Syllepse, 288 pages, 20 euros.