Dans le numéro précédent de notre revue nous relevions que Macron, invité de Trump à la Maison Blanche, ressemblait terriblement à une sorte de « toutou en laisse »… « Rapport de forces oblige » : c’est-à-dire ? L’impérialisme français est-il vraiment si faible ?
Impérialistes, la bourgeoisie française, ses grandes entreprises, son Etat, le sont et le restent sans conteste. Ils profitent allègrement de la mise en coupe des richesses et des travailleurs du globe, non sans user, parfois, de pressions financières, économiques, militaires, contre les sociétés qu’ils veulent faire plier et assujettir à leurs intérêts.
L’impérialisme français est peut-être aussi celui qui montre le plus grand écart entre ses prétentions mondiales et ses moyens réels. Cet écart (que l’on pourrait chiffrer, même si ce n’est qu’un biais limité, par la baisse continue de ses parts dans le commerce international, le PIB mondial, etc.), les dirigeants français en ont d’ailleurs la plus vive conscience, et depuis longtemps, au moins 1945, puisqu’ils n’ont cessé depuis la fin de la guerre de construire des cadres internationaux susceptibles de démultiplier leur influence, aussi différents que l’Union européenne, la Françafrique ou l’alliance quasi inconditionnelle avec les Etats-Unis.
Mais si on considère les rodomontades chroniques des gouvernements français sur la scène du Moyen-Orient ces dernières années, on ne peut s’empêcher de penser que le roi est nu (en tout cas dans cette région du monde, car c’est certainement moins vrai en Afrique). Le Moyen-Orient, et singulièrement la politique de Trump dans la région, sont un cruel révélateur de cette faiblesse.
L’audace pas si folle de Trump
Le contraste est frappant entre les possibilités françaises et étatsuniennes. L’impérialisme américain doit certes composer avec le principe de réalité : il n’est pas tout-puissant. L’infernal bourbier irakien qui a suivi l’invasion de 2003, le grand affaiblissement consécutif de la position américaine au Moyen-Orient par rapport au triomphe de la Guerre du Golfe de 1990-1991, ont été pour lui une douloureuse piqûre de rappel.
Or Trump est-il en train, par mégalomanie, de refaire le coup désastreux de Bush en 2003 ? Alors même qu’il condamnait vigoureusement les expéditions militaires de ses prédécesseurs pendant sa campagne ? On en est quand même loin. Il y a en réalité rupture et continuité avec la politique d’Obama dans la région. Continuité car il s’agit autant que possible de poursuivre le désengagement militaire direct. S’il a dû y renoncer en Afghanistan, il tente de trouver une entente avec la Russie pour le faire en Syrie. Rupture, parce que dans « l’Orient » réputé « compliqué », il a préféré jouer à Alexandre le Grand et trancher le nœud gordien de son glaive, en reconfigurant toute la politique US autour d’un principe simple : il y a les amis et il y a les ennemis, point.
L’administration Obama, prise de court par la vague de révoltes dans le monde arabe en 2011, soucieuse avant tout de quitter l’Irak et de contenir l’instabilité de la région sans prendre trop de coups, avait quant à elle tenté une sorte de politique de « balance » entre les anciens régimes et les dictatures militaires bousculés d’un côté, et les Frères musulmans de l’autre, en signifiant qu’elle n’était pas hostile à l’arrivée de ceux-ci au pouvoir. Par ailleurs elle faisait un petit pas vers l’Iran, avec l’accord nucléaire iranien, et prenait de facto un peu de distance avec le grand allié saoudien.
C’est avec ce jeu complexe et prudent que Trump rompt brutalement. Il choisit d’aller à fond dans le durcissement de l’axe Etats-Unis-Israël-Arabie saoudite (et satellites dont les Emirats et l’Egypte). Et pour cimenter cet axe, quoi de mieux (outre des intérêts économiques considérables, un accord sur le prix du pétrole, des contrats d’armement gigantesques etc.) que de sonner le branle-bas contre un ennemi incarnant le « mal absolu », l’Iran ?
Est-ce une folie du point de vue des intérêts généraux de l’impérialisme US ? Cela n’a rien d’évident, tant qu’il ne s’agit pas d’aller faire la guerre directement à l’Iran. Le pari reste tout de même, pour l’instant, moins audacieux que l’agression de l’Irak en 2003, et dans la mesure où les menées des uns ou des autres ne finissent pas par dégénérer en conflit ouvert. Isoler à nouveau l’Iran comme « Etat paria », le déstabiliser, l’asphyxier économiquement, c’est-à-dire affamer son peuple, ne permettra sans doute pas, autant qu’on peut le juger, d’empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire (au contraire même). Cela permettra peut-être, à court terme, de l’obliger à reculer sur ses positions extérieures (au Yémen et en Syrie). Mais cela permettra surtout de ressouder les rangs de tous les ennemis de l’Iran autour du grand frère étatsunien, et d’entretenir une atmosphère belliciste hystérique, dont chacun des dirigeants boutefeux, Trump, Ben Salman, Netanyahou, comptent bien retirer de gros bénéfices en politique intérieure.
Trump, un loup pas solitaire
Evidemment, Trump, avec sa rhétorique un peu spéciale, pour ne pas dire tout simplement ignoble, donne un aspect très aventuriste à sa politique extérieure. Mais on aurait la mémoire courte en s’étonnant trop d’un supposé caractère inédit de la brutalité du président US. Après tout, il pioche à la fois dans l’arsenal de George Bush Junior (« l’Axe du mal ») et dans celui de Bill Clinton (le blocus impitoyable de l’Irak, bien plus criminel encore à l’égard des populations que les sanctions de Trump contre l’Iran).
Quant à savoir si Trump risque d’être « isolé » du fait de cette politique, l’idée prête à sourire, quand bien même elle serait souvent caressée par la presse européenne qui se console comme elle peut. Bien sûr, sa dénonciation de l’accord avec l’Iran rencontre l’opposition de presque tous les autres gouvernements impérialistes occidentaux, de la Chine, de la Russie, mais aussi celle des Démocrates à l’intérieur des Etats-Unis. Et elle fait partie de cette panoplie de décisions unilatérales de Trump qui bouscule les relations établies avec les « alliés ». Cependant, la notion d’isolement est quand même toute relative quand on dirige la première puissance économique, financière, militaire, du monde, clef de voûte de tout le système impérialiste mondial, quand sa politique de provocations renforce l’alliance des plus grandes puissances régionales du Moyen-Orient, quand tous les gouvernements arabes n’en ont strictement que faire des souffrances du peuple palestinien et quand, enfin, les gouvernements européens qui se disent « en désaccord » sont en réalité incapables d’avoir leur propre politique, et n’ont d’ailleurs guère de motivation pour faire de cette affaire un motif de grand « clash » avec l’allié américain.
Faiblesse européenne, veulerie de Macron
Les trois signataires européens de l’accord nucléaire iranien, Paris, Londres et Berlin, l’ont dit avec fermeté : eux ne sortent pas de l’accord. Eux le garantissent. Eux ne se laisseront pas dicter leur conduite par Trump… Mais le président Rohani, ne serait-ce que pour sauver sa peau en Iran, ne peut pas se laisser payer de mots. Il a été contraint de demander quelques garanties concrètes aux trois premières puissances européennes. Et il ne les a pas obtenues. Les Etats européens continueront-ils de commercer avec l’Iran ? D’y investir ? A ces questions les gouvernements français, allemand et britannique n’ont répondu que par des paroles en l’air et des fanfaronnades.
La loi étatsunienne prévoit de « punir » non seulement les entreprises US mais aussi toutes les entreprises étrangères qui feraient des affaires avec l’Iran, du moment qu’elles utilisent le dollar, ou des composants fabriqués aux Etats-Unis, ou des brevets US, ou tout simplement qu’elles ont des activités commerciales ou financières sur le sol des Etats-Unis. Macron s’est indigné, Merkel s’est indignée, Bruno Lemaire a bombé le torse : « Les Etats-Unis n’ont pas à être le gendarme économique de la planète ».
On allait donc voir ce qu’on allait voir. Et on n’a rien vu. Au sommet européen de Sofia début juin, les Macron et autres Merkel ont réaffirmé leur « détermination ». La Commission européenne a donc dégainé une « loi de déblocage » qui « autorise » du point de vue du droit… européen, les entreprises à ne pas se sentir concernées par cette loi étatsunienne. Ce qui leur fait une belle jambe ! Quelle multinationale française ou allemande prendrait le risque de se voir écartée du marché US pour pouvoir continuer de vendre en Iran ?
Macron a lui-même donné la fiche de lecture dans un couloir (dixit le Monde) : « On ne forcera pas les entreprises à faire ce qu’elles ne veulent pas faire […], il faudra voir plutôt du côté des petites entreprises ». Comprenez : les multinationales, impliquées fatalement avec le marché et la finance américaines, ne voudront pas prendre de risques. On les comprend, et on ne leur fera pas plus de remontrances que lorsqu’elles licencient. Les entreprises ne pouvant pas être obligées à faire ce qu’elles ne veulent pas faire (enfin, si, par Trump), les multinationales ont comme prévu annoncé qu’elles se pliaient à la nouvelle politique US.
Airbus a ainsi renoncé à d’énormes commandes d’avions. PSA se retire de son premier marché extra-européen (plus de 400 000 véhicules vendus l’année dernière). Total renonce à l’exploitation d’un important champ de gaz. Quelques jours après son envolée médiatique, Lemaire, un peu redescendu, déclarait donc que « la plupart des entreprises françaises ne pourra [sic] pas rester dans le pays ». Quant aux PME… Téhéran ne peut même pas trop compter sur cette petite monnaie. Car une PME européenne qui n’aurait ni client ni fournisseur aux Etats-Unis doit tout de même se trouver des financements auprès de banques européennes, qui elles-mêmes n’ont absolument aucune envie d’être sanctionnées aux Etats-Unis ! L’exemple de BNP Paribas est d’ailleurs encore tout frais pour leur rappeler la prudence, puisque celle-ci vient « d’accepter » (en plaidant coupable devant le tribunal) de payer aux autorités étatsuniennes une amende de 8,9 milliards de dollars pour avoir violé l’embargo contre l’Iran, Cuba et le Soudan.
Un crash test humiliant
Les autorités financières modélisent parfois des « crash tests » pour évaluer la solidité des banques face à d’hypothétiques chocs économiques. La politique de Trump au Moyen-Orient est un crash test fort humiliant pour cette « grande puissance » qu’est la France, et pour les « puissances » européennes en général.
Isolées, elles semblent démunies pour faire vivre, au moins dans cette région du monde, pourtant si stratégique pour elles, une politique qui serait différente de celle des Etats-Unis et plus profitable aux intérêts de leurs capitalistes et de leurs entreprises. Même ensemble, dans le cadre « européen », elles sont désunies. Car la moitié des gouvernements européens n’ont pas la moindre envie de contrer Trump et de se laisser dicter leur conduite par Macron et Merkel. Pologne, Hongrie, Tchéquie, etc. : ces pays, par ailleurs en grand désaccord sur bien d’autres sujets avec le « couple franco-allemand », préfèrent comme on sait acheter des F16 plutôt que des Rafale.
Déjà, à l’époque de la guerre contre l’Irak en 2003, ils avaient soutenu les Etats-Unis, tout comme le Portugal, l’Espagne et la Grande-Bretagne. Chirac, s’imaginant sans doute maître de l’Europe, s’était exclamé qu’ils avaient « perdu une bonne occasion de se taire ». Ils ne se sont pourtant pas tus et ont continué d’acheter des F16. On peut en plus estimer que Trump leur a tellement fichu la trouille au moment de son élection, par sa volonté de rapprochement avec la Russie et l’évocation du désengagement US du parapluie de l’OTAN sur ces pays, qu’ils sont sous la pression de cette menace et se montrent d’autant plus conciliants avec l’occupant de la Maison Blanche, dont ils partagent souvent par ailleurs la rhétorique nationaliste et raciste. Les plus fayots ont même fait l’effort d’envoyer des représentants à l’inauguration de l’ambassade US à Jérusalem…
L’Union européenne est un géant économique et un nain politique. Travaillée par ses contradictions, par les divergences d’intérêts politiques et économiques entre ses capitalistes, entre ses Etats membres, dénuée d’un gouvernement qui puisse arbitrer, trancher, décider une politique cohérente, elle n’est pas près de grandir. Et si la construction européenne a permis aux capitalistes français ou allemands d’étendre leur terrain de jeu (de prédation), leurs marchés et leurs possibilités d’investissements, les « petits » Etats membres ne sont pas pour autant les vassaux de Paris et de Berlin, et ne leur offrent donc pas la « démultiplication de puissance » tant attendue.
Voilà les rapports objectifs, qui font qu’en donnant son coup de gourdin sur les crânes iraniens, le loup fort peu solitaire Trump en a profité pour coller au passage deux-trois baffes à ses amis et alliés européens. Un petit plaisir qu’il n’est d’ailleurs pas le premier président US à s’offrir.
Quand il ne reste que l’honneur… vendons-le !
Depuis la décision de Trump sur l’accord nucléaire iranien, Macron n’a donc pu que confirmer la veulerie qu’il avait déjà manifestée en allant visiter son « ami » Trump à la fin avril. A Washington, il s’était ridiculisé en disant qu’il n’y avait pas de plan B, avant de s’empresser… d’en proposer un, qui reprenait en fait les exigences de Trump, et dont personne ne pouvait donc vouloir, ni les Iraniens, ni Trump, puisque ce dernier cherchait avant tout des prétextes pour taper sur l’Iran et faire plaisir à ses alliés.
Au passage, Macron donnait alors du crédit aux éructations et aux revendications étatsuniennes, saoudiennes, israéliennes. Incapable de tenir sa propre ligne et de respecter réellement l’accord nucléaire, en le faisant respecter par les entreprises et le capital français, Macron propose maintenant aux Iraniens d’accepter, à nouveau, des « négociations » sur leur influence dans la région, sur les missiles, sur l’après 2025, donc toujours et encore sur les bases de Trump.
La baudruche de l’Elysée est même allée un peu plus loin dans l’abjection. D’abord en recevant très courtoisement Netanyahou, qu’il appelle son « ami Bibi », sans condamner ni les massacres de Gaza, ni les bombardements en Syrie. Mais en s’inquiétant, à l’unisson de « Bibi », des risques que l’Iran fait peser sur la stabilité de la région ! Puis en annonçant l’organisation d’une « conférence humanitaire internationale sur le Yémen », pour tenter de mettre fin à la famine et à la tragédie humanitaire en cours dans ce pays. Louable effort, s’il n’était fait en collaboration avec les principaux responsables de la tragédie en question, l’Arabie saoudite et les divers membres de la coalition militaire que celle-ci dirige dans ce pays, et sans la rébellion houthiste soutenue par l’Iran. Le grand affameur du Yémen, le dictateur saoudien Mohammed Ben Salman, sera ainsi la vedette de la conférence contre la famine…
Revoilà donc un président français qui nous rejoue la farce de la grandeur nationale : on se désole de la brutalité des alliés étatsunien, israélien, saoudien. On parle multilatéralisme, diplomatie, paix, droits de l’homme. Et on revient fatalement à l’essentiel, ce qui est à la portée d’une puissance impérialiste de second rang qui n’arrive pas à mener sa propre politique au Moyen-Orient, et qui pour préserver ses intérêts autant qu’elle peut, finit toujours par se vautrer dans le cynisme le plus total : gratter autant d’euros que possible aux monarchies du Golfe et aux dictatures militaires arabes, en leur vendant du béton et des armes.
De la posture morale hypocrite à la « realpolitik » la plus minable, la boucle est bouclée.
Yann Cézard