Publié le Jeudi 9 janvier 2025 à 12h00.

« L’Occident sacrifie des dizaines de peuples et de confessions »

Entretien. Le nouveau gouvernement en Syrie a reçu les ministres européens et semble avoir gagné la bienveillance des États occidentaux. La situation des Kurdes qui combattent pour leurs droits reste compliquée. Berivan Firat du CDKF (Conseil démocratique kurde en France) donne son point de vue.

Quelles conséquences la nouvelle situation en Syrie a-t-elle sur la résistance kurde ?

Il circule des informations contradictoires notamment autour du barrage de Tishrine, ce pont relie l’ouest et l’est de l’Euphrate, s’il tombe, il n’aura plus cette signification et les deux côtés seront occupés. Donc si la Turquie et l’ANS (Armée nationale syrienne) qui essaient d’accaparer ce barrage réussissaient, ils auraient en même temps le contrôle de la route internationale reliant l’Irak à la Syrie. Si elle est occupée, Kobané sera encerclée et menacée de Raqqa à Jizir. Ce serait vraiment un désastre pour nous les Kurdes. Cela fait plus de 10 jours maintenant qu’il y a des attaques constantes de la Turquie appuyées par les drones turcs. Et malgré cela, la résistance continue. La Turquie s’est ramassée une énorme claque. Il y a plus d’une centaine de corps de djihadistes morts dans les affrontements qui ont été laissés sur place. Les Kurdes, les FDS (forces démocratiques syriennes), il faut bien le souligner, ont réussi à résister. Contrairement à l’attente de tout le monde. Tout le monde pensait qu’en un ou deux jours la résistance kurde allait tomber. Les agressions ne se sont pas terminées, donc la résistance continue. Pour l’instant, les Kurdes ont l’avantage malgré la supériorité aérienne de la Turquie. Cela fait des années que la Turquie bombarde, moins Kobané que les autres endroits, mais bombarde les infra­structures, les civilEs et tout ça. Et cela, dans les silences complices de toutes et tous. Kobané a été plusieurs fois bombardé avec des drones, qui larguent directement des bombes, donc qui font des victimes. Il y a eu des attentats ciblés. 

Il y avait une duplicité politique. Quand la Turquie bombardait, quand la Turquie massacrait les Kurdes, à part dire nous sommes fort inquiets et extrêmement préoccupés, c’était tout ce qu’il y avait comme réaction. La Turquie continue à rester un allié important pour l’Occident, bien qu’elle soit le représentant des terroristes, du terrorisme international. On peut le dire comme ça, maintenant qu’on a réhabilité les terroristes, les coupeurs de têtes.

Tu veux parler des nouveaux dirigeants de la Syrie qui ont chassé Bachar Al-Assad…

On leur a mis un costume, on leur a taillé la barbe, et du jour au lendemain, ils sont devenus des ministres, des représentants de l’armée. Par exemple parmi eux, il y a celui qui a ouvertement tué, qui a mutilé, qui a violé Hevrin Khalaf, qui était la co-présidente du Parti de l’Avenir de la Syrie, une toute jeune femme kurde, qui a été assassinée. Aujourd’hui, sans aucune gêne, il est l’un des représentants du nouveau gouvernement de transition de Syrie. Joulani, il a des dizaines de morts, des dizaines de décapitations derrière lui. Ça ne gêne personne en Occident. 

Alors que l’Occident considère toujours le PKK comme terroriste…

Par contre, une organisation comme le PKK, qui n’a jamais directement visé les civilEs, qui combat avec une armée régulière et lutte pour ses droits, pour le droit du peuple kurde, est toujours considérée comme terroriste. Ce qui est le plus tragique, ou tragi-comique, c’est que ces individus qui ont été amenés à la tête du gouvernement de transition syrien, n’étaient pour la plupart pas des Syriens. En une nuit, ils ont été naturalisés pour pouvoir rester là. Il y a des Ouzbeks, il y a des Ouïghours, il y a des Français, des gens de toute origine qui ont massacré des gens pendant des décennies, qui ont enlevé les femmes Yézidis. 

Lors de la visite du ministre français, Joulani l’a salué à bout de doigts. La ministre allemande n’a pas été saluée. Donc il y a ce dégoût, ce rabaissement de l’Occident qui est flagrant, mais pour soi-disant éviter un flux de réfugiéEs, pour soi-disant la stabilité de la Syrie, surtout pour contrecarrer l’Iran, l’Occident sacrifie des dizaines de peuples et de confessions, les condamne à vivre dans le traumatisme, dans la peur d’être d’une seconde à l’autre décapités, violées, enlevées. 

C’est l’Occident qui donne des leçons de morale au monde entier qui a validé ces gens-là, qui les a réhabilités. Alors que les Kurdes, qu’on a longtemps considérés comme les ­combattantEs pour l’avenir de l’humanité (mais c’était surtout parce qu’on mourait bien pour les intérêts de l’Occident), sont toujours niéEs. La Cour de cassation belge, si je ne me trompe pas, avait décidé que le PKK n’était pas une organisation terroriste, mais un mouvement armé né d’un conflit interne, notamment avec la Turquie. Pourtant, on somme les militantEs du PKK qui sont alléEs combattre contre les djihadistes, qui sont alléEs mourir là-bas (dont mon fils) de quitter la Syrie parce qu’ils n’ont pas la nationalité syrienne, ne sont pas des citoyenNEs syriens. 

Mais les djihadistes, on les a naturalisés en une nuit. On nous interdit de rester sur nos terres, puisque pour nous, Kurdes, les frontières sur le territoire kurde, on ne les a jamais acceptées. Que ce soit au Rojava côté syrien, au Rhojelat côté iranien, au Bachour côté irakien ou au Bakour côté turc, c’est le territoire kurde, sur lequel les frontières sont venues s’installer.

Ce nouveau gouvernement syrien, ce n’est pas une bonne nouvelle…

On voit à quel point la realpolitik devient ridicule quand il s’agit des intérêts politiques et économiques, comme la nouvelle route de la soie qu’on veut construire en Syrie. Ce n’est pas pour protéger les peuples, ce n’est pas pour la stabilité de la Syrie, ce n’est pas pour l’avenir des Kurdes. Chacun est là pour protéger ses intérêts. 

La politique de duplicité de l’Occident envers les Kurdes continue. Les Kurdes, à qui on a voulu imposer une reddition, c’est-à-dire rendre les armes d’une façon ou d’une autre, continuent à garder les armes. Les forces démocratiques syriennes continuent à résister, à mener des débats avec ces individus qui sont les représentants de la Syrie. Pour nous, la résistance continue et va continuer. De toute manière, il n’y a pas d’alternative. C’est mourir à genoux ou mourir debout… pour avoir la victoire. 

En France, cela veut dire qu’il y a besoin d’encore plus de solidarité pour commémorer la mémoire des militantes et militantes assassinéEs et réclamer justice et vérité…

Tout à fait. Ces deux attentats politiques de 2013 et 2022 ne sont pas dénués de relations avec la situation internationale ou la situation des Kurdes. Ce n’est pas anodin de tuer des femmes d’une communauté qui, malgré un projet progressiste, est assez patriarcale et féodale. L’honneur de la femme est extrêmement important. Donc on a voulu mettre les Kurdes à genoux.

En 2013, le parquet antiterroriste a été saisi tout de suite de l’affaire. Dès les premiers instants du triple assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Dogan, Leyla Saylemez, le 9 janvier, on nous a parlé d’un règlement de compte interne, c’est-à-dire le PKK ou un groupuscule au sein du PKK qui aurait tué. Les choses se sont avérées différentes avec l’effort des journalistes et des personnes kurdes, qui sont allés creuser sur le terrain, pour trouver les vidéos quand l’individu rentre et sort de l’immeuble. Après, il y a eu un message d’ordre d’assassinats qui avaient été commis par trois individus des services secrets turcs. Après, il y a une cassette audio qui prépare les assassinats qui a été éditée. On a montré qu’il y avait les services secrets turcs derrière. 

Pour les assassinats du 23 décembre 2022 d’Evîn Goyî (Emine Kara), Mîr Perwer, Abdurrahman Kizil, nous savons que l’homme qui a tué n’est pas un type lambda — il a toutes les caractéristiques d’un agent missionné. Par qui ? la Russie ? La Turquie ? Les djihadistes ? Les pistes sont nombreuses. C’est un homme derrière lequel il y a des forces qui ont prémédité, qui ont préparé, qui ont fomenté ce triple assassinat, surtout qui ont visé la tête du mouvement des femmes kurdes, Emine Kara. Ce n’est pas rien. La première fois, on vise une des cofondatrices du pays. La deuxième fois, on vise la militante du mouvement des femmes kurdes, la responsable. On ne vient pas tuer Emine Kara par hasard. En 2022, le parquet antiterroriste n’a pas été saisi.

Jeudi 9 janvier, il y aura une marche blanche en souvenir des militantEs assassinéEs. Le soir à 18 h 30 à la mairie du 10e arrondissement, il y aura un débat avec des avocats et des militantes du mouvement des femmes kurdes. 

Samedi 11 janvier, à Gare du Nord à partir de 10 heures, nous donnons rendez-vous à tous celles et ceux qui le veulent pour une grande marche « Vérité et Justice » qui est semi-européenne. 

Nous avons plus que jamais besoin de la solidarité de nos amiEs pour parler de ce que vivent les Kurdes, les Halévis, les Druzes, et toutes les minorités martyrisées en Syrie. 

Propos recueillis par Fabienne Dolet, le 4 janvier 2025