Publié le Samedi 4 février 2012 à 12h28.

Maroc, élections et crise

Le 25 novembre 2011, le mouvement d’abstention et de boycott a été très majoritaire dans les élections législatives, sans compter la part des votes blancs (20 %). La question qui se pose est la signification de la victoire relative du Parti de la justice et du développement.

Depuis le début de la décennie, aux différentes échéances électorales le peuple a boudé les urnes, le 25 novembre représentant un pic dans cette évolution. Il y a en réalité un rejet massif, structurel, de la classe politique perçue comme servile et corrompue. La monarchie a su édifier un pluralisme formel où les partis sont en réalité gouvernés et matériellement intégrés à l’appareil d’État qui assure directement ou indirectement leurs conditions d’existence. Les oppositions entre partis, d’une manière plus définitive depuis l’intégration de l’opposition historique dans les années 1990, relèvent de la « lutte des places », l’accès à des postes permettant de consolider ou d’accaparer des positions économiques et des privilèges matériels. Les partis, et plus encore les élections, ne sont pas l’expression, même déformée et indirecte, des intérêts sociaux contradictoires. Par ailleurs, tant le découpage des circonscriptions que le mode de scrutin uninominal à un tour excluent la formation d’un parti majoritaire et contraint à des alliances entre courants en apparence éloignés. Les élections à différents niveaux sont une forme d’allégeance et de cooptation des élites au service d’une monarchie qui règne et gouverne aussi bien à l’intérieur des institutions représentatives qu’indépendamment d’elles. Ces partis ne peuvent être dotés d’une autonomie politique et idéologique et encore moins d’initiatives indépendantes.

Que signifie dans ce contexte la « victoire » du Parti de la justice et du développement ?

La victoire du PJD est très relative, il n’a recueilli que 14 % des voix de la population en âge de voter. Le PJD est apparu comme le parti le moins discrédité. De création relativement récente (1996), il n’a jamais exercé de responsabilité gouvernementale. Il est apparu comme une force d’opposition prenant le relais historique de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et siphonnant une grande partie de sa base sociale (et celle de l’Istiqlal). Identifié comme un parti anticorruption, prônant la moralisation de l’économie, faisant preuve d’un populisme social et religieux, il a su cristalliser autour de lui des secteurs des classes moyennes mais aussi une base populaire. Sa campagne reprenait les thèmes de lutte contre la cherté de la vie, l’augmentation des salaires et des retraites, la lutte contre le chômage et la corruption, faisant écho aux luttes de ces derniers mois.

Mais l’élément majeur, qui explique le « succès », a ses racines dans la conjoncture politique : le parti favori du roi, le PAM (Parti de l’authenticité et de la modernité) est sorti laminé de la contestation de la rue. Critiqué ouvertement, le PAM qui devait être la colonne vertébrale d’une large recomposition politique favorisant un parti de masse clientéliste s’est effondré comme un château de cartes. L’équation politique et électorale ne pouvait se réduire à reconduire les partis institutionnels classiques discrédités et à prendre le risque d’une confrontation politique radicalisée avec le mouvement populaire. Il fallait faire semblant d’opérer un changement. Le PJD avait aussi l’avantage de coller à l’air du temps, la montée conjoncturelle de partis islamistes conservateurs dans un contexte de redéfinition de la stratégie impérialiste dans la région et de faiblesse des alternatives de classes.

Il a surtout l’avantage de pouvoir concurrencer la base sociale de la principale opposition islamiste, présente jusqu’à alors dans le Mouvement du 20 Février : Justice et Bienfaisance. Cette dernière vient d’annoncer son retrait de la mobilisation. Cette décision procède d’un arrangement avec le pouvoir, qui a sans douté décidé de donner des gages d’ouverture politique envers cette association tolérée mais non reconnue et qui aspire à devenir un parti politique. Il s’agit d’un succès certain du pouvoir qui neutralise la principale force organisée et de masse du pays. Mais un succès prévisible pour ceux qui, à gauche, n’ont jamais cru à la volonté d’une rupture radicale avec le régime de la part de cette mouvance.

Le pari incertain de la monarchie

Le nouveau gouvernement regroupera, en effet, des membres de l’Istiqlal, parti bourgeois monarchiste d’origine nationaliste, du PPS (ex-communiste), du Mouvement populaire, parti lié aux grands propriétaires, c’est-à-dire un gouvernement qui n’a rien de nouveau, dominé par des partis serviles. Symboliquement d’ailleurs, le roi a nommé le secrétaire général du PJD, non pas dans la capitale, mais à Midelt, petite ville où un élu PJD a été arrêté pour corruption. Sans attendre la formation d’un nouveau gouvernement et l’aval du conseil des ministres, comme le prévoit la nouvelle constitution, il a nommé plusieurs ambassadeurs et intégré la figure de proue du PAM comme conseiller dans le cabinet royal qui est en réalité le seul gouvernement effectif. Une manière de rappeler qui décide. Par ailleurs, le gouvernement à venir ne sortira pas du cadre établi par les classes dominantes: la mise en œuvre de politiques d’austérité, d’ouverture continue aux exigences de la mondialisation capitaliste et le respect des intérêts de la famille royale et des grandes fortunes. Il n’y aura pas l’ombre de mesures sociales au-delà des promesses électorales. À plus forte raison dans un contexte où la crise du capitalisme mondial pèse notamment au cœur de l’Europe, principal partenaire économique et financier du Maroc. En réalité la monarchie abat sa dernière carte institutionnelle. Le temps des reformes octroyés est achevé.

Il n’y aura pas de chèque en blanc, ni de trêve sociale

Les manifestations de masses qui ont précédé et suivi les élections témoignent de ce refus d’un gouvernement octroyé. Le sort général du PJD sera le même que celui de tous les partis d’opposition qui ont accepté les règles du jeu : une makhzenisation et corruption qu’aucun langage populiste ou religieux ne saura masquer. Au Maroc, la monarchie gouverne indépendamment mais aussi à travers les partis et les corrompt jusqu’à la moelle. Le PJD ne fera pas exception. Dés lors l’absence de changement même partiel risque de produire l’effet inverse : un détachement de sa base populaire, des contradictions ouvertes au sein de ce parti qui voit coexister une aile plus radicale et l’aile légaliste, un basculement d’un secteur « attentiste » de l’opinion hésitant encore à rejoindre le camp de la contestation. En réalité, l’illusion de la possibilité d’un changement par les urnes et les institutions n’a plus de prise sociale.

Un pouvoir en difficulté

Il s’agit pour lui d’essayer de maintenir un bloc social et gouvernemental qui sert temporairement et partiellement d’écran et d’amortisseur de la crise politique de la façade démocratique. Il espère ainsi gagner du temps et gérer les tensions au coup par coup. Sa hantise première est que les contestations sociales finissent par rejoindre la contestation politique initié par le M20F, que le front bureaucratique du « dialogue social » se lézarde au profit d’une montée des luttes ouvrières, que des secteurs de la classe moyenne encore attachés au jeu institutionnel basculent ou sortent de leur neutralité. Les éléments sociaux et politique d’une contre-hégémonie s’appuyant sur un mouvement populaire conscient de sa force collective et s’orientant vers une contestation ouverte du pouvoir du roi existent dans la situation, mais rien ne vient pour le moment cristalliser une crise ouverte. Sans doute, le retrait des islamistes de Justice et Bienfaisance va impacter temporairement le caractère de masse des mobilisations mais on ne peut ignorer la profondeur du ras-le-bol et de la crise sociale. Il existe un lent embrasement qui cherche sa voie et tout peut servir de détonateur dans les temps à venir : une mesure gouvernementale impopulaire, une répression de masse qui tourne mal, l’explosion sociale dans une région ou une ville d’importance.

Le défi posé au Mouvement du 20 Février (M20F)

La tâche qui est désormais devant le M20F est de passer d’un mouvement populaire faisant pression sur le pouvoir pour satisfaire des revendications démocratiques et sociales, en mouvement qui catalyse une lutte plus globale pour le renversement de la dictature. Cette transformation nécessitera encore de longues luttes à l’intérieur et à l’extérieur du M20F pour qu’émergent des possibilités de convergences concrètes entres les différents secteurs sociaux dans l’action, ainsi que l’impulsion de luttes offensives dans le monde du travail dans la perspective d’une grève générale s’articulant à une lutte démocratique de masse résolue. D’autant plus que la fin des réformes et le retrait des islamistes sera le prélude d’une répression massive et ascendante qui nécessitera de la gauche radicale une politique, non pas de retrait défensif, mais une volonté politique pour préparer les conditions d’un affrontement de masse, seule condition pour transformer les rapports de forces et mettre à l’ordre du jour la chute du régime.

Chawqui Lotfi et Aziz Mouhib

pour Alternative socialiste