A en juger par les informations de la presse à grande diffusion, le nord du Mali est exclusivement habité par une ethnie jusque-là inconnue, les jihadistes, qui se réclameraient d’un ancêtre commun, Oussama Bin Laden, et auraient pour blason transnational un scalp d’otage exécuté en direct à la télévision. Les « soldats de Dieu » auraient ainsi complètement supplanté la population originelle de cet autre « Quart vide », aujourd’hui empli de bruits de bottes et, faut-il le dire, de cris de suspects exécutés par l’armée malienne qui passe « finir le travail » derrière sa consœur française.
Pourtant, les habitants majoritaires de ce territoire - où, dit-on, il y aurait du pétrole et de l’uranium mais où, pour l’instant, il n’y a que du sable, de la pierraille et des acacias rabougris - ne se sont pas évaporés comme par enchantement. Dans l'erg de l'Azaouad ou l'Adrar des Ifohgas comme dans leurs multiples diasporas intérieures et extérieures, ils observent les sanglantes hostilités entre deux forces se disputant ce qui ne leur appartient qu’à eux. Leur nom est de moins en moins cité lorsqu’on évoque la guerre dans leur pays. Il n’a pas pour autant disparu. Ils s’appellent les Touaregs, autrement nommés les « hommes bleus » par les Français qui, après les avoir « pacifiés », se sont laissés aller à une exotique fascination pour l’indigo de leurs chèches et de leurs visages. Et depuis le début du 20e siècle, aucune adversité n’a eu raison d’eux: ni l’occupation coloniale, ni la politique répressive du régime malien (absurde et tardive vengeance contre leurs aïeux qui semaient la terreur sur les rives du fleuve Niger), ni, enfin, les terribles sécheresses des années 1970 et 1980.
Ces informations élémentaires sur les Touaregs maliens sont rarement rappelées dans la presse à grande diffusion. Et quand elles le sont, elles sont enfouies sous les longs comptes-rendus de l’intervention de l’armée française, servis par son état-major à des journalistes ainsi embedded à distance. Résultat: un an après l’éphémère sécession de l’« Azawad », ce peuple est le grand oublié d’un conflit qui le concerne au premier chef. On ne parle presque plus de lui qu’à travers des noms d’organisations militaires: Ansar el Dine, qu’on qualifie d’« islamiste », le Mouvement islamique de l'Azawad, qui en est issu, et leur frère-ennemi « laïque », le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Outre qu’elles le réduisent à l’image stéréotypée de ses ancêtres dans l’historiographie coloniale, celle d’irascibles et cruels guerriers, ces étiquettes nébuleuses lui dénient implicitement toute unité qui justifierait qu’on écoute ses représentants ou négocie avec eux. Les Touaregs maliens sont pourtant mille fois plus nombreux que les membres de ces groupes rebelles, et l’écrasante majorité d’entre eux sont trop pauvres pour s’offrir l’équipement standard du combattant saharien moderne, le 4X4 à double réservoir, le fusil AK 47 et le téléphone satellitaire Thuraya. Surtout, par-delà leurs clivages tribaux, sociologiques et économiques, ils sont unis par leur refus de cette sédentarisation forcée que leur propose Bamako pour toute « modernité » même s’ils ne sont pas tous, loin s’en faut, les séparatistes nihilistes que dénonce la presse « patriotique » malienne.
Une ségrégation continue contre les Touaregs maliens
L’ampleur de l’infiltration jihadiste dans le Sahel continue de voiler la responsabilité du régime malien dans le tournant violent qu’a pris l’affirmation politique touarègue. Et avec l’intervention militaire française, l’origine du conflit dans le nord du Mali se perd dans les descriptions circonstanciées des assauts des hélicoptères de combat contre les colonnes de pick-up islamistes dans le désert. Dans le meilleur des cas, on la fait coïncider avec la naissance du Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA), en 1990. Or, la vérité est que l’indépendance malienne, en 1960, n’a pas mis fin aux actes de violence politique, économique et symbolique contre les Touaregs: de longs siècles durant, ils avaient transhumé dans l’immense espace saharien, les voilà enfermés, au nom de la « sédentarisation », derrière d’étroites frontières « nationales » et néanmoins héritées de la colonisation. L’occupation française avait sapé les fondements de l’économie traditionnelle touarègue, l’élevage camelin, le commerce caravanier - et, accessoirement, les « razzias » contre leurs voisins sédentaires ; le nouvel Etat malien l’a achevée, réduisant des centaines de milliers d’êtres humains à une hypothétique survie, dans la contrebande, l’émigration ou le mercenariat au sein de la « légion islamique » du colonel Kadhafi.
Qui se souviendrait, dans ce vacarme belliciste sur les villes libérées et les jihadistes abattus, que les rébellions du Mouvement national azawad ont pour cause la ségrégation économique et culturelle à l’endroit des Touaregs maliens ? Et qui rappellerait que si les autorités maliennes ne se soucient pas de « développer » le Nord, c’est aussi par manque de moyens ? Si l’Europe avait délié les cordons de sa bourse de l’« aide internationale », la lutte entre les insurgés touaregs et le gouvernement central, qui a fait de ce territoire une île ouverte aux vents intégristes, aurait probablement pris fin par les moyens politiques. Les opérations militaires françaises pour la « sauvegarde de l’unité territoriale du Mali » coûtent 400.000 euros/ jour selon les plus basses estimations, soit 22 millions d'euros du 11 janvier au 6 mars 2013. L’aide du Fonds européen pour le développement (FED) au Mali ne représente que 100 millions d’euros par an. Les chiffres sont éloquents. Ils parlent d’eux-mêmes.
Vers un plus grand enracinement local du jihadisme ?
On évoque, certes, de temps à autre, le nécessaire « développement économique du Nord du Mali » mais on ne demande pas leur avis à ses populations (qu’elles soient touarègues, arabes ou peules) sur les relations qu’elles aimeraient avoir avec le gouvernement central après la fin de cette « guerre de libération » d’un genre nouveau. Il n’est pas insensé de penser que l’intervention française ne vise pas seulement à empêcher l’extension de la subversion intégriste au Niger, riche en uranium, et au Tchad, porte orientale de la « Fraçafrique », mais aussi, dans la même visée stratégique, à reconquérir ce territoire au bénéfice de Bamako, autrement dit, aux dépens des Touaregs. Les exactions de l’armée malienne, pour l’instant, ne prennent pour cible que les présumés islamistes et leurs présumés collaborateurs ; elles n’épargneront pas à l’avenir les « laïcs » du MNLA car on n’oubliera pas facilement que ce sont eux qui ont proclamé l’« indépendance de l’Azawad » le 6 avril 2012. Les assurances de Laurent Fabius quant à la volonté des autorités maliennes d’« entamer un dialogue avec toutes les populations, notamment celles du Nord » n’engagent que Laurent Fabius, certainement pas la junte au pouvoir (réel) dans la capitale malienne.
Tout se passe comme si, dans le feu de cette bataille anti-jihadiste, on préparait les funérailles des revendications azawades, avec la complicité de grandes puissances qui, au Kosovo comme au Kurdistan, mobilisaient leurs armées - et des budgets colossaux - au nom de la protection de peuples opprimés par des Etats centraux répressifs. Si la réoccupation chauvine du nord du Mali (ponctuée de massacres chirurgicaux dont presque personne ne parle sinon Amnesty International) est menée à son terme, elle pourrait provoquer une plus grande radicalisation de l’affirmation politique targuie. Elle pourrait même déboucher sur un plus profond enracinement local du « jihad saharien » qui prendrait la forme d’un renforcement des organisations touarègues se réclamant de l’islamisme. Une telle éventualité est d’autant moins à écarter que les groupes islamistes armés ont réussi assez facilement à marginaliser le MNLA pour se poser en seigneurs quasi-absolus du territoire azawad. Aussi regrettable que cela puisse être, il n’est pas exclu que pour les Touaregs, grands absents des arrangements entre Paris et Bamako, les islamistes autochtones deviennent des… symboles de résistance. Comme, en Afghanistan ces archaïques Talibans, qui, douze ans après le début de la « guerre contre la terreur », arrivent encore à frapper au cœur de Kaboul.