Publié le Lundi 15 juin 2015 à 08h55.

Notes sur l'impérialisme moderne

Encore aujourd'hui la question de l'impérialisme est l'objet de débat incessants entre théoriciens marxistes, entre chercheurs. N'étant ni l'un ni l'autre, je ne peux qu'être de la plus grande prudence face à cette discussion. Ceci étant, un certain nombre d'éléments me semblent devoir être rappelés, même de façon tronquée (ce papier est déjà très long).

D'où ces notes, qu'il faut prendre comme un premier essai et dont j'admets par avance qu'il doit encore contenir des imperfections. De toutes façon, à la relecture, un travail beaucoup plus fouillé (!) me semble incontournable.

L'impérialisme dans l'Histoire

De quoi parle-t-on ?

Dans son essence, l'impérialisme, c'est le capitalisme au stade des monopoles, cristallisé au tournant du XX° siècle et succédant au capitalisme de libre concurrence en vigueur au XIX° siècle. C'est à cette étape que le rôle pris par les banques devient manifeste, de même qu'on assiste à la montée du colonialisme. 

Dans son Impérialisme, Lénine fournit la définition suivante de cette époque du mode de production capitaliste :

  1. Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique.
  2. Fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce "capital financier", d'une oligarchie financière.
  3. L'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, prend une importance toute particulière.
  4. Formation d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde.
  5. Fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes.

Et il précise :

« L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes ».

Au-delà, il faut insister sur ce passage décisif :

« Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu de tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le caractérisent comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant. C’est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme : la création d’un Etat-rentier, d’un Etat usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la "tonte de coupons" ». 

A l'heure de la « mondialisation », ces lignes semblent visionnaires.

Questions ouvertes

Ceci étant, ce texte n'est pas une bible.

C'est un fait que le «partage du monde» ne se présente plus de la même façon. Sous l’effet de la vague révolutionnaire de la l’après-guerre, de la révolution coloniale, en Afrique, en Océanie et dans nombre de pays d’Asie, les pays de ces continents sont devenus des pays semi-coloniaux disposant d'une indépendance politique plus ou moins formelle. 

Par ailleurs, l'époque de l'impérialisme, c'est aussi celle de l'essor du capital fictif (le processus prend de l'ampleur dès les années 20, on y reviendra) :

« Ce que Marx désigne comme le capital fictif consiste dans les divers titres, tels les actions émises par les entreprises en contrepartie de participations au financement de leur capital réel, et les obligations émises par les entreprises et les organismes publics en contrepartie des prêts qui leur sont consentis. Ces titres circulent comme des marchandises en bonne et due forme sur un marché spécifique, le marché de la finance, distinct du marché où se transigent les marchandises réelles. Leurs prix fluctuent sur ce marché et sont fixés selon des lois qui leur sont propres « renforçant l’illusion qu’ils constituent un véritable capital à côté du capital qu’ils représentent » (K, VII, 129). Les transactions financières, portant sur des titres, finissent par rendre invisible le processus qui est à l’origine des dividendes et des intérêts qui en sont les revenus. « Ainsi, il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital et l’idée d’un capital considéré comme un automate capable de créer de la valeur par lui-même s’en trouve renforcée » (idem) »1

Or Lénine ne souffle mot de la question, ce qui est d'ailleurs compréhensible. Son texte doit donc être pris comme le point de départ d'une réflexion, demandant actualisation. La simple exégèse est impossible, en la matière.

L'époque « des guerres et des révolutions » (Lénine)

On sait le rôle pris par la concurrence dans le mode de production capitaliste. C'est elle qui le stimule et permet le développement des forces productives, en poussant à l'augmentation de la composition organique du Capital (C/V). Or ce qui est décisif, c'est que l'émergence du capitalisme monopoliste est une entrave au jeu de cette concurrence.

En d'autres termes, avant toute chose, l'impérialisme est l'époque de l'Histoire du capitalisme où la contradiction entre le caractère de plus en plus socialisé de la production et son mode d'appropriation privé atteint sa plénitude. 

Or comme l'affirme Marx dans un passage archi-connu :

« à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale »2.

L'impérialisme, c'est avant tout cela : une période où la révolution sociale est objectivement à l'ordre du jour.

Lénine ne disait d'ailleurs pas autre chose lorsqu'il parlait de l'impérialisme comme de l'époque « de la révolution socialiste internationale », celle « des guerres et des révolutions »3. La révolution russe, l'expropriation du Capital dans ce pays en fut la première manifestation.

Éléments vers une histoire de l'impérialisme

Jusqu'à 1945

L'impérialisme qui émerge au début du XX° siècle est sous domination britannique écrasante. Londres règne alors sur 440 millions d'habitants (393 dans ses colonies), alors que la France, alors fidèle allié des britanniques ne domine que 95 millions d'habitants et l'Allemagne, 77.

Dans les quarante années qui ont précédé 1914, 40 % de l'épargne britannique, qui représentait elle-même 25 % du PNB, étaient placés à l'étranger. A la veille de la I° guerre mondiale, c'est la moitié de son épargne nette que le Royaume-Uni investissait à l'extérieur. Certaines années, 82 % des émissions nouvelles à Londres étaient destinés au financement d'investissements étrangers4. La puissance militaire, maritime, britannique est aussi sans rivale. Appuyée sur l'étalon-or, la City de Londres est sans conteste la première place financière mondiale, la livre sterling le pivot du système monétaire international (l'étalon-or).

Mais au sortir de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne voit sa puissance considérablement amoindrie, alors que la montée en puissance de l'impérialisme US débute. Entre 1913 et 1929, la part britannique des exportations mondiales passe de 13 à 10,9 %, p. ex. Ainsi la jeune Internationale Communiste constate-t-elle alors que seule « l'aide » des États-Unis permit « de concilier les intérêts contradictoires de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne » lors du Traité de Versailles et de ses suites. 

Dans ces conditions, la crise de 1929 précipite le déclin. L'étalon-or est abandonné en 1931 ; la suprématie monétaire britannique est progressivement remplacée par celle du dollar.

Plus généralement, Trotsky constate dès 1926 que :

« Avant la guerre, l'Amérique était la débitrice de l'Europe. Cette dernière était, pour ainsi dire, la principale fabrique et le principal entrepôt de marchandises du monde. En outre, elle était, grâce surtout à l'Angleterre, le grand banquier du monde. Ces trois supériorités appartiennent maintenant à l'Amérique. L'Europe est reléguée à l'arrière-plan. La principale fabrique, le principal entrepôt, la principale banque du monde, ce sont les États-Unis »5.

Ce déclin allait se poursuivre. Au final, bien que le Royaume-Uni fasse partie des vainqueurs de 1945, il était virtuellement en faillite à cette date. Seul un prêt américain massif évita le défaut de paiement. Et en 1948, l'Empire colonial est quasiment démantelé : Inde, Ceylan, Birmanie, Palestine...

Dans une large mesure, donc, la période ouverte en 1919 et qui se termine dans le bain de sang de 1940-45 est celle où l'impérialisme britannique passe définitivement la main à l'impérialisme US.

L'impérialisme de Yalta (1945-1991)

La reconstruction

Au sortir de la guerre, l'impérialisme US émerge donc comme LA puissance impérialiste mondiale : 70% du stock d’or mondial est aux États‐Unis, qui représentent 50 % du PIB mondial... 

C'est sous sa direction (et avec ses crédits) que va se faire la reconstruction, en étroite collaboration (conflictuelle) avec le Kremlin et dans le cadre des accords de Yalta, du partage du monde entre impérialisme et bureaucratie.

Initialement, le plan était de limiter la reconstruction de l'Europe au minimum, voire de transformer l'Allemagne « en champ de patates » (plan Morgenthau). La montée des masses (elle va jusqu'à une guerre civile en Grèce, à la révolution yougoslave, etc.) va obliger l'impérialisme à dégager des ressources considérables. Ce sera le plan Marshall qui mobilisa des milliards de dollars pour la reconstruction capitaliste de l'Europe et de l'Asie (notamment du Japon). 

Rappelons quand même que la stabilisation ne fut rendue possible qu'au prix de l'expropriation du Capital d' de la planète (Chine, Europe de l'Est...), de conquêtes sociales considérables pour les prolétariats occidentaux...

En tout cas, on aboutit à un dispositif international où les diverses institutions internationales (ONU, OTAN...) sont dominées par Washington, qui devient le gendarme du monde (Indochine...).

Bretton Woods – l'étalon $

Sur le plan monétaire, les accords de Bretton Woods prévoyaient un système de change fixe basé sur le seul dollar, convertible en or (35$ l'once). Ils consacraient la prééminence du dollar (« as good as gold »), échangeable en or à tout moment. 24 des 36 milliards de $ de réserves d'or alors détenues dans le monde l'étaient dans les caisses de la Federal Reserve...

Le financement des importations à destination des USA se faisait donc par des bons du Trésor américain libellés en $, éventuellement convertibles en or. Les banques centrales occidentales virent rapidement leurs réserves se remplir de tels bons.

En tout cas, tant que les autres pays acceptaient d'accumuler des dollars, les USA pouvaient financer leur déficit en créant de la monnaie. « Une mine d'or gratuite pour les USA », écrit L. Gill... Il est vrai que seuls les USA pouvaient relancer l'économie mondiale.

Bretton Woods consacre donc la suprématie américaine sur le monde, le fait que seuls les États-Unis peuvent tirer la reconstruction capitaliste.

Les « trente glorieuses »

Taux de croissance de la productivité horaire

 

1870-1913

1913-50

1950-73

1973-98

Europe (12)

1,55

1,56

4,77

2,29

Japon

1,99

1,8

7,74

2,7

USA

1,92

2,48

2,77

1,52

Source :Roelandts – Dynamiques et contradictions des crises du capitalisme

Avec le recul, les « trente glorieuses » apparaissent comme une période exceptionnelle dans l’Histoire du capitalisme , marquée par des taux de croissance supérieurs à 5% dans les pays occidentaux (10% au Japon), et tirée par une amélioration indiscutable de la situation des masses.

Ces taux de productivité spectaculaires permettent aux capitalistes de tolérer des concessions sociales importantes : systèmes de Santé, d'Enseignement, indexation des salaires, assurances-chômage, etc. D'où une croissance forte, tirée par la consommation.

La vigueur de cette croissance crée des besoins de financement important, satisfaits par le système bancaire (d'où le terme d'économie d'endettement), sous contrôle étroit des États. Toute une série de règlementations tend en effet à garder sous contrôle l'activité du capital financier (contrôle des changes, séparation banques de dépôt/d'investissement, etc...), à maintenir des taux d'intérêt raisonnables. Dans certains pays dont la France, le secteur financier est d'ailleurs quasiment étatisé : la Banque de France et les quatre principales banques (1945), les onze principales compagnies d'assurance (1946).

1967-73 : Le système entre en crise

Remontée ouvrière...

En 1953, les grèves et émeutes de Berlin-Est démontrent à qui veut comprendre que le pouvoir de la bureaucratie stalinienne ne sera pas éternel. Puis il y aura la Pologne, Budapest...

Il y a aussi la révolution coloniale (Indochine, puis Cuba, l'Algérie, etc.), qui débute en fait dès l'après-guerre (la répression de Sétif et Guelma a lieu en 1945, en Indochine, la guerre de libération débute dès 1946). Puis ce sera la révolution cubaine (1958)...

Dans les pays impérialistes, le prolétariat renforce ses organisations propres (partis et syndicats) et conquiert de nouvelles positions (même si ce processus n'est pas linéaire) à partir des années 60. En France, De Gaulle s'avère incapable de mettre en place le régime bonapartiste « fort » pour lequel la bourgeoisie l'a porté au pouvoir en 1958.

Au milieu des années 60, la crise combinée de l'impérialisme et de la bureaucratie devient donc évidente. Comme on le sait, tout ceci va culminer en 1968, où le synchronisme de la grève générale française, de la guerre de libération en Indochine, de la révolution politique (Pologne, Tchécoslovaquie...) concrétisent l'unité de la révolution mondiale.

… et marche à la crise

On a vu que la reconstruction capitaliste de l'Europe n'avait pu se faire qu'avec les milliards de dollars du plan Marshall. Mais dans une large mesure, ces fonds servirent aussi à acquérir des bien américains – l'économie américaine servant de volant d'entrainement à tout le système. Or à partir de la fin des années 60, la balance commerciale US se dégrade, face à la réapparition de la concurrence européenne ou japonaise. 

Dans ces conditions, les banques centrales voient leurs réserves en $ gonfler considérablement. Leur convertibilité en or devient de plus en plus douteuse.

Formation des euro-marchés

Parallèlement, dès les années 50, un marché privé interbancaire se met en place. La création monétaire peut s'y faire sans entraves (contrôle des changes, existence de réserves, etc.). A l'origine, il y a la volonté des banques anglaises de travailler en $ pour faire face à la crise de la livre (1957)6. Mais rapidement, les trusts américains y voient une opportunité pour opérer hors de leurs frontières, donc de tout contrôle, et ce marché explose :

Année

Dimension (MM$)

Année

Dimension (MM$)

1952

2

1978

495

1960

4,5

1980

730

1973

160

1981

1018

1977

390

1982

1152

Source : Fr. Chesnais – Le mondialisation du Capital.

Ce marché va devenir un des lieux principaux de création monétaire (largement fictive), et indispensable au fonctionnement de l'économie US.

« Les euro-marchés ont internationalisé l’économie d'endettement(...). Leur formation est le premier pas, le plus décisif sans doute, d'un processus qui a placé les pays débiteurs du Tiers-monde d'abord, et aujourd'hui le système mondial comme tel sous la coupe du capital rentier »7

Le 15 août 1971 : fin de Bretton Woods

En 1971, la marée de dollars qui innonde le monde dépasse 53 milliards de $, plus que 5 fois les stocks d'or dont disposait alors le Trésor américain. La masse de dollars américains en circulation à l'étranger (les euro-dollars) ne peut continuer à être augmentée que si la possibilité de leur conversion en or est supprimée. 

Au final, en 1971, Nixon annonce la fin de cette convertibilité, ouvrant la voie à un système de changes flottants (accords de la Jamaïque, 1973). Les bons du Trésor américain peuvent désormais inonder le monde sans entraves. 

Une période d'instabilité monétaire et financière majeure s'ouvrait.

Les années 70 : crise généralisée du système

On le sait, la décennie 70 fut une période d'intenses lutte de classes, celle d'une crise conjuguée de l'impérialisme et du stalinisme. 

En Europe de l'Est, la résistance des masses au stalinisme se fait de plus en plus vive, à partir de la lutte des ouvriers polonais (1971). Dans le monde colonial, les peuples d'Indochine s'avèrent être en mesure, au pris d'immenses sacrifices, d'expulser l'impérialisme de cette région du monde.

Mais c'est sans doute en Europe occidentale que se situe le cœur de cette montée révolutionnaire. La Grande-Bretagne est le théâtre de luttes intenses qui aboutissent en 1973 à la chute du gouvernement Heath. La France, l'Italie sont le théâtre de luttes intenses qui déstabilisent les pouvoirs en place (le rôle des PC s'avère décisif pour maintenir le système en place). Le sommet du processus a lieu au Portugal, où une véritable révolution se déclenche en 1974, à la chute du régime salazariste. Pour un temps, le Portugal se couvre d'organes de type soviétique.

Au plan économique, le mieux est de citer G. Duménil et D. Lévy8 :

« Dans la crise des années 1970, les choses empirèrent considérablement pour les propriétaires capitalistes (actionnaires et prêteurs). Les taux d’intérêt réels tombèrent à quasiment zéro. Les profits étaient faibles et peu distribués en dividendes. Du fait de l'inflation, un énorme transfert de richesse se mit en mouvement en faveur des entreprises endettées. Au cours des années 1960, le 1% des ménages les plus riches des États-Unis possédait 35% de la richesse totale de ce pays. En 1976, ce pourcentage était tombé à 22% ».

Quant à l'inflation, le tournant de 1971 avait permis la multiplication des dollars sans la moindre entrave. Résultat : fin 1983, on dépasse les $450 milliards en circulation, près de 10 fois le montant en circulation en août 1971... A partir de 1976, le dollar dégringole pendant que le prix de l'or augmente à une allure vertigineuse. Il perd près de 30 % sur le mark entre 1976 et 1979, 35 % sur le franc suisse...

L'impérialisme s'avère obligé à un tournant sous peine d'effondrement.

1979-1991 : l'impérialisme reprend la main

1979 : le « coup d’État financier »

On a vu que le gouvernement US et la FED avaient maintenu jusque-là des taux d'intérêt faibles, tout ceci menant à un affaiblissement monétaire extrême. 

En 1979, il devient clair que la situation est intenable. En juillet, l'impérialisme tourne : Volcker, le nouveau directeur de la FED, redéfinit les priorités de la politique monétaire US. Face aux risques de dislocation du marché mondial, la priorité devient la lutte contre l’inflation, du processus de dépréciation du dollar. 

En conséquence, la FED relève le taux d’escompte (12%, un record) et, de là, le taux de change du dollar et les réserves obligatoires que doivent constituer les banques auprès de la FED. Cette politique « monétariste » sera encore rendue plus rigoureuse en 1981. En conséquence, les taux d'intérêt remontent et, de là, le taux de change du dollar : face à l’écu (panier de monnaies européennes), il s'apprécie de 29,9 % entre 1978 et 1982. 

Dans la foulée, Thatcher, élue en mai 1979, adopte une politique similaire en Grande-Bretagne.

Conséquence de tout cela : les capitaux disponibles se dirigent vers les USA, secondairement la Grande-Bretagne. Pour éviter l'asphyxie, les autres puissances impérialistes doivent suivre (France : « tournant de la rigueur » de 1983).

Cette politique s'avère dévastatrice - une partie importante de la dette était souscrite à taux variable, et libellée en dollar. En juillet 1982, le Mexique est contraint de se déclarer en cessation de paiements. 

Comme on s'en doute, les prolétariats des puissances impérialistes sont aussi touchés de plein fouet. 

Remontée du taux d’exploitation

Ce tournant et ce qu'il signifiait n'a été possible que parce que ces années sont aussi celles où se modifient les rapports de force au détriment de la classe ouvrière.

A la fin de la décennie 70, le mouvement de la révolution mondiale avait commencé à marquer le pas. En Europe occidentale, il était devenu évident que la révolution serait contenue. Notamment, la crise des partis staliniens commence dans de nombreux pays sans libérer de nouvelles forces à leur gauche. Un constat similaire peut être fait à propos de l'Amérique latine, où les courants castristes se décomposent progressivement.

A l'Est, la marche à la révolution politique se poursuit, certes. Mais le fait est que les courants tentant de se situer sur le terrain du mouvement ouvrier tendent à s'affaiblir. Les processus en cours deviendront évidents lorsqu'on réalisera que le clergé catholique put coiffer la révolution politique en Pologne.

En Asie, l'élément décisif est l'arrivée de Deng au pouvoir en Chine. Il va vite se lancer dans une politique de liquidation de la propriété d’État, et de transformation de la bureaucratie maoïste en bourgeoisie. Ce mouvement s'étend vite aux autres pays de la zone, en premier lieu le Vietnam.

Conséquence de tout ceci, amplement documentée par les économistes : la modification en profondeur du mode de financement des capitalistes, le passage d'une « économie d'endettement » à une « économie de fonds propres ». D'un financement des entreprises très fortement articulé sur le crédit bancaire, on passe à un financement basé sur l’épargne des entreprises et complété, notamment pour les investissements de développement, par un appel aux marchés boursiers. Un article spécialisé détaille :

« Ce qui impliquait que deux conditions soient remplies : d’une part la croissance de leurs profits, et donc de leur part dans le partage de la valeur ajoutée, de l’autre la diminution de leurs charges financières, c’est-à-dire du poids conjugué du remboursement de leurs dettes et des charges d’intérêts »9.En d'autres termes, la politique économique de l'impérialisme impliquait de faire reculer profondément le mouvement ouvrier, voire de le briser. D'où l'offensive anti-ouvrière de Thatcher, Reagan, etc.

En tout cas, le tableau ci-dessous est significatif des nouveaux rapports de force sociaux :

Financement des entreprises françaises (MM FF)  19751980198719901994

A:

Autofinancement

103

185

503

640

837

B:

Émission d'actions

15

52

160

221

257

C:

Endettement

104

147

200

512

-54

D:

Fonds propres (A+B)

118

237

663

861

1094

E:

Total financements (C+D)

222

384

863

1373

1040

F:

Part des fonds propres (D/E)

53.15%

61.72%

76.83%

62.71%

105.19%

Des déséquilibres persistants

La nouvelle configuration de l'impérialisme qui émerge à partir des années 80 est donc avant tout basée sur une remise en cause profonde des acquis qu'avaient pu arracher les différents prolétariats.

Ceci étant, tout ceci n'aboutit pas à une cure de jouvence pour l'impérialisme, même si l'inflation a été jugulée. Ainsi, la politique du dollar fort n'a pas été en mesure de relancer l'investissement aux États-Unis (mais la remarque vaut pour les autres impérialismes). Résultat, ce n'est que par une économie d'endettement que les USA ont pu éviter l'effondrement.

 

Libéralisation financière générale

L'appel aux marchés qu'implique la montée de l'endettement allait obliger les gouvernements impérialistes à s'engager les uns après les autres dans la voie de la globalisation financière. En Europe, l'UE a évidemment eu un rôle décisif dans ce contexte (Acte Unique, Maastricht...).

Cette globalisation peut être caractérisée par trois aspects : dérèglementation, désintermédiation, et décloisonnement.

Ainsi on a assisté à la suppression progressive de toutes les règlementations mises en place après 1929 et 1945 pour contenir le Capital financier. Aux USA, depuis 1933, la loi Glass-Steagall interdisait à une banque d'investissement de s'adosser à une banque de dépôts – ce qui revenait à entraver les développement de ces activités. Elle sera abrogée en 1999, après avoir été largement vidée de son contenu. En France, les grandes banques sont de nouveau privatisées (BNP : 1993). 

Par ailleurs, toutes les restrictions aux mouvements des capitaux à l'échelle internationale ont été progressivement levés, ce qui s'est avéré un puissant mécanisme d’incitation au dumping fiscal et social.

Autre aspect décisif, le mécanisme de titrisation de la Dette publique (France : réforme bancaire de 1984). Il s'est avéré un mécanisme décisif pour renforcer l'influence du capital financier sur la politique des États, comme on le voit dans le cas grec : 

« En émettant leurs dettes sur les marchés comme n’importe quel autre acteur, les États ont totalement joué le jeu de la financiarisation de l’économie. Cette méthode évite la tentation de la planche à billets et le recours à des ressources administrées. Avec la titrisation de la dette publique, le marché devient le régulateur par excellence face aux risques d’insouciance budgétaires des États.

Nous sommes ainsi arrivés à une situation originale où des organismes privés à but lucratif (...) jugent sur des critères qu’ils décident eux-mêmes de la capacité financière d’un État souverain. Les États ont ainsi accepté l’idée qu’ils deviendraient plus économes et plus responsables grâce aux regards du privé »10.

Pour prendre la mesure du phénomène, rappelons qu'à la fin des années 90, la part du budget des principaux pays de l'OCDE affectée au service de la Dette dépassait 20 %. C'est un transfert de richesses énorme au profit du Capital financier qui fut ainsi réalisé.

La fin du système de Yalta

Au tournant des années 80, à l'évidence, à l'échelle internationale, le prolétariat est désormais clairement en recul.

Dans les pays dominés, non sans succès, l'impérialisme s'oriente vers le « règlement des conflits régionaux ». En Palestine, l'OLP renonce à sa charte, déclarée « caduque », en 1989. En Afrique du Sud, la libération de Mandela ouvre la voie à la domestication de l'ANC. 

Dans le monde arabo-musulman, la victoire des mollah iraniens face à l'impérialisme US avait galvanisé les masses arabes. Dans ces conditions, la réaction islamiste commence à se déployer, avec ses traits moyen-âgeux.

Enfin, un peu partout, on assiste à un recul quantitatif et qualitatif du mouvement ouvrier. Le vieux réformisme social-démocrate perd progressivement toute crédibilité et sa crise d'identité se développe : à quoi sert la social-démocratie si elle fait allégeance à la mondialisation capitaliste et ses exigences ? L'effondrement de l'appareil du stalinisme laisse les PC orphelins et ils se quittent progressivement la scène.

Quant aux syndicats, un peu partout, à partir de la fin de la décennie 70, leurs effectifs reculent comme on le voit ci-dessous.

 

Les pays où le Capital avait été expropriés n'étaient évidemment pas épargnés par ces processus. En Chine, la répression des manifestations de la place Tian'anmen (avril-juin 1989) permet à Deng d'asseoir sa domination sur le PCC et d'accélérer la marche à la restauration capitaliste. 

Quant au Kremlin, il s'était avéré incapable de stabiliser la situation en Pologne. En Afghanistan, l'aventure initiée par Brejnev se solda par un échec cinglant, etc. En URSS même, la glaciation du système était évidente et intenable. Le système était littéralement pourri de l'intérieur.

Dans ces conditions, l'effondrement de la RDA allait ouvrir la voie à celui de l'appareil international du Kremlin. Mais au lieu de la révolution politique sur laquelle était axée la IV° Internationale, on assista à la restauration du capitalisme, à la transformation de la bureaucratie en bourgeoisie – bref à l'échec final de la révolution russe de 1917.

L'impérialisme avait gagné la guerre froide et pouvait désormais régner sans partage sur le monde (mais non sans contradictions).

Le néolibéralisme

On peut donc dater l'avènement de cette nouvelle période de l'impérialisme : l'effondrement de l'URSS (1991). Un travail de fond, qui reste à être fait , est cependant nécessaire pour caractériser cette période. Bornons nous à quelques brèves remarques.

Un régime d'accumulation mondialisé à dominante financière

L'ensemble des mécanismes favorables au Capital décrits plus haut mène à un capitalisme profondément renouvelé, et dont la violence sociale ne peut être sous-estimée. Il se déploie à l'échelle mondiale :

« Une composante majeure, sinon la plus importante, du virage intervenu au début des années 1980 est le passage, à la faveur de la libéralisation et de la déréglementation, d’un régime d’accumulation international dans lequel le cycle du capital se déroulait sur une base nationale, à un régime proprement mondial où des masses de capital volatil détachées de l’investissement dans la production sont désormais libres de se déplacer dans l’espace planétaire strictement en fonction des besoins de leur autovalorisation. La principale spécificité de cette nouvelle donne est la prédominance de la financele développement à grande échelle de cette catégorie de capital que Marx désignait déjà comme le capital fictif il y a 150 ans et dont il a minutieusement analysé la nature dans le Livre III du Capital. »11 

Comme le démontre toute une littérature, l'une des caractéristiques décisive de ce nouvel impérialisme est bien sûr son instabilité, sa fragilité « systémique ». Les crises à répétition auxquelles on assiste le démontrent amplement – dans un contexte d'explosion de l'endettement public. 

De nouveaux rapports de force inter-impérialistes

Au plan politique, l'impérialisme US est désormais la seule puissance mondiale, même si ce n'est pas sans contradictions. Mais le fait est que le passage au néolibéralisme ne lui pas donné de nouvelle jeunesse. Notamment, alors que dans l'Histoire, les puissances dominantes furent toujours pourvoyeuses de richesses, créditrices, l'impérialisme US est désormais endetté jusqu'à l'os. Son recul relatif est donc tout à fait explicable.

Parallèlement, la bureaucratie chinoise a désormais achevé sa mue en bourgeoisie. Elle a réintégré l'ensemble du dispositif impérialiste mondial (adhésion à l'OMC en 2001, p. ex.) et c'est un concurrent redoutable qui émerge face à l'impérialisme US et aux impérialisme décadents d'Europe occidentale. Fait décisif sur lequel insiste Fr. Chesnais à juste titre, « la partie la plus importante de plus-value qui permet au capital de se reproduire vient maintenant d’Asie et notamment de Chine »12. Ce qui est notamment rendu possible par des taux d'exploitation record, à l'image de l'esclavage salarié qui règne dans ce pays.

Si Pékin demeure à ce stade un nain politique, il est clair que des contradictions inter-impérialistes de première amplitude sont au-devant de nous.

Le prolétariat sur la défensive

L'avènement du néolibéralisme a de profondes répercussions sociales, qu'E. Mandel entrevoyait dès 1986. 

« (…) une société duale qui diviserait le prolétariat actuel en deux groupes antagoniques: ceux qui continuent à participer au processus de production de la plus-value, c’est-à-dire au processus de production capitaliste (avec une tendance à la réduction des salaires); ceux qui sont exclus de ce processus, et qui survivent par tous les moyens autres que la vente de leur force de travail aux capitalistes ou à l’État bourgeois: assistance sociale, augmentation des activités « indépendantes », paysans parcellaires ou artisans, retour au travail domestique, communautés « ludiques », etc., et qui achètent des marchandises capitalistes sans en produire. Une forme transitoire de marginalisation par rapport au processus de production « normal » se trouve dans le travail précaire, le travail à temps partiel, le travail au noir qui touchent particulièrement les femmes, les jeunes travailleurs, les immigrés, etc.»13

Dans un contexte d'explosion des inégalités de toutes sortes (d'où le succès du livre de Th. Piketty), ce qu'il entrevoyait il y a 30 ans est désormais devant nous. Il suffit de se référer à a situation des travailleurs britanniques pour en prendre la mesure – ainsi les zero hours contracts ressemblent-ils à s'y méprendre à une forme moderne d'esclavage... M. Husson note la similarité existant entre le capitalisme d'aujourd'hui et celui de la fin du XIX° siècle - on ne peut que le suivre sur ce plan. 

Tous ces processus sont évidemment inséparables de la vague de désyndicalisation, de décomposition du mouvement ouvrier.

Car le drame est que cet affaiblissement objectif se conjugue à une désorientation idéologique et politique profonde. Ainsi force est constater qu'encore à ce stade, les vieilles organisations de gauche sont quasiment toutes en recul, des fois proches de l'effondrement. Le même constat s'impose en ce qui concerne les syndicats. 

Mais, fait significatif, rares sont les organisations qui émergent. Et dans le cas espagnol, on ne peut que constater que la croissance extraordinaire de Podemos se fait dans la plus grande confusion politique – l'objectif de rupture avec le capitalisme y est vu avec le plus grand scepticisme. 

En clair, le prolétariat n'a pas encore absorbé les grandes défaites du XX° siècle, en premier lieu l'échec de la révolution russe.

Marchandisation généralisée

L'offensive néolibérale, le recul du prolétariat à l'échelle internationale ont permis la réintégration dans le cadre général de l'économie de profit de nombre de secteurs, l'effacement du rôle des États au profit de l'action directe des capitalistes. Le fétichisme de l'argent est poussé à son paroxysme. 

Ainsi, par exemple, l'Union Européenne impulse-t-elle une politique de démantèlement des principaux services publics – transport, éducation, santé, etc. 

Le recours au concept de « Services d'Intérêt Général » vise à juxtaposer d'authentiques services publics (dont l'asphyxie est méticuleusement organisée) et d'offres privées dont le moteur est le profit. Même les prisons sont en voie de privatisation !

Sur un autre plan, dès 1844, Marx faisait la remarque cruciale suivante : 

« La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillissent toute richesse : la terre et le travailleur. »

Nous sommes désormais en plein dans ce processus d'épuisement. A l'évidence le retrait des États, a des conséquences dramatiques à l'heure où une planification de l'exploitation des ressources naturelles s'avère une condition vitale de la préservation des conditions d'existence sur la planète. Sur ce plan comme sur celui de la question sociale, l'alternative demeure. Socialisme ou barbarie !

« Nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti »

Le but initial de ce texte était d'expliquer pourquoi la simple redite des thèses formulées par Lénine il y a un siècle s'avère inopérante. Il semble clair que ce qu'il écrivait sur le colonialisme, l'exportation des capitaux, etc. est aujourd'hui derrière nous. De même l'exportation des capitaux, dont Lénine affirmait « l'importance particulière » est devenue très discutable : les États-Unis ont cessé d'exporter de tels capitaux depuis belle lurette, et il s'agit pourtant bien d'un impérialisme...

Le fonctionnement du capitalisme du XXI° siècle n'est pas le même que celui de l'époque de Lénine, et encore moins la situation du mouvement ouvrier.

De ce point de vue, D. Bensaïd avait évidemment vu juste en parlant de nouvelle période. Restait à caractériser un peu précisément les traits de cette période (rappelons qu'il existe au NPA et ailleurs des courants qui nient la vague de réaction actuelle, que le prolétariat soit sur la défensive...). L'objectif de ce trop long texte est donc d'en donner un premier aperçu.

Évidemment, partant de là on doit en déduire un certain nombre d'axes programmatiques, éventuellement renouvelés. S'agit-il d'ailleurs d'un « nouveau » programme ? C'est à voir...

Quant à la façon dont se pose la question du parti ouvrier en ce XXI° siècle, c'est effectivement un autre débat, que la PF1 du NPA a commencé à défricher (on en est au stade initial).

A suivre, donc...

Pascal Morsu, 6.VI.2015

  • 1. Louis Gill : L’analyse marxiste : un outil indispensable pour comprendre la réalité contemporaine.
  • 2. Marx : Critique de l’économie Politique (Préface).
  • 3. Lénine : La faillite de la II° Internationale.
  • 4. M. Lelart : le système financier international.
  • 5. Trotsky : Europe et Amérique (1926).
  • 6. Voir à ce propos L. Gill : économie mondiale et impérialisme (Ch. IV).
  • 7. Fr. Chesnais : La mondialisation du Capital.
  • 8. G. Duménil – D. Lévy : Le coup de 1979 – le choc de 2000.
  • 9. Françoise Renversez : De l'économie d'endettement à l'économie de marchés financiers.
  • 10. M. Dévoluy : Dérégulation financière et dettes publiques.
  • 11. Louis Gill : L’analyse marxiste...
  • 12. Fr. Chesnais : Sur la portée et le cheminement de la crise financière (2007).
  • 13. E. Mandel : « Marx, la crise actuelle et le travail humain », Quatrième internationale n°20, 1986 (cité par M. Husson).