Publié le Mercredi 1 mai 2013 à 19h14.

Où va la Chine ?

Par Yann Cézard

Vers une crise profonde ? Vers l’explosion sociale ? Ou, comme le prétendent les dirigeants chinois, vers une « nouvelle société harmonieuse » ? Cette interrogation est au centre d’ouvrages parus ces derniers mois, notamment un numéro de la revue L’Economie politique (liée au mensuel Alternatives économiques), dont le dossier est significativement titré La croissance chinoise à bout de souffle, et un livre des économistes Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise, capitalisme et empire.

Ils partagent le même constat. Après trente ans de croissance à 10 % de moyenne annuelle, qui ont fait du PIB chinois le deuxième du monde, l’avenir est incertain ! Comme le dit Françoise Lemoine, dans Economie politique : « Entre les visions qui prédisent son prochain effondrement et celles qui annoncent son irrésistible ascension vers la domination du monde, comment se faire une idée de l’avenir de la Chine ? Les travaux qui dessinent des scénarios à long terme pour l’économie mondiale anticipent la poursuite de sa montée en puissance. Ces modèles ne prévoient pas les chocs ni les ruptures de tendance, qui abondent dans l’histoire économique, et invitent donc à envisager les pièges et les crises qui peuvent interrompre ou ralentir la trajectoire chinoise. » 

D’abord, « pour un pays à revenu intermédiaire il est plus difficile de devenir un pays à haut revenu qu’il ne l’a été pour lui de sortir de la pauvreté ». C’est le « le piège des pays à revenus intermédiaires ». La Chine a pu devenir « l’atelier du monde » en faisant jouer ses « avantages comparatifs » sur le marché mondial : une immense main d’œuvre aux salaires de misère… et l’efficace  dictature du parti dit « communiste » chinois. Mais si les salaires augmentent, la Chine pourrait se retrouver  prise en étau, dans la concurrence internationale, entre les pays encore plus pauvres et les pays plus performants technologiquement. D’où la nécessité de « monter en gamme » dans ses productions et ses exportations à l’exemple de Taïwan ou de la Corée du sud. Ou de changer de « modèle économique », en passant d’une croissance tournée vers les exportations à une croissance tirée par le marché intérieur. Mais de ce rêve, souvent évoqué par les officiels chinois, d’un capitalisme soi-disant plus équilibré et durable… à la réalité, il y a loin.

La croissance chinoise risquerait même de se fracasser contre des dangers immédiats. Une crise sociale, tant l’exploitation forcenée de la classe ouvrière peut préparer de véritables explosions. Une crise écologique, car le capitalisme chinois « gaspille », épuise et détruit de façon catastrophique non seulement sa main d’œuvre, mais aussi les ressources naturelles. Une crise financière, par l’éclatement de la bulle du crédit et de la bulle immobilière qui expliquent en partie le maintien de la croissance malgré la crise économique mondiale. Une crise commerciale, car les pays développés pourraient fermer leurs marchés, tandis que la Chine, en faisant elle-même monter brutalement le prix mondial des matières premières et de l’énergie dont elle est devenue la première importatrice, devrait les payer de plus en plus cher, tout en devant sans cesse baisser le prix de ses exportations.

 

L’Etat chinois : problème ou solution ?

Voilà le nœud du problème pour ces auteurs.

Aglietta et Guo Bai exposent les « contradictions du capitalisme chinois », qui en sont aussi les horreurs – la destruction de la nature, l’exploitation féroce de la classe ouvrière. Ils montrent comment les autorités locales exproprient des villageois pour revendre à vil prix leurs terres aux industriels et aux promoteurs, répriment les populations quand elles se révoltent contre ces expulsions et la pollution des sols et des eaux. On voit bien, à les lire, à quel point les questions sociales, écologiques et démocratiques sont indissociables. 

Mais cette lucidité coexiste avec une apologie consternante du parti communiste chinois. Le PCC serait le digne héritier d’une bureaucratie impériale millénaire, qui aux plus grandes heures de sa gloire aurait été capable de fonder la légitimité de son pouvoir sur sa capacité à assurer « le bien-être du peuple tout entier ». Il y aurait bien, en Chine, de la corruption, des « intérêts spéciaux », rentes, fraudes et profits des responsables politiques et des affairistes. Mais le régime serait parfaitement capable de combattre ces travers pour orienter le pays vers un nouveau modèle de « société harmonieuse » (c’est le nouveau slogan du PCC), à condition de donner davantage de moyens de contrôle et d’expression à la « société civile ». Ce qu’ils appellent une « démocratie réelle »…

Dans une interview donnée à L’Economie politique, Aglietta nous accable de son optimisme : « Face à un carrefour important pour son avenir, le pouvoir politique va devoir réussir à prolonger cette unité en alignant les intérêts de la bureaucratie, d’une bureaucratie amaigrie et responsable, sur ceux de la population en général. Si le Parti communiste arrive à intégrer au pouvoir les classes moyennes, représentantes de la modernité intérieure, en reconnaissant la société civile et en lui donnant le moyen de s’exprimer, tout en limitant les déviations et la corruption, alors la Chine créera une voie capitaliste du XXI° siècle qui ne pourra être reproduite ailleurs, tant elle s’appuie sur des fondements millénaristes, mais qui sera une voie originale, une voie chinoise. »

Bienvenue donc dans un monde sans classes ! Un monde où l’espoir ne viendrait pas de la lutte des classes populaires, des opprimés, mais d’un despotisme éclairé, qui ne serait pas au service des possédants…

 

A la recherche d’un « bon capitalisme »

Aglietta, dans le service après-vente de son livre, est manifestement à la recherche d’un « nouveau modèle » de capitalisme. Il se moque férocement  des dogmes libéraux. Privatiser, affaiblir l’Etat, livrer les pays pauvres à la globalisation financière ? Ce « consensus de Washington », cette soupe ultra-libérale que le FMI a forcé de nombreux pays à appliquer sous le nom de « plans d’ajustement structurel », et que nous voyons ressurgir en force dans les « recommandations » de la Troïka pour les pays du sud de l’Europe aujourd’hui, ont mené des peuples entiers à la misère et à la récession sans fin. 

Mais Aglietta cherche, derrière cet antilibéralisme (ambigu puisque par ailleurs il préconise maintes mesures de marchandisation de la terre et même des droits à polluer pour la Chine), un modèle de capitalisme, plus étatiste, qui, lui, réussirait, pour le bien de tous. Une sorte de « consensus de Beijing  (Pékin)».

L’Humanité n’a donc pas eu de réticence à lui dérouler le tapis rouge, en lui consacrant une recension très élogieuse (« un des livres les plus intéressants de cette année ») et en lui consacrant une longue interview où il étale sans vergogne sa confiance dans le gouvernement chinois, au point de faire un éloge (de style stalinien des années 1930) du « douzième plan quinquennal (2012-2017) », un exercice de « planification stratégique » qui montrerait que le pouvoir chinois est sur la bonne voie.

 

Les adieux du camarade Wen Jiabao

Aglietta a sûrement aimé alors l’ultime discours de sa carrière du premier ministre chinois sortant, Wen Jibao, devant l’Assemblée nationale populaire, le 5 mars 2013 : « Les tensions sociales sont clairement en hausse », le développement économique est « déséquilibré », les inégalités se creusent, il faut développer la consommation intérieure, il faut « renforcer la lutte contre la corruption »… 

La corruption, il est vrai, est un grand mal. Une fuite de documents de l’administration chinoise montre que la famille du camarade Wen Jiabao a engrangé une fortune d’au moins deux milliards d’euros depuis sa nomination il y a dix ans. Et des fois que le deuxième plan quinquennal ne satisferait pas complètement les masses, Wen Jiabao a annoncé que le budget de la « sécurité intérieure », qui dépasse depuis trois ans le budget officiel de l’armée, augmentera encore de 8,7 % cette année.

Comme quoi l’on saisit mieux les réalités chinoises quand on lit Au Loong Yu, un militant du mouvement ouvrier chinois qui vit à Hong-Kong et vient de sortir un livre en anglais : China’s Rise, Strenght and Fragility (L’Ascension de la Chine, force et fragilité). C’est une description impressionnante de la symbiose de la bureaucratie et de la bourgeoisie chinoise (pour former un « capitalisme bureaucratique » très particulier), des horreurs de la croissance chinoise, de l’entêtement des dirigeants à mener leur pays dans le gouffre, pourvu que les profits rentrent. Surtout, on y lit les efforts de militants et de travailleurs en lutte, dans des difficultés immenses, pour que la classe ouvrière chinoise puisse commencer à s’organiser, se défendre, et rendre possible un autre avenir pour la Chine. Espérons une rapide traduction en français !

 

Ouvrages recensés

Chine : une croissance à bout de souffle, revue L’Economie politique, octobre 2012 (Alternatives économiques)

Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise, capitalisme et empire (Odile Jacob)

Au Loong Yu, China’s Rise, Strength and Fragility (Editions IIRE, avec des contributions de Bai Ruixue, Bruno Jetin et Pierre Rousset)

Et pour des nouvelles du mouvement ouvrier chinois, voir (en anglais) le China Labour Bulletin (www.clb.org.hk).