Quelque chose de vraiment « historique » s'est passé en Italie lors de ces élections administratives. Trois des quatre plus grandes villes du pays, Rome, Naples et Turin ont élu des maires indépendants des forces politiques traditionnelles. Dans la capitale c'est Virginia Raggi, du « Movimento 5 Stelle » (M5S) qui l'emporte contre le candidat du Parti Démocrate (PD), parti du premier ministre Renzi et héritier dénaturé de l'ancien Parti Communiste et de la partie « gauche » de ses ennemis historiques de la Démocratie Chrétienne. A Turin c'est Chiara Appendino, toujours du M5S, qui a gagné contre Piero Fassino, figure historique du PD. A Naples, la situation est différente, vu que c'est Antonio De Magistris, ex magistrat et ennemi de Renzi, qui a été réélu grâce aussi aux mouvements sociaux napolitains avec lesquels il est en train de faire un travail innovant et de plus en plus radical. A Naples, le PD n’est même pas arrivé au deuxième tour, et le maire sortant a dû se confronter à un candidat de la droite complètement délégitimé contre lequel il a obtenu une victoire écrasante.
Ce scénario, qui apparaissait impossible jusqu’à il y a quelques années, est le fruit d’une immense perte de crédibilité des partis traditionnels en général et du Parti Démocrate en particulier (membre du PSE comme le PS français), notamment au niveau local, où les scandales de corruption et de mauvaise gestion se sont accumulés ces dernières années. De plus, le PD s’est révélé peu différent du berlusconisme, contre lequel il s’est érigé pendant 20 ans, avant de faire une coalition avec lui et l’accès au pouvoir de Renzi.
L’électorat de gauche semble s’être définitivement rendu compte – notamment depuis le « putsch » de Matteo Renzi, qui après avoir été élu secrétaire du parti a été nommé premier ministre par le président de la République sans passer par aucune sorte de consultation électorale – que le PD n’a rien à voir avec la gauche, et qu’en plus de la gestion corrompue et personnaliste des territoires, ce parti est devenu l’applicateur privilégié – parce que déguisé en parti de gauche - des politiques néolibérales et répressives imposés par l’Europe.
Dans ce climat de double crise, idéologique et pragmatique, « voter contre » a été considéré, dans la plupart des cas, la meilleure solution. Le M5S, principal opposant des vieux partis, a été le bénéficiaire naturel de ce type de vote. Ce mouvement, plein de contradictions, notamment concernant le rôle de son fondateur, le comédien Beppe Grillo mais aussi sur la question des migrants, a représenté lors de ces élections, le moyen pour les électeurs et les électrices d’affirmer à grande voix leur dégoût face à la classe politique traditionnelle et leur envie de rupture. Cependant, il ne faut pas interpréter le résultat de ces élections simplement comme un vote de protestation, mais aussi, pour certains, comme un vote d’espoir, l’espoir que quelque chose puisse enfin changer. En effet, si les contradictions du M5S effrayent certains, il faut souligner que le mouvement ne se base pas seulement sur des contenus populistes mais aussi, surtout à ses débuts, sur des réflexions assez intéressantes autour de la participation et des nouvelles formes de démocratie. Bref, une option plus crédible que la plupart des alternatives électorales présentes dans les territoires.
Cela est vrai particulièrement à Rome, où la situation était particulièrement tendue notamment à cause du scandale « Mafia Capitale » qui a dévoilé la corruption profonde qui caractérisait tous les niveaux de l'administration locale. Le PD, qui a gouverné la ville pendant plus de vingt ans (sauf pour un mandat, à droite), s'est montré non seulement coupable de cela, mais aussi de son incapacité à affronter et résoudre les innombrables problèmes de Rome. La décrédibilisation du PD est passée aussi par les démissions forcées de l'ancien maire, Ignazio Marino. Elu avec le PD et ce qui reste des anciens partis de la gauche, Marino était une figure atypique du parti. Il a été obligé à démissionner par Renzi, suite au scandale « Mafia Capitale » qui a éclaté pendant son mandat mais dans lequel le pauvre maire n'avait pas de véritable rôle sauf peut-être son inaptitude et sa naïveté.
Malgré cela, Marino a cherché à s'opposer à son parti, engageant une bataille donquichottesque pour la transparence et la légalité, complètement détachée de la réalité de la ville. Renzi, dérangé par ce maire inefficace et dissident au sein du parti, a orchestré sa sortie de scène, en témoignant une fois de plus la dérive autoritaire de ce que, peut-être encore aujourd’hui, certains appellent la gauche. Le commissaire imposé par Renzi à la capitale a promu, en plein continuité avec le gouvernement, un « restyling » des modalités de gestion de la ville à travers l’application des principes néolibéraux contenu dans le « Documento Unico di Programmazione » (DUP). Si le scandale « Mafia Capitale » avait mis en évidence le rôle des partis politiques et des forces économiques dominantes dans la faillite financière et administrative de la capitale, le commissaire voulu par le gouvernement et le candidat du PD aux élections, Roberto Giachetti, se sont présentés comme des personnages en pleine continuité avec le système de pouvoir et la corruption apparue avec le scandale. En plus, « Sinistra Ecologia e Libertà » (SEL), seul survivant de celle qui fût la gauche « radicale » parlementaire, à Rome a été très proche du PD, perdant aussi sa crédibilité. Crédibilité déjà perdue face aux mouvements sociaux à cause de son incapacité à sortir des schémas traditionnels du pouvoir et à se rapporter des alternatives sociales, culturelles et politiques qui animent la ville. Le candidat proche de cette formation, Fassina, n’obtient que le 4%, en témoignant la nécessité de se rapprocher de la réalité sociale de la ville et de se remettre en lien direct avec les expériences d’autogestion de l’urbain qui ont émergé et qui sont en évolution perpétuelle depuis maintenant plus de trente ans.
Dans cette situation, l’écrasante majorité de romains ayant voté (l’abstention est le véritable vainqueur de ces consultations, avec une affluence au minimum historique) ont choisi de rejeter tout ce qui représentait et renvoyait à l'ancienne classe dirigeante avec vote massif pour les « anti-establishment » du Mouvement 5 Etoiles, qui au deuxième tour a atteint 67%, et des pourcentages encore plus importants dans les périphéries. A Rome, voter pour le M5S a signifié pour beaucoup s’opposer aux responsables du désastre dans lequel verse la ville, mais aussi avoir l’espoir de voir accéder au pouvoir des personnalités nouvelles, capables peut-être un peu plus que leurs prédécesseurs de s’ouvrir aux véritables besoins des habitants et d’écouter les acteurs d’une ville qui est certainement en crise institutionnelle mais qui, dans ses activités sociales gérées par le bas, se relève extrêmement riche et vivante.
Cependant, quand on parle d’espoir, cela ne signifie pas se croire forcément représentéEs par le M5S. Au contraire, depuis leur entrée au parlement en 2013 le M5S a été absent des mobilisations et le distance qui le sépare des citoyens semble s’être creusée. Le M5S semble, à mon avis, plutôt une créature médiatique qu’un mouvement. Mais faute d’alternative, opter pour quelque chose de nouveau est apparu à la plupart de romains, y compris ceux qui sont plus à gauche, le meilleur choix à prendre. En plus, il faut souligner que le programme électoral de Virginia Raggi, nouvelle maire de Rome, était certainement plus à gauche que celui de son adversaire et bien plus crédible que celui du candidat de la gauche « radicale ». La candidate du M5S s’est aussi montrée plus disponible à dialoguer avec les mouvements sociaux urbains, en participant par exemple - au contraire de son adversaire - à l’assemblée citoyenne organisé par l’expérience de « Decide Roma », qui cherche à réunir acteurs et mouvements sociaux autour de la question de l’autogouvernement et du néo-municipalisme. Dans ces conditions, si on ne souhaitait pas d’accorder au M5S notre confiance, ni notre soutien, ce nouveau scénario nous semble quand même le meilleur possible au regard des conditions de départ. Maintenant, il faudra chercher à jouer sur leur terrain du refus des dérives bureaucratiques et du renouveau des formes démocratiques, pour les faire basculer de notre côté, celui de la solidarité et de l’autodétermination. Dans l’espoir que ce changement puisse être, au moins à Rome, le déclencheur d’une prise de conscience partagée de la nécessité d’un renouveau radical des formes de gouvernement et des conceptions des processus décisionnels.
Simone Ranocchiari