Entretien. Alors que la guerre entre les deux factions armées du pouvoir fait rage, Hourria*, jeune chercheuse à l’université de Khartoum, revient sur le rôle et l’importance des comités de résistance, véritable cheville ouvrière d’un processus révolutionnaire toujours en cours.
Peux-tu nous faire un bref rappel sur l’émergence de l’Association des professionnels soudanais (APS) et des comités de résistance (CR) ?
Il faut déjà dire que le contexte et le moment de création de l’APS et des CR sont différents. Par ailleurs, en termes de composition, l’APS a été formée principalement comme une fédération d’associations de professionnels qui, s’ils n’étaient pas l’expression de partis politiques, avaient déjà une formation et une conscience politiques développées. Le critère de formation est aussi différent : pour l’APS, il s’agit de la qualification professionnelle (diverses catégories), donc plus proche de la forme syndicat, et transversale (non localisée). Pour le CR, c’est la localisation et l’attachement à un quartier où l’on réside qui comptent.
Peu à peu les comités de résistance ont pris leur distance vis-à-vis de l’APS ?
Cela s’est passé de manière graduelle. La première étape a été pendant le sit-in du quartier général de l’armée (qui commence le 6 avril 2019, se poursuit après la chute d’Omar al-Bechir le 11 avril jusqu’à sa dissolution par le massacre du 3 juin 2019). L’APS avait deux options : soit rester plus proche de la base et de ses demandes, soit rejoindre les négociations entre le Conseil militaire et les Forces de la liberté et du changement (FLC), et c’est à partir de là que la base, les CR, ont commencé à prendre leurs distances, à comprendre qu’ils devaient compter sur leurs propres forces et se coordonner – d’ici naît l’idée d’avoir une coordination des CR, autonome de l’APS. Un exemple de cette prise de distance des CR par rapport à l’APS (avec laquelle ils étaient coordonnés depuis le début de l’insurrection en décembre 2018) : après le massacre du sit-in le 3 juin 2019, les CR appellent à une désobéissance civile continue, mais trois jours plus tard, les FLC, soutenues par l’APS, veulent y mettre fin, arguant qu’il n’y a pas les forces pour continuer, mais les CR considèrent que c’est plutôt pour reprendre leur place à la table des négociations et ils y voient une trahison.
Les comités de résistance sont donc autonomes organisationnellement et financièrement ?
L’autonomie organisationnelle est très ancrée, et défendue comme principe dès le début. Toute question est discutée d’abord au niveau le plus bas (différentes sections d’un quartier), puis dans une coordination du quartier et éventuellement à la coordination de niveau plus élevé (coordination de l’État fédéral). Cela fait que certaines décisions prennent beaucoup de temps, du fait de cette volonté de respecter une discussion partagée et de ne pas reproduire un système où des « élites politiques » prennent les décisions rapidement, sans consulter la base.
Pour l’autonomie financière : d’abord, beaucoup d’activités ne nécessitent pas d’argent mais seulement l’investissement en temps et effort des personnes. Puis, des pratiques de dons ou de partage « de ce qu’on a » sont sollicitées pour les cas qui nécessitent de l’argent ou des biens (nourriture ou autre). Avec le temps, il y a eu dans certains contextes aussi des formes plus régulières de cotisation des membres et des habitants du quartier avec des petites sommes. En général, la plupart des CR ne souhaitent pas être trop dépendants d’argent provenant d’ailleurs : par exemple, ils acceptent l’offre de matériel utile pour leurs actions (stylo, couleurs et spray pour dessiner sur murs ou banderoles ; matériel d’autodéfense – casques, lunettes, gants – dans les manifs surtout après le coup d’État ; médicaments pour les hôpitaux qui soignent les blessés des manifs).
Les comités de résistance ont eu plusieurs fonctions selon la situation politique du pays ?
Dans la première période (2019), la plupart des activités en soutien aux gens des quartiers étaient mises en place. Dans la période de la pandémie, surtout dans la phase de confinement et jusqu’à juin 2020, les CR ont été très actifs en coordination avec le staff médical (prévention, vaccination, aide alimentaire aux confinés).
Après les accords de Juba en octobre 2020 [accord de paix avec certaines forces politico-militaires, NDLR], ils reprennent aussi un rôle de critique du gouvernement et de « gardiens » des principes révolutionnaires. Après le coup d’État (octobre 2021), l’augmentation de la répression porte à reprendre des formes de clandestinité et à accentuer les initiatives de soutien aux martyrs ou aux prisonniers politiques.
Pendant la guerre actuelle, il y a beaucoup moins d’espace possible pour les CR par rapport à avant, il s’agit ainsi d’un travail humanitaire, d’assistance médicale dans les salles d’urgence, de documentation des violations et crimes (viols, etc.), d’information sur les services (où trouver de l’eau, de l’électricité, du pain), s’occuper des disparus et enterrer les morts (y compris les militaires et miliciens). Cela surtout dans la capitale, car dans les villes de province comme Wad Medani dans la Gezira et d’autres qui accueillent les déplacés, les CR s’occupent de procurer un abri à ces derniers ou de la nourriture, ou encore de contrôler le respect de prix maximaux de loyer.
Hormis les appels aux manifestations, peux-tu donner des exemples sur les activités concrètes des comités de résistance ?
C’est une longue liste, aussi variée que les divers contextes des comités de résistance et les diverses temporalités. On peut mentionner les initiatives suivantes :
Il y a eu Hanabnihu (« nous allons le [Soudan] construire ») commencée en 2019,et en partie déjà en 2018, principalement axée sur la santé environnementale, les pratiques de nettoyage des quartiers ou de plantation d’arbres ; le soutien aux femmes vendeuses de thé ou de nourriture dans la rue, pour améliorer leur cadre de travail et les défendre des raids de la police ; le soutien matériel pour les victimes des inondations après les pluies automnales de 2019 et 2020 ; la récolte de nourriture (takaful) pour distribuer aux familles pauvres pendant le Ramada ; le soutien matériel et l’information, la vaccination auprès de la population pendant la première période de la pandémie Covid-19, en collaboration avec les équipes médicales et le ministère de la Santé en 2020.
Par ailleurs, ont eu lieu des actions ponctuelles auprès des vendeurEs sur les marchés, pour faire baisser les prix des biens alimentaires (parfois avec campagnes de boycott – par exemple d’achat de la viande rouge) et auprès des propriétaires pour baisser les prix des loyers ; le recensement des habitantEs des quartiers (étrangerEs « illégaux » inclus) en vue de la distribution de biens de base en temps de crise (pain et gaz surtout) ; l’organisation des queues aux stations d’essence et aux boulangeries au moment du rationnement de ces biens (premier gouvernement Hamdok) ; le suivi des procédures judiciaires pour les martyrs de la révolution et soutien aux familles des martyrs ; des campagnes pour la paix au Darfour, Monts Nouba et Nil Bleu lors des conflits persistants ou nouveaux, notamment au Nil Bleu en juillet 2022 ; des campagnes de soutien aux prisonniers politiques, surtout après le coup d’État de 2021 et la vague d’arrestations qui s’en suit ; l’entretien ou la décoration des écoles publiques ; des initiatives pour entretenir la mémoire des martyrEs (réalisation de portraits muraux, matchs de foot, etc.).
Sait-on précisément où sont implantés les comités de résistance ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, d’abord, parce qu’un inventaire complet des CR n’a pas été réalisé (des tentatives étaient en cours), c’est plutôt au niveau des États fédéraux que les coordinations les recensaient, voire au niveau inférieur. Ensuite, parce qu’à partir du début 2020, le gouvernement a acté une institutionnalisation des CR en tant que « Comités du changement et des services », que certains CR ont refusée (parce qu’ils craignaient que ce soit une sorte de « domestication-dépolitisation » ainsi qu’un outil dangereux de contrôle pour des éventuelles répressions à venir). Ainsi, depuis lors, la « cartographie » des CR devient davantage compliquée. Finalement, pour des raisons de sécurité, certains CR ont voulu rester « clandestins », ne pas s’afficher en tant que tels, pour une plus longue période.
Néanmoins, en observant les pratiques réelles, on peut suggérer quelques tendances, qui indiquent les quartiers de la capitale ou des villes de province où la formation des CR a été plus rapide et effective, et a ensuite influencé l’émergence d’autres CR limitrophes (donc leur concentration) :
Les quartiers qui avaient déjà une expérience de révolte et de répression récente (insurrection de 2013) ont été plus rapides et actifs à s’organiser en tant que comités. C’est le cas de Shambat et de Khartoum Nord. Idem pour les quartiers où il y avait eu des contestations précédant l’expropriation de terres par le régime (par exemple Burri, Khartoum). Certains quartiers qui étaient marqués par leur marginalisation au sein de la capitale (souvent périphériques, habités par des anciennes populations déplacées) ont aussi été présents (par exemple Haj Yusif, Khartoum Est). Au niveau des villes de provinces, des sites comme Atbara (ville ouvrière, Est Soudan) et l’Ouest de la Gezira (région agricole) ont aussi connu une formation précoce et plus dense des CR, car il y avait une présence historique de formations syndicales et du PC soudanais.
Quant aux zones rurales, la situation est plus complexe. En général, on peut dire qu’en milieu rural, l’apparition des CR est plus lente (certains ne se sont formés qu’en 2021) et ces derniers souvent plus conformes à l’idée du comité de service (avec une dimension politique moins affichée et des objectifs très concrets – accès à l’eau, services, etc.)
Cependant, certaines zones rurales qui avaient expérimenté la violence des conflits armés ont été actives et précoces dans la formation de CR, comme au Darfour ou à Maiurno (Sennar). On peut ajouter que la difficulté d’avoir une vision homogène et définitive de la présence de CR sur le Soudan et une cartographie exacte et exhaustive, sont liées à la « nature » même de ces formations qui naissent vraiment « par le bas » et ne sont pas des « ramifications » d’une organisation centralisée.
Quelle est la place des femmes ?
La place des femmes a été fondamentale dans le mouvement révolutionnaire, mais les contradictions d’une société patriarcale ont été présentes dans la vie des CR aussi. Par ailleurs, « les femmes » ne sont pas un sujet unique, il y a des différences entre elles, selon les lieux, la classe sociale, le niveau d’éducation, la génération. En général, on peut dire qu’il y a eu trois types de situations : dans certains cas, les femmes ont participé aux CR de manière égale aux hommes sans problèmes majeurs, dans d’autres cas, elles ont dû se battre pour avoir leur espace au sein du CR, et enfin, il y a des CR où il n’y avait pas de femmes – voire les femmes elles-mêmes ne souhaitaient pas en être.
Certains modes de fonctionnement ont été aussi implicitement un frein à une vraie participation – comme le fait d’organiser les réunions le soir ou la nuit, lorsque les femmes ont plus de difficultés à sortir suivant la culture et les pratiques locales.
À partir de quand les comités de résistance se coordonnent-ils ?
La nécessité d’une coordination plus efficace se fait sentir graduellement. Au début, encore en 2019, c’est plus informel. Début 2020, cela devient indispensable aussi parce que la « contre-révolution » commence à apparaître dans la rue (des mouvements animés par l’ancien régime commencent à s’afficher). La crise pandémique (début 2020) est le moment où les CR commencent une réflexion approfondie visant la création des coordinations (Tansikiyat) des divers CR. Cela devient nécessaire pour la mobilisation politique mais aussi pour éviter le boycott des forces contre-révolutionnaires. L’objectif et de garder les principes communs de la révolution et d’affronter les diverses actions, même si localisées, d’une manière cohérente et partagée.
Les comités de résistance ont adopté une charte du pouvoir populaire. Comment a-t-elle été élaborée ?
Pour élaborer les chartes, les CR ont créé un comité de projet après le coup d’État, quand la question de la légitimité révolutionnaire a été mise au premier plan, et chaque CR a nommé son représentant pour participer à cette élaboration. Cette dernière a pris longtemps, huit à neuf mois, parce que les ébauches élaborées passaient par un processus de retour et validation auprès des CR, qui a été aussi long, et ensuite il y a eu la mise en commun entre coordinations de différents États fédéraux.
Bien que le processus de production du document ait été réalisé par des méthodes de débat horizontal et démocratique, il a été difficile de créer un consensus total. Par exemple, certains CR n’ont pas signé le document final, surtout parce qu’il y avait désaccord sur la partie autour du projet économique. Le Parti communiste soudanais a essayé de pousser pour une position totalement contraire à la dépendance vis-à-vis du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et du capitalisme international, qui n’était pas acceptée par beaucoup des CR de base. Il est vrai que la partie économique du projet des chartes ne portait pas la même vision de changement « radical » que dans d’autres domaines (libertés, paix, droits de la femme, participation démocratique, etc.). C’est un débat très complexe, et l’arrivée de la guerre n’a pas permis de l’achever.
Quelle est la position des comités de résistance par rapport à la guerre et sur la question de l’autodéfense ?
La position des CR reste jusqu’à maintenant strictement pacifiste : un communiqué de la coordination des CR de Khartoum du 22 juin 2023 affirme à nouveau cette position, et le refus de se positionner pour une action aux côtés de l’une ou l’autre des deux parties armées, qui mettrait en danger la population. L’autodéfense à laquelle les CR appellent concerne plutôt des comportements qui mettent les citoyenEs à l’abri de la violence, permettant une évacuation en sécurité ou une permanence dans les habitations en évitant les risques et dangers liés au conflit en cours.
Propos recueillis par la commission internationale du NPA
* Le prénom a été modifié.
Hourria sera l’invitée de la commission internationale du NPA le mercredi 5 juillet à 18 h 30 dans les locaux de la librairie La Brèche, 27 rue Taine, 75012 Paris (métro Daumesnil, lignes 6 et 8). Paris - Réunion publique du NPA sur le Soudan