Il y a un peu plus de deux ans, Poutine lançait une guerre d’agression contre l’Ukraine. Cette guerre se situe dans la continuité d’une série d’opérations militaires menées par la direction russe, nostalgique et revancharde du prix que les impérialistes occidentaux ont fait payer à la Russie à la suite de la chute de l’URSS.
Présence militaire permanente en Transnistrie. Guerre éclair en Géorgie en 2008 aboutissant à la séparation de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Annexion du Donbass et de la Crimée en 2014. À ces tentatives d’élargir militairement son territoire, la Russie a également recommencé à jouer un rôle hors de sa zone d’influence directe. Elle est intervenue militairement en Syrie de 2015 à 2017 permettant à Bachar el-Assad de se maintenir au pouvoir. Elle intervient dans la vie politique de nombreux pays occidentaux via des moyens non militaires : désinformation, attaques numériques, opérations de déstabilisations (voir les tags antisémites à Paris suite au 7 octobre). Elle mène une politique de premier plan en Afrique avec interventions militaires via la milice Wagner et interventions diplomatiques d’appui aux mobilisations anti-françaises dans une série de pays. De plus, la Russie vient d’annoncer la construction de bases militaires dans sept pays d’Afrique (Libye, République de Centrafrique, Égypte, Érythrée, Madagascar, Mozambique et Soudan).
Ainsi, si la Russie est un impérialisme secondaire en comparaison des États-Unis et de l’OTAN, il n’en reste pas moins très actif et est en train de se redéployer aux détriments de l’UE et de la France notamment. Ce premier point est essentiel lorsque l’on discute avec les autres courants politiques qui refusent de caractériser la Russie comme un impérialisme, voire qui considèrent que la classe dominante en Russie n’est pas la bourgeoisie mais une bureaucratie dégénérée.
Résistance ukrainienne et guerre interimpérialiste
Face à l’agression impérialiste de la Russie, nous avons raison d’être solidaire de la résistance ukrainienne, y compris armée, et ceci indépendamment de sa direction. C’est une position internationaliste, de principe, de soutien aux peuples agressés dans le cadre d’une guerre coloniale, en Ukraine comme en Palestine par exemple. Cette résistance a permis de mettre une première fois Poutine en échec. Il prévoyait une guerre éclair. Or, le peuple ukrainien a résisté à une échelle spectaculaire, civilement et militairement, avec, selon toute vraisemblance, un niveau très élevé d’auto-organisation. C’est d’abord cela qui a empêché l’écrasement de l’Ukraine.
La résistance nécessite des armes. La direction Zelenski les a trouvées là où cela était possible, auprès de l’OTAN. Les Kurdes avaient fait de même dans les affrontements avec Daesh. Quand on a besoin d’armes, on ne fait pas la fine bouche. Mais les États-Unis et l’Union européenne n’en font pas cadeau. Comme Éric Toussaint l’explique très bien dans un texte intitulé « Résister aux créanciers », les armes sont données à crédit à l’Ukraine faisant ainsi exploser sa dette et la rendant dépendante des pays de l’OTAN pour des décennies. L’Union européenne est devenue le premier créancier de l’Ukraine (60 milliards d’euros versés début 2024) et les accords bilatéraux avec l’Allemagne et la France, au-delà de l’aide militaire, se placent dans le cadre de l’intégration de l’Ukraine au bloc impérialiste occidental au travers des adhésions à l’UE et à l’OTAN. Et ceci avec toute la pression aux ajustements structurels que cela implique d’un point de vue social et économique entraînant une politique ultra-libérale et autoritaire du gouvernement Zelenski dès aujourd’hui. Ainsi, défendre le peuple ukrainien, son droit à la résistance armée, doit passer par le refus des chaînes imposées par l’Union européenne.
Par ailleurs, en tant que marxistes révolutionnaires, nous pensons qu’il faut en finir avec l’Union européenne, ses traités, et qu’il faut par conséquent refuser son extension à de nouveaux pays. Sous le poids de ses dettes et exsangue après des années de guerre, le sort réservé à l’Ukraine dans le cadre de l’Union n’aurait rien à envier au sort qui a été réservé au peuple grec, bien au contraire. C’est pourquoi une campagne pour l’indépendance de l’Ukraine des impérialistes occidentaux serait la meilleure aide que nous pourrions apporter à la résistance ukrainienne contre l’impérialisme russe : annulation de la dette, non aux ajustements structurels, pas de chantage à l’entrée dans l’UE ou dans l’OTAN !
L’enchaînement de l’Ukraine par les mécanismes économiques et politiques ne sont pas les seules difficultés posées au peuple ukrainien. Une autre question se pose sur le plan purement militaire (mais le militaire, c’est de la politique). Les armes de l’OTAN entraînent un certain type de conflit. Plus les armes de l’OTAN affluent, plus la Russie développe une économie de guerre. En 2023, elle a augmenté son budget militaire de 70 %. En retour, cela nécessite un afflux exponentiel d’armes lourdes à destination de l’Ukraine (soixante F16 sont en cours de livraison, par exemple). Cette mécanique de la course au volume de bombes influe sur la forme du conflit. Le matériel livré est conçu pour mener des guerres interimpérialistes, pas pour mener une guérilla anticoloniale. Les premiers succès de la résistance ukrainienne étaient marqués par exemple par des tirs de bazookas contre des avions ou chars russes, infligeant de lourds dégâts à l’armée russe à partir de moyens très limités. L’arrivée des armes de l’OTAN a pour effet de transformer la guérilla en guerre classique avec ligne de front et tranchées. La forme jouant sur le fond, la guerre de résistance est en train de se transformer en guerre interimpérialiste. Un autre scénario aurait pu être possible. Sans négliger le coût qu’aurait eu une occupation russe pour la population ukrainienne, l’avancée de l’armée russe jusqu’à l’Ouest de l’Ukraine aurait ouvert un espace pour développer une guérilla, par en bas, auto-organisée, qui aurait rendu impossible politiquement et militairement l’occupation de l’Ukraine à long terme. Pas simple, mais, sur le modèle yougoslave pendant la Seconde Guerre mondiale, sûrement une meilleure voie que l’actuelle pour transformer la situation dans un sens socialiste avec des potentialités révolutionnaires pour l’émancipation du peuple ukrainien.
La compréhension de ce type de phénomènes nous impose de faire attention à nos mots d’ordre. Oui, nous reconnaissons le droit des UkrainienNEs à avoir des armes. Mais nous sommes politiquement contre les demander aux impérialistes, à notre propre gouvernement. Nous ne condamnons pas le fait que les UkrainienNEs le fassent. Ils n’ont pas d’autres solutions. Mais notre agitation ne doit pas franchir la ligne rouge qui viserait à faire pression sur la France ou l’OTAN pour la livraison d’armes impérialistes. Si nous dirigions un gouvernement ouvrier, nous livrerions probablement des armes aux organisations ouvrières ou aux milices auto-organisées en Ukraine. Mais cela a peu de sens d’en discuter dans la situation concrète réelle. Si nous étions majoritaires en France, la situation mondiale serait bien évidemment totalement différente.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que nous nous trouvons face à ce type de contradictions apparentes. À propos de la Seconde Guerre mondiale, Ernest Mandel parle de combinaison de guerres, à la fois entrelacées et autonomes les unes des autres. Il distingue la guerre interimpérialiste, avec qui nous n’avons rien à faire, que nous combattons, et les guerres dans lesquelles nous soutenons un camp contre un autre comme les guerres décoloniales, la guerre de résistance en Yougoslavie ou en Grèce, la guerre pour la défense de l’URSS. Cette analyse est profondément juste et nous devons appliquer la même méthode pour la guerre en cours en Ukraine. Nous soutenons la résistance armée ukrainienne contre l’agression coloniale russe. Mais, par des moyens politiques (adhésion à l’OTAN et à l’UE), économique (dette ukrainienne) et militaire (type d’armes fournies par l’OTAN), les impérialistes occidentaux sont en train de superposer à la guerre de résistance une guerre inter-impérialiste qui menace gravement l’avenir de l’humanité. Avec cette guerre, nous n’avons rien à voir. C’est cette distinction qui permet par ailleurs de comprendre un phénomène nouveau en Ukraine entraînant une désertion de masse de la jeunesse ukrainienne qui refuse la conscription sans pour autant renoncer à leurs aspirations nationales1.
Macron aux avant-postes du conflit interimpérialiste
La situation mondiale est lourde de danger. Le militarisme, la course aux armements, sont lancés. Ukraine, Palestine, Pakistan, Asie du Sud-Est, Taïwan… partout les tensions montent entre les blocs impérialistes. 2022 est la huitième année consécutive de hausse pour les investissements dans les armées (2240 milliards de dollars dont un quart en Europe, 39 % aux États-Unis, 13 % en Chine). Depuis, le Japon et l’Allemagne ont annoncé des plans de remilitarisation à hauteur de 100 milliards dans les deux cas. L’OTAN impose à ses membres de dépenser au moins 2 % de leur PIB dans leur budget militaire. Les impérialistes marchent vers la guerre !
Dans ce contexte, la France joue sa partition. Elle est un impérialisme secondaire en grande difficulté. En 2022-2023, elle a dû partir du Mali, du Niger, de Centrafrique et du Burkina Faso. Elle a perdu des positions en Syrie et en Libye au bénéfice de la Russie et de la Turquie. Ainsi, l’impérialisme français est directement concurrencé par le redéploiement de la Russie sur plusieurs fronts. Le 26 février, Emmanuel Macron a surpris tout le monde en annonçant que « Rien ne doit être exclu », y compris l’envoi de troupes françaises en Ukraine. En dehors des aspects de politique intérieure (qui sont bien réels à deux mois des élections européennes), il faut comprendre ses déclarations guerrières à la lumière de la position déclinante de l’impérialisme français. Ainsi, Macron veut solidifier le bloc bourgeois, autour de lui, qu’il voit se radicaliser à grande vitesse vers l’extrême droite. Cela explique qu’il a dû faire des concessions à la fraction la plus réactionnaire de la classe dominante, notamment en excluant la gauche du champ républicain et en acceptant le RN à la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre avant de voter un texte instaurant la préférence nationale à ses côtés.
Les menaces d’entrée de la France en guerre contre la Russie sont-elles réelles ? Il ne faut rien exclure. Surtout, de telles annonces préparent les masses à la guerre. L’enrôlement de la population a déjà commencé. Uniforme à l’école, ordre républicain, propagande antisyndicale dans le cadre des JO… Il faut prendre au sérieux le virage militariste du pouvoir politique et s’opposer à toute forme de guerre entre impérialistes. Dans ce cadre-là notre premier ennemi n’est pas Poutine mais bien notre propre impérialisme bleu-blanc-rouge !
En conclusion, si le NPA a eu raison de faire partie des rares organisation à soutenir la résistance armée du peuple ukrainien (au même titre que celle du peuple palestinien), il y a une nécessité absolue d’articuler cela avec un profil anti-guerre et anti-impérialiste dans une situation où les principales bourgeoisies de la planète sont en train de mettre à l’ordre du jour une affrontement militaire sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
Sylvain Pyro, NPA Toulouse, le 15 mars 2024
- 1. Voir le reportage d’Arte « L’Ukraine en guerre face à ses traitres ». https://www.arte.tv/fr/v…