Publié le Mardi 25 mars 2014 à 14h12.

Sur l’Union européenne et la sortie de l’Euro - H. Wilno

Remarque : ce texte est une contribution au débat sur les contraintes auxquelles se heurterait une politique de rupture avec les logiques dominantes en Europe. Il ne traite donc pas de plusieurs questions importantes relatives à l’Union européenne dont :

Les causes de la spécificité de la crise capitaliste en Europe (double récession puis stagnation actuelle de l’économie) ;

L’évolution des rapports au sein de l’Union européenne : fédéralisme autoritaire et vassalisation de certains Etats-membres.

Remarque : pour alléger le texte, i l n’est pas renvoyé aux autres réflexions et travaux sur le sujet.

 

Deux questions relatives à la sphère financière et monétaire ont largement mobilisé les économistes « à gauche de la gauche » depuis 2008. La première est celle de la dette, la deuxième celle de l’Euro.

  • Sur la dette publique, existe un assez large consensus tant sur le constat que sur ce qu’il faudrait faire : l’accumulation des dettes publiques est un fardeau insupportable pour toute politique économique « progressiste », il faut donc trouver les voies d’une remise en cause du stock de dette. Cela a permis le développement de cadres unitaires dans plusieurs pays,  même si des divergences plus ou moins ouvertes existent (et pourraient peser sur la politique suivie, si un parti tel que Syriza arrivait au pouvoir).
  • La deuxième question est celle de l’Euro. Le consensus existe au niveau du constat : l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) et l’édifice du traité de Maastricht  et de ceux qui ont suivi, est un instrument essentiel des politiques néolibérales et antisociales en Europe. Par contre, sur le « que faire ? » des divergences profondes existent. Ceci alors que dans les couches populaires d’un certain nombre de pays monte un rejet de l’Euro, voire de l’Europe, sur lesquels surfe l’extrême-droite, et qui impose de ne pas ignorer la question

 

  1. Un rappel : une sortie de l’€ ne garantit pas une politique progressiste

Une sortie de l’€ ne garantit en rien une politique progressiste.

-       le Royaume-Uni n’est pas dans l’€, la politique menée par Blair puis Cameron n’est pas fondamentalement différente de celles conduites en Europe continentale. En Suède, la non-appartenance à l’Euro (rejeté par référendum en 2003), n’a pas évité une politique de remise en cause partielle des politiques sociales, de flexibilisation du marché du travail, de privatisations.

-       dans le passé, la France n’était pas dans l’€ (qui n’existait pas), cela n’a pas empêché le thème de la « contrainte extérieure » d’être utilisé, tant par la droite que la gauche (sous Mitterrand), pour justifier des politiques antisociales.

-       les partis anti-euros actuels, d’extrême-droite ou conservateurs (UKIP au Royaume-Uni, Alternativ für Deutschland), n’ont en rien un projet progressiste. 

 

  1. La sortie de l’€ n’est pas une « baguette magique »

Plusieurs économistes de gauche, notamment en France, développent  un discours sur la sortie  de l’€ comme un moyen décisif pour se libérer du « carcan de Bruxelles » et mener,  au niveau d’un Etat, des politiques progressistes en regagnant des marges de manœuvre par une dévaluation. Ils restent souvent plus évasifs  sur d’autres aspects des traités européens. Outre leur dimension nationaliste, ces propositions, qui isolent la question de l’€, reposent sur une analyse incomplète de l’Union européenne. Le traité de Maastricht a représenté une étape majeure dans l’évolution de celle-ci mais l’Euro n’est qu’une des contrainte auxquelles se heurterait un projet de réorientation économique et sociale.

Ainsi, Commission et Cour de justice européenne interviendraient dès que seraient prises des mesures, même seulement antilibérales :

-       la Commission condamnerait un Etat, par exemple, pour baisser la TVA des produits de première nécessité sans accepter un éventuel veto des autres pays ou bien pour ne pas réduire assez vite ses déficits, etc.

-       Serait trainé devant la Cour de justice européenne pour entrave à la concurrence un Etat qui voudrait imposer que les salariés employés sur le territoire national (quelle que soit leur nationalité et leur statut d’emploi) soient payés conformément au droit social national, un Etat qui mettrait en place un système de crédit avec des taux différenciés favorisant par exemple le logement, un Etat qui réglementerait les mouvements de capitaux, qui imposerait des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics, etc.

La sortie de l’€ n’est pas la « baguette magique » qui permettrait d’adoucir l’affrontement avec les forces dominantes internes et externes sans lequel il n’y aura pas de réorientation des politiques économiques, tant au niveau européen que national.

 

  1. La zone € peut s’effondrer

Autre chose est l’analyse selon laquelle l’€ est en sursis du fait des vices congénitaux des traités européens.La zone € est effectivement toujours dans l’incertitude. Comme les partisans du « Non » à Maastricht l’avaient annoncé, elle a échoué à remplir ses objectifs proclamés d’homogénéisation économique de ses composantes. Les rapports entre les Etats européens sont de plus en plus dissymétriques. Les mécanismes de décision patinent à chaque fois qu’un des grands Etats est réticent. C’est le cas en ce moment pour l’union bancaire pourtant annoncée à grands son de trompe comme marquant une nouvelle étape de prévention des crises bancaires.

On peut penser qu’une sortie de l'euro, ou une partition de la zone euro, pourrait être impulsée par les Etats bourgeois dominants (Allemagne) si des dettes souveraines ou des crises bancaires généraient des  perturbations trop couteuses pour les mécanismes de coopération existants ou en projet. Mais les positions concrètes d’Angela Merkel sont révélatrices qu'un tel choix n’est actuellement pas celui des bourgeoisies européennes.  D’autant que la question n’est pas qu’économique. Et que la décision serait  certainement prise en fonction de considérants politiques renvoyant au positionnement global des Etats capitalistes européens.

Le saut possible dans cet inconnu n'est pas à ignorer. Mais cela n’ouvrirait pas forcément un horizon radieux pour les peuples et les travailleurs d’Europe. Tout, au contraire, un effondrement de l’Euro, comme produit des coups de boutoir de la crise et des contradictions des politiques des bourgeoisies européennes, inaugurerait une période de tensions nationales qui déboucheraient sur un renforcement (et une participation possible au pouvoir) de l’extrême-droite.

 

  1. Une autre Europe est nécessaire… mais pas à l’ordre du jour dans l’UE

Les anticapitalistes n’ont aucune objection de principe à une monnaie unique.  Programmatiquement, ils sont au contraire favorables à une « Fédération socialiste des travailleurs et des peuples ». Dans l’immédiat, il s’agit de défendre une série des mesures d’urgence à dynamique transitoire contre la dictature des marchés et l’austérité. La question qui se pose est de savoir si une telle orientation est compatible avec l’Union européenne et le maintien de l’’Euro. Si c’était le cas, tant mieux : autant conserver un instrument supranational, même s’il a été créé par la bourgeoisie.

Mais croire en la possibilité de mener une telle politique avec l’Europe telle qu’elle est fait, non seulement abstraction de la logique des traités européens qui ont constitutionnalisé le capitalisme libéral (des traites peuvent éventuellement être modifiés ou appliqués de façon souple, ou pas du tout), mais surtout de la rationalité profonde des politiques européennes (et nationales) actuelles. On touche là à la limite des critiques « keynésienne » qui mettent l’accent sur le fait que l’austérité budgétaire fabrique de la  récession, du chômage, et du déficit public. Mais cette politique vise en réalité un objectif autre que celui mis en avant : il s’agit de réduire le coût du travail, de démanteler les systèmes de protection  sociale et de négociation collective, et en dernière instance de rétablir le taux de profit.

En fait, même un « New Deal » progressiste européen, une « harmonisation coopérative », une simple inflexion des politiques actuelles, rien de tout cela n’est en rien  à l’ordre de jour.  Il n’existe pas pour l’instant de secteur essentiel de la bourgeoisie qui le soutienne et il n’y a pas de pression effective du mouvement ouvrier européen en ce sens. Certes, pour la première fois, la Confédération syndicale européenne s’est opposée à un traité européen en rejetant le Traité budgétaire qualifié de « traité de l’austérité permanente », mais de là à préparer des actions à la hauteur de l’enjeu… Enfin, les antilibéraux radicaux et anticapitalistes sont trop faibles et trop peu coordonnés au niveau européen pour peser pour des solutions radicales. Les déclarations ou manifestes même véhéments et argumentés techniquement n’ont pas d’impact en l’absence de mobilisations sociales et politiques d’ampleur.

Certes, il ne faut en aucun cas déserter le terrain de la propagande pour une « autre Europe », de la construction de tous les cadres d’action, de rencontre et de discussions communes mais, dans le contexte actuel,  il serait erroné de s’en tenir à cela dans l’attente d’un réveil simultané des luttes de classe en Europe.

 

  1.  Hic Rhodus, hic salta ![1] 

Force est de constater que  les résistances à l’offensive de déconstruction des acquis sociaux européens se mènent avant tout Etat par Etat. Sur la base de ce constat, on peut penser que la seule perspective « crédible » aujourd’hui est celle d’une victoire sociale et politique dans un pays (rupture qui résulterait de luttes radicales contre l’austérité combinées, éventuellement, avec un succès électoral)[2].  Une telle situation pourrait ébranler l’ensemble de l’édifice et il importerait d’agir pour en étendre la dynamique aux autres Etats. Ceci alors que bourgeoisies nationales et internationale (et donc les marchés financiers) se mobiliseraient opiniâtrement pour faire avorter ou détourner le processus.

Un gouvernement formé suite à une victoire sociale et politique dans un Etat-membre devrait prendre des mesures d’amélioration immédiate des conditions de vie des couches populaires et engager des actions de réorientation de l’économie et de la société. Il  ne négocierait pas ces mesures avec la Commission et les autres instances européennes mais en proposerait l’extension à l’ensemble del’Europe. Pour ne pas être prisonnier du chantage de la finance, un tel gouvernement devrait également prendre immédiatement des dispositions unilatérales (contrôle des mouvements des capitaux, expropriation des banques). Sans non plus se soumettre à une concertation avec la Commission ou le Conseil européen.  Mais il ne pourrait se contenter de cela : sur le plan monétaire, il faudrait en terminer avec l’indépendance de sa Banque centrale (actuellement organiquement liée à la BCE) et commencer  à émettre ses propres Euros.

Des mesures concrètes importeraient certes plus que des proclamations. La proclamation immédiate d’une sortie de l’Euro serait contre-productive  avec en premier lieu un désordre accru pesant sur la vie quotidienne des classes populaires. Mais il ne faut pas se dissimuler que tout ce qui vient d’être décrit signifie une rupture de facto  avec l’Union économique et monétaire. Ce serait peut-être suffisant pour retrouver la maitrise de la politique économique et sociale et engager une rupture avec la logique capitaliste. Il faudrait à chaque stade se préoccuper  de mesures immédiatement perceptibles par les classes populaires : il ne suffit pas ainsi d’augmenter les impôts sur les riches (qui engageront une campagne antifiscale avec leurs relais médiatiques) mais il faut baisser en même temps les impôts sur les classes populaires (taxes sur la consommation, TVA).

Il importe avant tout de ne pas oublier qu’on ne peut pas trop finasser avec les marchés financiers : même s’il proclame qu’il reste dans la zone Euro pour la changer, tout Etat  qui prendrait des mesures internes radicales de redistribution des revenus, de remise en cause de l’austérité, de contrôle du crédit, etc., verrait des sorties de capitaux, le « spread » par rapport à l’Allemagne, s’accroitrait,  l’Euro émis par le ou les pays en rupture se déprécierait, etc. Les choses peuvent aller très vite, plus rapidement qu’une éventuelle négociation avec l’UE ou, malheureusement qu’un processus d’extension  de la rupture à d’autres pays-membres de l’UE…. Il faudra donc se donner les moyens de défendre le processus entamé sans se soucier des règles des traités européens.

En fonction des évènements,  il faudra que le ou les pays engagés dans un processus de transition vers un autre modèle de société soient prêts à une rupture ouverte et totale  avec l’Euro, sauf à trahir leurs proclamations initiales.  Sous cet angle, il est intéressant de revenir sur l’expérience française d’union de la gauche de 1981-1983. Si l’histoire n’est jamais écrite, un refus a priori d’envisager un processus de rupture avec  l’Union monétaire (et de s’y préparer) condamnerait vraisemblablement au même destin, par exemple, un gouvernement Syriza en Grèce.

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La perspective d’une « sortie » de l’Euro est donc une question qui ne peut être éludée, ce qui ne veut pas dire qu’un programme pour une issue non-capitaliste en Europe doive s’agencer autour d’elle. Il est clair qu’une orientation radicale n’éludant pas la rupture avec toutes les institutions de l’Union européenne n’irait pas sans difficultés. C’est un « saut vers l’inconnu » ou « la catastrophe » annoncent ceux qui s’y opposent, même s’ils dénoncent la BCE, Maastricht, etc.  Mais, avec la crise et les politiques conduites par les bourgeoisies, y-a-t’il un avenir « sans douleur » pour les classes populaires européennes ? L’objectif est bien entendu un élargissement du processus engagé au plus grand nombre de pays européens.

Henri Wilno

Notes

[1] A propos des révolutions, Marx écrit qu’arrive un stade où  « les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut danser ! » (Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte). Autrement dit, c’est sur ce terrain qu’il faut agir. 

[2] Sans faire de politique fiction, on peut penser qu’un tel évènement se situerait dans un contexte de « grandes crises nationales » avec, dans certains Etats, une situation où « ceux d’en-haut » ne peuvent plus gouverner comme avant  et où « ceux d’en-bas » ne supportent plus d’être opprimés comme avant. Au sein des bourgeoisies européennes, il y a des gagnants et des perdants aux politiques d’austérité et de mondialisation : des gagnants dans les secteurs les plus internationalisés, des perdants, par exemple dans certains secteurs petits et moyens bourgeois traditionnels et dans les bureaucraties étatiques ou régionales. La remise en cause des acquis sociaux, le démantèlement du droit du travail pèseront sur ceux d’en-bas.

Dans une telle situation s’affronteront sans doute (comme en Grèce aujourd’hui) plusieurs camps : ceux prêts à continuer à jouer la carte de l’austérité dans le cadre de l’Union européenne, des nationalistes et les anticapitalistes (avec, bien entendu beaucoup de nuances intermédiaires). Les anticapitalistes devront être en état de peser et de rassembler un front social et politique, à la fois par leur radicalité et leur capacité à apporter une solution en terme de pouvoir politique et de gestion de la société.