En Tunisie aussi, la révolte populaire a été préparée et nourrie par la dégradation des conditions d’existence résultant des privatisations et plans d’ajustement structurels du FMI, appliqués avec zèle par une bourgeoisie et des dirigeants politiques qui en tiraient profit.
Fin décembre 1983, le gouvernement tunisien annonçait la suppression des subventions publiques sur les produits de première nécessité. Cela s’est traduit par exemple par une augmentation de 100 % du prix du pain du jour au lendemain. Le 3 janvier 1984 eut lieu la première « émeute du pain ». La violence de la répression policière fit 143 morts et près de mille personnes furent arrêtées. Craignant une prolongation et une généralisation de la mobilisation, Bourguiba annonça alors le soir même l’annulation de la décision et le rétablissement des subventions. Cette hausse des prix devait s’inscrire dans le cadre du plan d’ajustement structurel (PAS) qui imposait un « redressement » des finances publiques en contrepartie des prêts accordés par le FMI. Le PAS fut cependant maintenu malgré les promesses et, depuis, les subventions sur les matières premières n’ont cessé de fondre.
Cet épisode s’inscrit dans la longue histoire de soumission des pays dominés aux diktats des organismes financiers mondiaux, depuis le début des années 1970. Mais ces politiques sont aussi évidemment le résultat du choix des classes possédantes de ces pays mêmes, de préserver et augmenter leurs revenus et privilèges.
Triple peine
Ainsi, la population tunisienne s’est retrouvée condamnée à une triple peine : d’abord, un endettement de plus en plus écrasant dû à des prêts présentés par les organismes européens et mondiaux comme autant d’actes de générosité ; ensuite, une destruction des emplois, des services publics et une inflation étouffante pour pouvoir bénéficier de ces prêts ; enfin, des régimes dictatoriaux soutenus et protégés par les grandes puissances impérialistes, en tant que garants de l’application de ces politiques économiques criminelles.
En Egypte par exemple, longtemps considérée comme un bon élève du FMI au même titre que la Tunisie, c’est la même spirale d’ouverture du pays au marché mondial, de prêts du FMI et de mesures de rigueur comme conditions à ces prêts, qui ont conduit à la baisse des subventions gouvernementales pour certains produits de première nécessité, à la crise alimentaire et aux émeutes du pain en 1977.
Pendant quarante ans, la dette extérieure tunisienne a connu une augmentation exponentielle, au point d’atteindre aujourd’hui 31 milliards de dinars. Les privatisations ont elles aussi explosé : cinq entreprises ont été privatisées en 1986, dix-huit en 1995, soixante-dix en 2000. En 2008, le bilan officiel de 22 ans de marche forcée était de 217 entreprises privatisées.
Les destructions d’emplois accompagnant ces privatisations étaient considérées comme des dommages collatéraux, rarement dénoncés par la direction (de l’époque) de l’UGTT. Cette dernière était même demandeuse de participer, par exemple, à la mise en œuvre de la privatisation des cimenteries de Jebel Oust et d’Ennfidha. Cette politique de destruction massive d’emplois aboutit aujourd’hui à un taux de chômage officiel de 16 %. Mais la réalité est plus grave encore, quand on sait que seulement 50 % des femmes en âge de travailler sont comptabilisées dans la population active et que les Bouazizi (vendeurs à la sauvette, travailleurs au noir et tous ceux qui grossissent les rangs de l’économie informelle) ne sont pas comptabilisés dans les chiffres du chômage. Or l’économie informelle représente aujourd’hui 38 % du PIB et 53,5 % de la main-d’œuvre, autant de travailleurs ne bénéficiant d’aucun droit ni d’aucune protection sociale.
Parmi les chômeurs, le nombre de diplômés a explosé ces dix dernières années. En fait, depuis l’an 2000, les portes des universités ont été ouvertes à un nombre croissant de jeunes et les diplômés du supérieur ont plus que doublé (de 25 000 à 55 000 par an). Les diplômés chômeurs représentent aujourd’hui près du tiers des demandeurs d’emploi. Pour une filière universitaire comme le droit, le taux de chômage des diplômés atteint 70 %. C’est dans ce contexte que l’Union des diplômés chômeurs a été créée en 2006 et qu’elle a joué un rôle important dans les mobilisations contre le régime de Ben Ali.
Et c’est aussi dans cette situation, aggravée par la spéculation mondiale sur les matières premières telles que le riz et le blé entre 2006 et 2008, que la crise est devenue de plus en plus insoutenable pour la population tunisienne. La privatisation de la Compagnie des phosphates de Gafsa et la division du nombre de ses salariés par trois, le népotisme apparent dans les derniers recrutements, ont fini en 2008 par mettre le feu aux poudres dans ce bassin minier ravagé par des choix économiques criminels.
Le soulèvement de janvier 2011 est ainsi venu s’inscrire dans la continuité de l’histoire des luttes des travailleurs et de la population tunisienne contre une politique économique qui leur a toujours été hostile, imposée par un régime dictatorial au service des puissances impérialistes.
Les mêmes politiques continuent
Pourtant, suite au départ de Ben Ali puis de son premier ministre Ghannouchi, Béji Caïd Essebsi – premier ministre par intérim jusqu’aux élections d’octobre 2011 – s’est empressé de ne rien changer : la dette a été régulièrement payée et un nouveau prêt de 250 millions de dollars a même été contracté auprès de la BIRD, tandis que la répression des manifestants et des grévistes s’est poursuivie. Puis le gouvernement islamiste actuel a déclaré que cette dette était « gérable ». Ce gouvernement a mené une longue négociation avec le FMI qui a abouti à un nouvel emprunt d’un montant de 1,7 milliard de dollars… évidemment conditionné à de nouveaux ajustements structurels : audit des banques publiques en vue de leur privatisation, réduction des subventions énergétiques, diminution du taux de l’impôt sur les sociétés, adoption du nouveau code de l’investissement.
Le poids de l’impérialisme et la compromission des différents gouvernements, de Bourguiba à Ghannouchi en passant par Ben Ali et Caïd Essebsi, sont évidents. Les raisons de la colère des travailleurs et des chômeurs de Tunisie sont entretenues et amplifiées depuis quarante ans. Elles rejoignent celles de la classe ouvrière de différents pays voisins, de l’Égypte au Portugal en passant par la Grèce, le Maroc et l’Espagne.
Wafa Guiga