Publié le Samedi 9 septembre 2017 à 09h13.

Tunisie : La révolte ne cesse de gronder dans les régions intérieures

Ce n’est pas par hasard si la révolution est partie fin 2010 des régions déshéritées de l’intérieur du pays, où la vie est encore plus difficile que dans le reste du pays : le chômage y atteint en effet des records, particulièrement pour les jeunes et les femmes. Etat des lieux, écrit le 15 août, des luttes  que continuent de mener les populations de ces régions.

Six ans après la fuite de Ben Ali, et neuf ans après la révolte prémonitoire du bassin minier de Gafsa, les habitants de ces régions se sentent toujours autant délaissés et méprisés. Une situation qui ne leur laisse d’autre choix que le désespoir et la révolte. Dans le village de Jemna (région de Kebili), par exemple, une lutte exemplaire s’est maintenue sans discontinuité depuis janvier 2011. Une des plantations de palmiers-dattiers, ancien bien colonial devenu propriété d’Etat et dirigé par des proches de la dictature, y est occupée et gérée collectivement par la population, à la grande fureur du gouvernement.

A l’heure où ces lignes sont écrites, aucune solution définitive n’a encore été trouvée avec le pouvoir. La seule avancée est la décision de justice du 13 juillet ordonnant le déblocage des comptes du commerçant qui s’était porté acquéreur de la récolte de l’année 2016. Le commerçant peut ainsi régler enfin son achat auprès de l’association à but non lucratif qui assure la gestion de la plantation occupée. Celle-ci, qui regroupe la quasi-totalité des habitants de Jemna, peut à son tour payer les 142 salariés ainsi que les autres frais, et continuer à utiliser l’intégralité des bénéfices restants à la poursuite de réalisations améliorant la vie de la population, notamment  un marché couvert, une ambulance, l’équipement de la bibliothèque, trois salles de classe et quatre blocs sanitaires pour l’école, ainsi qu’une salle de sport pour le lycée, un terrain de football, des subventions aux associations sportives et culturelles ainsi qu’à diverses associations d’utilité publique.

Partout ailleurs dans les régions de l’intérieur, des vagues périodiques de mobilisations se succèdent depuis 2011, enchaînant sit-in, manifestations, blocages de routes et de voies ferrées, occupations de sièges d’autorités locales, affrontements avec les forces sécuritaires, blocage de l’extraction et du transport de matières premières comme le phosphate ou les hydrocarbures, etc. En tête des revendications figurent l’attribution immédiate d’emplois, ainsi qu’une politique résolue de l’Etat pour développer économiquement et socialement ces régions. Hormis l’indifférence, la répression, les procès contre les jeunes manifestants et les promesses non tenues, les seules réponses réelles des gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont en général été un saupoudrage de petits boulots précaires et sous-payés. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’un nombre significatif de véritables emplois a été arraché, comme pour le site pétrolier d’El Kamour dans le gouvernorat de Tataouine.

 

La mobilisation des jeunes chômeurs de la région de Tataouine

Depuis début 2017, des jeunes chômeurs y sont, une fois de plus, en lutte contre le chômage et l’absence de développement économique. A partir d’avril, de multiples manifestations, grèves générales et blocages de routes ont lieu dans cette région saharienne, riche en hydrocarbures mais dont la population reste désespérément pauvre. Préoccupées uniquement par leurs profits, les compagnies exploitantes restent en effet sourdes aux demandes de développement économique et social, à commencer par l’embauche de chômeurs locaux.

Les pouvoirs qui se sont succédé depuis 2011 ont fidèlement relayé les desiderata des propriétaires étrangers et tunisiens. Lors de sa venue à Tataouine, le 27 avril, le chef du gouvernement se contente, pour l’essentiel, de promettre la création de petits boulots précaires et sous-payés. Les jeunes mobilisés ressentent cette réponse comme une insulte. Ils montent alors d’un cran en tapant au portefeuille, bloquant non seulement le transport mais également la production d’hydrocarbures sur le site d’El Kamour. A son tour, le pouvoir dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha hausse le ton : le 21 mai, les forces sécuritaires reçoivent l’ordre d’empêcher par tous les moyens le blocage des sites de production. Dès le lendemain, un manifestant trouve la mort et une cinquantaine d’autres sont blessés, dont plusieurs grièvement.

L’indignation et la solidarité de la population locale prend alors un nouvel essor. Il en va de même dans l’ensemble du pays. Mis en grande difficulté, le gouvernement et le patronat se trouvent contraints de répondre, au moins partiellement, aux revendications. Vendredi 16 juin, un accord intervient enfin entre le gouvernement et les jeunes chômeurs du sit-in d’El Kamour, en présence du secrétaire général de l’UGTT qui s’était proposé comme médiateur et garant de l’application d’un éventuel accord. Alors que le 27 avril, aucun recrutement n’était programmé par les compagnies d’hydrocarbures, 1500 y auront lieu selon un calendrier précis, dont 1000 avant fin décembre. Des allocations seront versées aux futurs recrutés en attendant qu’ils rejoignent leurs postes. D’autres emplois, malheureusement précaires et mal payés, seront par ailleurs attribués : 1500 en juin 2017, 1000 en janvier 2018 et 500 en 2019. Parmi les autres mesures figurent l’engagement du gouvernement à ne pas poursuivre en justice les protestataires, ainsi que le versement par l’Etat de 80 millions de dinars (30 millions d’euros) à un fonds chargé d’investir pour développer la région.

En échange, les jeunes acceptent la remise en fonction des installations d’extraction d’hydrocarbures, le déblocage des routes et la fin des sit-in dans la région de Tataouine. Ils se déclarent toutefois prêts à tout moment à reprendre les blocages si le gouvernement n’honorait pas ses promesses. Pour cette raison, ils ne démontent pas les tentes utilisées pour les sit-in à proximité́ des installations des compagnies pétrolières et gazières.

Dans le sud tunisien, l’essentiel des problèmes demeure : dans la région de Tataouine, le taux de chômage avoisine en effet 27 % (et 36 % chez les diplômés du supérieur). Dans la région voisine de Kebili, aux caractéristiques comparables, les revendications des manifestants ne sont par contre pas satisfaites à ce jour. Résultat, depuis le 20 juin, la production d’hydrocarbure est à nouveau bloquée suite à la fermeture de l’oléoduc desservant également la région de Tataouine.

 

Meknassi : 18 mois de lutte sociale 

Depuis 7 ans, Meknassi n’a pas connu de répit. Les gouvernements successifs n’ont pas répondu aux revendications de ses habitants qui ne cessent d’exprimer leur ras-le-bol de la marginalisation et du chômage. La vague actuelle de mobilisation a commencé à Meknassi il y a environ 18 mois. Elle s’est organisée en plusieurs sit-in, celui des chômeurs qui compte 17 femmes sur 63 participants, celui des salariés, surexploités à l’extrême, employés notamment dans les travaux publics, le gardiennage ou le nettoyage, qui réunit près de 500 participants dont 320 femmes,  celui des 100 candidats, dont deux femmes, qui ont réussi le concours de recrutement à la future mine de phosphate dont l’ouverture, promise pour 2013, est sans cesse repoussée.

La mobilisation actuelle des jeunes de Meknassi a commencé le 17 janvier 2016, au lendemain du suicide d’un jeune de la région voisine de Kasserine, dont le nom avait été retiré d’une liste de diplômés chômeurs bénéficiaires de contrats d’embauche. En guise de protestation, il s’était électrocuté après avoir grimpé sur un poteau devant le siège du gouvernorat. Son décès a été la goutte qui a fait déborder le vase. Il a provoqué une onde de choc parmi les chômeurs de Kasserine, celle-ci se propageant ensuite dans d’autres régions marginalisées. Dès le lendemain, les jeunes de Meknassi ont rejoint la contestation. Comme ailleurs, ils revendiquent des emplois et du développement. Rassemblements, grèves et manifestations se succèdent. La réponse sécuritaire se traduit par de violentes confrontations entre manifestants et forces de l’ordre. Le poste de police est brûlé et saccagé. Les protestataires barrent la route nationale qui relie Gafsa à Sfax. Dans la foulée, les diplômés chômeurs de Meknassi entament le 4 février un sit-in à l’intérieur du siège de la représentation locale de l’Etat.

Fin juillet 2016, le gouverneur de Sidi Bouzid accepte de formuler un accord de recrutement rapide avec les diplômés chômeurs. Mais rapidement, il se rétracte. Pour faire pression sur le gouvernement, les jeunes de Meknassi s’allongent du 29 au 31 août sur la route nationale afin de bloquer les camions transportant le phosphate extrait dans la région voisine de Gafsa.

Le 30 décembre 2016, les trois sit-in se regroupent. Ils proclament, en compagnie de l’Union locale UGTT, la désobéissance civile à Meknassi, avec fermeture des établissements publics, de la municipalité, des bureaux de poste et des banques. Cette action bénéficie d’un large soutien des habitants de la ville, sur lesquels s’abat la répression policière. « La nuit tombée, la police fait des descentes dans les quartiers. Ils jettent les bombes lacrymogènes dans les maisons, nous insultent et provoquent les jeunes. Ils ont arrêté plusieurs jeunes et les ont torturés avant de les relâcher sous la pression », raconte une veuve et mère de deux enfants. Ouvrière des chantiers publics, elle est en sit-in depuis un an pour son droit à la sécurité sociale et à la titularisation. Face à cela, l’UGTT et d’autres organisations appellent à la grève générale le 12 janvier à Meknassi, suivie d’une manifestation à Sidi Bouzid et d’affrontements avec la police.

Le 6 février 2017, les protestataires pensent avoir obtenu la satisfaction sur une partie de leurs revendications : « pour une fois, nous avons réussi à avoir un accord d’embauche immédiat pour 12 diplômés chômeurs qui ont plus de 40 ans et d’intégrer le reste des sit-ineurs dans des entreprises publiques avec des contrats de cinq ans jusqu’à leur titularisation », explique le diplômé chômeur coordonnant les mouvements sociaux à Meknassi. Quatre jours plus tard, le dossier est transféré au gouverneur de Sidi Bouzid afin de concrétiser cet accord. « Depuis, blocage total », explique le coordinateur des mouvements sociaux de Meknassi. 

Face à cela, les mobilisations reprennent de plus belle. Le 21 février,  nouveau blocage de la route nationale utilisée pour le transport du phosphate de Gafsa. Le 17 mai, blocage de deux trains de la Compagnie des phosphates de Gafsa et le 15 juin, nouveau blocage des camions de phosphate remplaçant les deux trains bloqués depuis près de deux mois.

Dominique Lerouge

 

Les femmes de Meknassi manifestent contre la double exclusion 

Samedi 21 janvier 2017, pour la première fois, des dizaines de femmes défilent à Meknassi  contre la répression policière et pour revendiquer des emplois. Contentes et fières, elles sont conscientes de l’importance du moment. Pour une fois, elles sont sur le devant de la scène. Parmi ces femmes, jeunes et moins jeunes, diplômées ou non, beaucoup font partie des trois sit-in organisés à Meknassi. Devant les regards gênés des hommes attablés aux cafés, les femmes en marche les interpellent : « citoyen victime ! Viens participer au combat ! »

Parmi leurs propos rapportés par le blog Nawaat : « Les femmes sont plus exposées à la marginalisation et à la pauvreté que les hommes. Les femmes sont encore moins payées que les hommes dans les champs agricoles ou d’autres domaines. Les filles n’ont pas le droit de décider de leur sort, et si elles élèvent la voix, elles se font traiter de tous les noms. Pourtant, nous faisons face au même ennemi. Le 10 janvier, quand la police a attaqué notre rassemblement au gouvernorat, j’ai été tabassée, tout comme les hommes. » « Ce n’était pas possible de manifester avec les hommes, il y a quelques années. Mais en février 2016, 17 femmes au chômage se sont imposées au sit-in, et elles ont commencé à participer aux assemblées générales et aux réunions. Elles ont même initié des manifestations et des rassemblements  ». « Nous avons encore du pain sur la planche. Même les militants les plus progressistes contestent le leadership féminin. Et la majorité des familles n’acceptent pas de laisser leurs filles participer à une activité mixte ou occuper la rue. Le problème est que de nombreuses femmes s’inclinent devant les exigences masculines .»

 

Vers une auto-organisation nationale des populations les plus démunies ? 

Dans les secteurs faisant traditionnellement partie du champ de syndicalisation de l’UGTT, c’est fondamentalement en son sein que se structurent les luttes, comme par exemple les vagues de grèves de 2014-2015 qui ont débouché sur une série d’avancées pour les salariés concernés. Il en va différemment pour les secteurs les plus paupérisés, dans lesquels l’UGTT est traditionnellement très peu implantée. Leurs luttes sont éparpillées et ne débouchent qu’exceptionnellement sur de réels résultats. Des chômeurs en lutte expliquent : « mille fois nous avons fait le bilan de l’échec. Des camarades en prison, d’autres affaiblis par les grèves de la faim, d’autres qui n’ont plus d’espoir… Jusqu’à quand allons-nous nous battre, chacun de notre côté ? Ce gouvernement se sent plus fort parce que nous sommes dispersés. » D’où une conclusion logique : « soit nous concrétisons la coordination entre tous les chômeurs, soit ça sera encore une fois l’échec. »

Dans ce but, plus de 240 animateurs et animatrices de ces mouvements sociaux, dont des représentants de  la lutte de Meknassi, se sont réunis en congrès du 24 au 26 mars 2017, grâce à l’aide du FTDES.1 Ils et elles représentent notamment  des sit-in de chômeurs diplômés ou non, de travailleurs particulièrement précaires et surexploités (chantiers de travaux publics, mais aussi gardiennage,  petits travaux administratifs, etc.), des ouvrières du textile licenciées, des travailleuses de l’agriculture, des victimes de la pollution du golfe de Gabès par une usine de transformation du phosphate, la population de Jemna qui depuis 2011 occupe et gère collectivement une plantation de palmiers-dattiers, en faisant bénéficier l’ensemble des habitants des profits dégagés. Lors de ce congrès, la proposition de former une coordination nationale de ce type de mouvements sociaux a été adoptée.