Bien qu’Erdogan ait utilisé tous les moyens durant la campagne du référendum constitutionnel, sa victoire a été très étroite. On lira ici l’analyse que nous a fait parvenir un correspondant à Istanbul.
Le référendum tant attendu par le parti-Etat d’Erdogan ainsi que par l’opposition, toutes tendances confondues, a finalement eu lieu le 16 avril. Les amendements constitutionnels visant à permettre la transition vers un régime présidentiel dictatorial ont été acceptés avec un faible écart de un million trois cent mille voix (sur 58 millions d’inscrits et 50 millions de votants)… d’après les résultats annoncés par le Haut conseil électoral (YSK) et fortement contestés par les partisans du Non en raison de graves soupçons de fraude.
En effet, alors que le vote continuait dans la journée du 16 avril 2017, l’YSK a annoncé que les bulletins de vote et enveloppes ne comportant pas le sceau officiel – devant être apposé par les scrutateurs le jour même du référendum – seraient tout de même valables. Ce qui est totalement contraire à la loi électorale.
Les irrégularités ne sont pas limitées au jour du référendum. Dès le début de la campagne, au mépris de toute équité, toutes les opportunités offertes par l’Etat ont été mobilisées. Le contrôle quasi absolu d’Erdogan sur les médias publics et privés a permis à la propagande pour le Oui d’être omniprésente.
Quelques chiffres suffisent à rendre compte de l’énormité de la situation. Dans les vingt premiers jours du mois de mars, sur 17 chaînes télévisés, Erdogan et divers dirigeants de l’AKP ont bénéficié de 420,5 heures de passage à l’antenne en direct et le parti de gauche HDP, lié au mouvement kurde, de... zéro ! Entre le 1er et le 22 mars, sur la chaîne publique, Erdogan et le gouvernement ont eu droit à 4113 minutes de diffusion, le parti républicain de l’opposition CHP à 216 minutes, le parti d’extrême droite MHP désormais soumis à Erdogan à 48 minutes, et le HDP... à une minute ! Rappelons qu’Erdogan avait il y a quelques mois annulé par décret l’obligation d’une égalité dans le passage à l’antenne des différents partis lors des périodes d’élection.
Des maires, préfets, gouverneurs ont déclaré leur soutien aux amendements constitutionnels ; des écoles et universités ont forcé leurs étudiants à participer à des réunions du Oui ; mairies et départements de l’Etat ont obligé leur personnel à prendre part aux meetings pro-Oui ; des cas de policiers distribuant des tracts du Oui ont été signalés.
Campagne d’Etat et criminalisation du Non
Durant la campagne, l’atmosphère a bien entendu été très tendue. S’il a été possible de monter des stands et de tracter en faveur du Non dans les grandes villes, cela s’est avéré beaucoup plus difficile dans les villes d’Anatolie où l’AKP est puissant. D’autant plus qu’Erdogan et sa clique ont, jusqu’aux deux dernières semaines, renforcé la polarisation en cours en dépassant les bornes dans la criminalisation du Non.
Erdogan s’est par exemple permis d’affirmer que les « martyrs » de la tentative de coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 étaient pour le Oui, alors que les putschistes qui bombardaient le peuple étaient des défenseurs du Non. Il avait également assuré auparavant que ceux qui soutenaient le Non étaient ceux qui voulaient diviser le pays et porter atteinte au drapeau de la nation, comme le PKK...
Cette rhétorique, dans laquelle le Oui est présenté par le régime comme une « réponse » au 15 juillet et le Non est identifié au terrorisme, lui était nécessaire car il existait une part considérable d’indécis dans la base de l’AKP, mais surtout un désaccord important au sein du MHP d’extrême droite.
Ainsi, le leader du MHP, Bahceli, concurrencé par une forte opposition interne, avait profité du coup d’Etat avorté pour faire allégeance à Erdogan et exclure les chefs de l’opposition, en les accusant d’être téléguidés par la confrérie Gülen (présumée responsable du putsch). Mais ce soutien excessif à Erdogan a aggravé la fracture au sein du MHP, et les opposants au sein du parti se sont déclarés contre le projet d’amendement constitutionnel, soutenus par une partie importante de sa base. Soulignons que parmi les très nombreux cas d’agression envers des militants du Non, parfois même par arme à feu, ce sont les partisans de droite du Non qui ont été le plus frappés par la répression.
Un camp du Non très divers
La disparité des forces politiques et sociales s’opposant au régime de chef unique souhaité par Erdogan était telle qu’une campagne commune au plan national des partisans du Non n’était pas envisageable. Chaque groupe, parti, syndicat, association a donc fait sa propre campagne, en essayant de ne pas se marcher sur les pieds.
Le CHP républicain, principal parti de l’opposition, a mené une campagne plutôt intelligente en ne s’affichant pas directement. Sur aucun de ses matériels de propagande ne figurait le nom ou le sigle du parti. Cela renforçait l’idée que l’enjeu n’était pas d’être pour ou contre Erdogan et l’AKP, donc que ce n’était pas une question de parti mais de « patrie », concernant l’avenir du pays.
Le HDP, affaibli par la mise en détention de treize de ses députés, dont ses co-présidents Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, ainsi que de 83 maires et adjoints au maire dans le Kurdistan et de milliers de militants, a surtout insisté dans sa campagne sur l’importance d’aller voter et de ne pas se désintéresser du devenir du régime turc, après tous les ravages que celui-ci a infligés à cette région.
Au niveau local, la campagne a été conduite par des « assemblées du Non » qui regroupaient aussi bien des membres de ces partis que des militants de la gauche radicale et de nombreux activistes indépendants. Ces assemblées ont été d’une certaine façon coordonnées, même si leurs liens n’étaient pas organiques, par l’Union pour la démocratie qui est une initiative civile formée au lendemain de l’instauration de l’état d’urgence et constituée de divers intellectuels, militants, groupes, partis et mouvements de gauche.
Un point important à souligner est la tenue de plusieurs rencontres, avant l’ouverture de la campagne, entre cette Union et des intellectuels islamistes critiques par rapport à Erdogan, à l’AKP et au contenu de la réforme constitutionnelle. Cela a, selon des membres de l’Union, contribué à l’adoption d’un angle d’attaque qui ne considérerait pas la base du bloc AKP-MHP comme entièrement soumise au projet d’Erdogan. Ces discussions ont en effet permis de comprendre que la base islamo-nationaliste n’était pas d’emblée gagnée au Oui, même si une partie importante de celle-ci peut continuer à voter AKP ou à vénérer Erdogan – ce qui se vérifiera largement à travers les résultats. Ainsi l’angle d’attaque adopté était fondé, non sur les sentiments anti-Erdogan et anti-islamiste du bloc « laïque », mais sur les dangers contenus d’un point de vue démocratique dans la concentration de tant de pouvoirs et de droits en une seule personne.
Du côté du Non de droite, le Saadet Partisi, courant politique historique de l’islamisme turc dont l’AKP est une scission, s’est ouvertement déclaré contre le projet soumis au vote. Dans la mesure où les partisans du Non étaient présentés dans la contre-propagande du Oui comme des représentants des « élites laïques », le refus du Saadet – bien plus radical religieusement que l’AKP – d’adhérer au bloc islamo-nationaliste a eu une importance symbolique pour contrer l’identification entre le choix à faire au référendum et la polarisation séculaire-religieux.
Le Saadet en tant que tel n’a toutefois pas mené de campagne de rue. Mais le cercle d’intellectuels islamistes critiques évoqués plus haut (dont certains sont des universitaires limogés pour avoir signé des pétitions en faveur de la liberté d’expression) s’est réuni autour d’une initiative dénommée « Plateforme pour le droit et la justice », afin de conduire une campagne s’adressant à la base conservatrice religieuse. Des jeunes militants du Saadet y ont pris part, avec une contribution au niveau organisationnel de militants de gauche.
Les résultats du référendum
Si l’on s’en tient aux résultats annoncés par l’YSK, la première constatation à faire est que la victoire d’Erdogan par une si faible marge (51 %) constitue en réalité pour lui une défaite, compte tenu de toutes les mesures prises pour rendre omniprésente la propagande en faveur du Oui et pour criminaliser le Non. Le Non est arrivé en tête dans les trois plus grandes villes du pays, Istanbul, Ankara et Izmir. Si l’on considère que les deux premières de ces villes sont administrées par des mairies AKP, cela traduit aussi un rejet important du projet de transition au régime présidentiel de la part de la base conservatrice religieuse. D’autant que des quartiers d’Istanbul traditionnellement conservateurs, comme Eyup ou Uskudar, ont eux aussi opté pour le Non, alors que dans celui de Fatih – « le » quartier islamiste par excellence – le Oui est passé de justesse.
Par rapport aux législatives du 1er novembre 2015, où le total des voix de l’AKP et du MHP avait dépassé les 61 %, la perte de voix du bloc islamo-nationaliste est de 10 %. Dans un sondage réalisé juste au lendemain du référendum, Ipsos a observé que 10 % des voix de l’AKP et 73 % de celles du MHP étaient allées au Non, tandis que 9 % des voix du HDP et 5 % de celles du CHP passaient au Oui.
Reste maintenant, pour l’AKP, à déterminer les raisons de ce glissement de voix et les moyens d’inverser la tendance d’ici aux élections de 2019. Les plus fervents défenseurs d’Erdogan, les « Reisci », expliquent ces résultats par la trahison des partisans de Davutoglu – l’ancien premier ministre évincé « tout en finesse » par Erdogan – et par la présence de « gülenistes » cachés parmi les députés. Ils en appellent à une vaste purge interne. D’autres, plus lucides, pensent que les politiques de polarisation au sein de la société et de tensions internationales ne sont plus aussi efficaces qu’avant et qu’il serait temps de changer d’orientation.
Le principal facteur est bien entendu l’opposition au sein du MHP et l’attitude des presque trois quarts de sa base qui ont voté pour le Non. L’inféodation du leader Bahceli à Erdogan n’a pas été acceptée. Parmi les divers leaders de l’opposition interne au MHP, il semblerait que c’est Meral Aksener, ancienne ministre de l’intérieur en 1996, qui est en situation de rassembler les dissidents. De son côté, le MHP historique sera soumis à un processus de désintégration et ne pourra probablement pas dépasser, en 2019, la barre des 10 % nécessaires afin d’accéder au parlement. Le futur parti de centre-droit nationaliste d’Aksener pourrait bien servir aussi de refuge à tous les mécontents de l’AKP.
Le vote des Kurdes
Une question fortement controversée est celle du vote kurde. Au Kurdistan de Turquie, même si le Non est globalement vainqueur avec plus de 60 %, entre 10 et 15 % des voix du HDP aux dernières législatives sembleraient être passées dans le camp du Oui. Les « intellectuels organiques » de l’AKP se sont empressés d’en déduire une prise de distance par rapport au mouvement kurde et un alignement sur le projet d’Erdogan. Mais les rapports du CHP et du HDP ont signalé de nombreuses irrégularités et violations des procédures de vote, principalement dans le Kurdistan et surtout dans sa partie rurale où se trouvent les petits villages. Et ceci, en l’absence des assesseurs de l’opposition, chassés des bureaux de vote par des forces militaires ou paramilitaires.
Ainsi, dans plusieurs bureaux, les électeurs ont dû voter devant les scrutateurs sans passer par l’isoloir et le décompte des voix n’a pas été public. Dans plus d’un millier de bureaux de vote ont été signalés des cas de Oui unanime (sans aucune abstention ni vote blanc ou nul), avec les mêmes signatures sur toute la liste d’émargement. Les cas de bulletins de vote non conformes (mais néanmoins validés par l’YSK) ont aussi été observés principalement dans cette région. Enfin, ont été rapportés des cas de fortes pressions et de chantage de la part des autorités locales sur les représentants de petits villages, pour le cas où l’on trouverait dans leurs urnes des bulletins pour le Non.
Le transfert de voix qu’indiquent les résultats officiels s’explique ainsi, dans une large mesure, par la répression et les handicaps subis par la campagne du Non, même si des votes Oui ont été faits en toute connaissance de cause, certains ayant pu traduire un sentiment de lassitude (« donnons à Erdogan ce qu’il veut et peut-être nous laissera-t-il tranquille ») mêlé à une critique de la guerre urbaine menée par le PKK.
Les recours déposés par le CHP et le HDP afin de dénoncer les irrégularités et de réclamer l’annulation du scrutin ont été immédiatement rejetés par le Conseil électoral puis par le Conseil d’Etat. « La résolution du conseil est sans appel » s’est exclamé le « Reis » (Erdogan) ; « tu n’as pas le droit de manquer de respect à la volonté de la Nation » a-t-il poursuivi en s’adressant à l’opposition avant de réciter des vers du poète communiste Nazim Hikmet, à l’occasion de la Fête de l’enfant.
Dix jours après le référendum les jeunes et moins jeunes, réactivant la mémoire de la révolte du parc Gezi en 2013, sont dans les rues pour protester contre ces résultats illégitimes, dans les parcs pour débattre lors de forums locaux de la nouvelle direction à prendre, des nouvelles tactiques à adopter. Les forces du Non ne sont nullement démoralisées, ni démobilisées : fières d’avoir mené une campagne intelligente et audacieuse, elles ont gagné une légitimité morale et semblent prêtes à résister face ce changement illégitime du régime.
Uraz Aydin