Dans la deuxième moitié des années 2000, l’Égypte est passée dans les mains d’un gouvernement dit des « millionnaires », affichant ostensiblement le règne de l’argent. Apparaissent dés lors deux mouvements de contestation, l’un démocratique, Kifaya, l’autre ouvrier, notamment autour des grèves du textile à Mahalla en 2006 et 2008.
2011
Le 25 janvier, dans la foulée de la révolution tunisienne, le peuple descend dans la rue. L’armée, les Frères musulmans et le PND (parti de Moubarak) se mettent d’accord pour une transition en douceur. Mais devant la menace d’une grève générale qui gronde, le 11 février, l’armée démet Moubarak pour empêcher la grève générale de le faire elle-même et de pousser ainsi la révolution plus loin. Les Frères musulmans sont spectateurs.
Tahrir est occupé, les grèves continuent pour des revendications économiques mais aussi politiques : la chute de tous les « petits Moubarak ». L’armée supprime le droit de grève le 23 mars, fait intervenir ses chars dans les usines. Les Frères musulmans, les salafistes, les libéraux, le grand Mufti, le pape copte dénoncent les grèves. Mais rien n’y fait, elles continuent. L’armée tente un premier coup de force constitutionnel par référendum ; tout le monde s’en fiche.
Le 27 mai, des centaines de milliers de manifestants dans le pays crient « Tahrir est partout. Où sont les Frères musulmans ? », prenant conscience qu’ils ont la force d’envahir les rues sans ces derniers.
En septembre, une grève générale d’enseignants, puis de médecins pour la défense des services d’éducation et de santé, menace de s’étendre. L’armée instaure l’état d’urgence en prenant prétexte de menaces terroristes. Le 8 octobre, elle tente un coup de force en montant la provocation de Maspéro. S’appuyant sur les divisions religieuses, elle appelle les musulmans à descendre dans la rue pour protéger les soldats prétendument attaqués par les coptes. Dans la rue, musulmans et coptes se rendent compte du coup monté et se retournent, unis, contre l’armée. C’est la première rupture entre l’armée et le peuple et le premier rejet populaire de tout ce qui attise les conflits confessionnels. Dans la foulée, novembre est empli d’affrontements violents entre manifestants et forces de répression autour de la rue Mohamed Mahmoud. Les Frères musulmans dénoncent les manifestants et applaudissent l’armée.
Partout et à tout moment, on parle politique. Les initiatives de toute sorte traduisent cet éveil. Des graffitis muraux aux nouvelles organisations syndicales libres en passant par une multitude de partis ou d’associations, allant de vidéastes jusqu’à des organisations d’entraide médicale ou scolaire, modifient le paysage psychologique, médiatique et intellectuel du pays. On n’a plus peur, on le dit, on le filme et le montre. Les manifestations, pétitions, occupations, sit-in, grèves locales ou générales, affrontements, occupations d’entreprises, de commissariats, préfectures, tribunaux, des initiatives multiformes dans tous les domaines (mises à l’écart de certains anciens responsables dans des universités ou des entreprises, jugements de personnalités impliquées dans l’ancien régime, expropriations de certains de leurs biens, créations de collectifs divers) ne cesseront pas.
2012
En janvier 2012, « Kazeboon » ( Menteurs), une immense campagne de vidéo-projections dans les rues, sur les murs des bâtiments publics, dans les écoles... dénonce l’armée. En même temps, les islamistes qui avaient commencé l’hiver par des succès électoraux aux législatives le finissent en janvier 2012 par un début d’effritement et une participation en baisse.
Le 25 janvier 2012, plus d’un million de personnes place Tahrir, davantage qu’un an auparavant, cherchent à envahir le nouveau parlement dominé par les partis islamistes qu’ils accusent de collusion avec l’armée. Après les massacres du stade de Port Saïd, que les militaires ont organisés pour tenter une nouvelle fois un coup de force, l’effervescence continue jusqu’au 11 février, de manière quasi insurrectionnelle. Les étudiants appellent toute la population, les ouvriers en particulier, à la grève générale pour faire tomber le régime et ouvrent la porte aux idées socialistes.
Un horizon que le vote massif pour le socialiste nassérien Sabbahi confirme aux premier tour des présidentielles de mai, faisant de lui le véritable vainqueur politique des élections.
Au premier tour, le vote islamiste s’effondre, passant de 70 % aux législatives à 25 % pour les Frères musulmans. Morsi l’emporte au second sur le candidat de l’armée, parce que les électeurs votent contre ce dernier.
L’armée tente alors un troisième coup de force. Elle dissout l’Assemblée et s’attribue ses pouvoirs, mais recule devant une mobilisation populaire exceptionnelle et accepte alors que le pouvoir passe aux mains de Morsi, comme meilleur gardien de l’ordre capitaliste à ce moment.
En septembre 2012, une grève des instituteurs s’étend au secondaire, au supérieur, aux étudiants, aux employés des transports publics, stewards et hôtesses de l’air, médecins, sidérurgistes, salariés du canal de Suez, sur fond de luttes contre la hausse des prix et les pénuries de bouteilles de gaz.
Morsi tente de détourner la colère sur des questions religieuses, avec un film américain islamophobe, puis profite du discrédit de l’armée dans cette période pour tenter un coup de force à travers lequel il s’attribue tous les pouvoirs. Une insurrection populaire, en décembre, le contraint à la fuite. Il est sauvé par l’opposition regroupée dans le Front de salut national (FSN), créé à ce moment, qui contribue à canaliser l’insurrection vers un référendum religieux, dans lequel tous les partis sont cependant désavoués et mis en minorité par le peuple qui boycotte le scrutin.
2013
En janvier 2013, une nouvelle poussée insurrectionnelle crée ses propres organes d’autodéfense. En février, le gouvernement déclare l’état d’urgence et le couvre-feu sur les villes du canal de Suez qui se soulèvent, notamment Port Saïd. Personne ne respecte le couvre-feu. En mars, avril et mai, une vague de grèves à un niveau jamais vu mêle une nouvelle fois revendications économiques et politiques.
Les jeunesses de l’opposition libérale chevauchent alors ce mouvement et le centralisent avec la campagne Tamarod et ses 22 millions de signatures qui contestent la légitimité de Morsi, mais occultent en même temps le contenu social de la mobilisation en interdisant son expression (seul le drapeau national est autorisé). Tamarod culmine le 30 juin, quand peut-être 17 millions d’Egyptiens descendent dans la rue pour renverser Morsi. L’opposition panique devant cette seconde révolution et en appelle à l’armée. Celle-ci, remise en selle par le FSN, renverse Morsi par un coup d’État afin de couper l’herbe sous le pied à la révolution, de l’empêcher de porter ses revendications sociales sur le devant de la scène et d’entraver à cette occasion une prise de conscience politique ouvrière.
Les Frères refusant leur mise à l’écart et s’opposant au mouvement populaire, l’armée se lance dans les massacres de leurs rassemblements, un peu comme réponse à la tentative de coup de force de Morsi en novembre 2012, mais surtout pour faire obstacle à une poursuite du 30 juin et, à partir du chaos, légitimer son pouvoir bonapartiste contre la révolution.
Dès la fin août cependant, des grèves et des manifestations reprennent, pour tout type de revendications.
Jacques Chastaing