Publié le Dimanche 27 septembre 2015 à 07h47.

Une année de mobilisations contre les assassinats policiers et le racisme

En août 2014, l’assassinat de Michael Brown, jeune Noir de 19 ans non armé, par la police de Ferguson (Missouri) a provoqué des mobilisations massives, d’ampleur nationale, avec une forte implication de la jeunesse afro-américaine. Depuis, des milliers de jeunes activistes principalement afro-américains organisent des manifestations et des actions contre les assassinats policiers aux quatre coins du pays en se revendiquant du mouvement BlackLivesMatter (« les vies noires sont importantes »).

Si la brutalité policière et le racisme institutionnel sont toujours aussi présents, BlackLivesMatter a cependant réussi à amener la problématique sur le devant de la scène publique, nationale et internationale.

 

Un mouvement... ou des mouvements ?

BlackLivesMatter est davantage une série de mouvements portant sur la brutalité policière et le racisme institutionnel qu’un mouvement unique : il n’y a pas de revendications communes et peu d’actions d’envergure nationale. Les mobilisations sont avant tout des réactions face aux assassinats policiers d’Afro-américains, qui se produisent au rythme d’un toutes les huit heures.

En aout 2014, à Ferguson, et à Baltimore en avril 2015 après l’assassinat de Freddie Gray, on a eu une combinaison d’une mobilisation locale continue et forte et d’actions de soutien partout dans le pays pouvant rassembler des milliers de personnes. Beaucoup d’autres manifestations sont restées confinées à la sphère locale et ont impliqué moins de personnes. En soutien à la mobilisation, il y a eu au moins des centaines d’actions de désobéissance civile, des sit-in massifs comme dans un centre commercial de Madison, Wisconsin, ou de manière plus symbolique, comme les blocages de ponts à New York ou d’autoroutes à Los Angeles par des petits groupes d’activistes déterminés. Des émeutes ont parfois émaillé les manifestations.

Les modes d’actions ont été hétérogènes mais également les revendications. Si les principaux slogans étaient communs comme « Hands up don’t shoot » (« Ne tirez pas, je lève les mains », derniers mots de Michael Brown avant d’être assassiné) et « Black lives matter », ils signifiaient des choses différentes pour chacun des participants. Pour l’aile la plus modérée du mouvement, il faut plus de chefs de police noirs et plus de policiers noirs. Cependant, la jeune génération d’activistes rejette ces revendications et veut ouvrir un débat plus global sur la violence policière, l’incarcération de masse et le manque d’opportunités économiques des Afro-américains. Quand deux vieux leaders noirs connus du mouvement pour l’égalité des droits, Al Sharpton et Jesse Jackson, tous deux pasteurs et anciens candidats aux primaires démocrates, sont venus à Ferguson pour demander davantage de policiers noirs, ils ont été hués par la foule composée de jeunes.

Cette hétérogénéité des revendications et des modes d’action est due au niveau extrêmement faible d’organisation politique des Afro-américains, combinaison de la crise économique des années 1970 qui a frappé de plein fouet les Afro-américains, d’une répression très violente des organisations radicales dans les décennies 1970 et 80 et d’années et d’années de reculs et de trahisons par les Démocrates et leurs alliés syndicaux. Il existe actuellement de nombreuses associations locales qui tentent de se lier les unes aux autres. Cependant, de grandes entreprises financent ces associations, davantage pour garder un contrôle sur le mouvement social que par charité, et cela a nécessairement un impact sur leurs revendications.

Si le mouvement BlackLivesMatter se constitue en une organisation nationale, il devra se poser la question de ses rapports aux institutions et aux partis institutionnels, notamment le parti Démocrate, parti professionnel de la cooptation des mouvements sociaux. En effet, au nom de la logique du « moindre mal » et de l’impossibilité de « travailler hors du système », depuis le mouvement des droits civiques, de nombreux leaders noirs et ouvriers ont été happés par cette gigantesque machine à étouffer les luttes qu’est le parti Démocrate, le problème ne se posant pas avec le parti Républicain qui épouse des vues plus ouvertement racistes et anti-ouvrières. 

Le principal gain du mouvement est d’avoir donné une visibilité nationale à la question de la brutalité et des assassinats policiers. C’est notamment la répression importante qui a augmenté cette visibilité : à Ferguson, ce sont des équipements militaires revenant d’Irak qui ont été déployés pour faire face aux manifestants ; à Baltimore, 5000 gardes nationaux armés de M16 ont été déployés pour faire respecter le couvre-feu. Ponctuellement, les mobilisations ont pu peser sur telle ou telle décision de jury condamnant les policiers à des peines pour des assassinats d’Afro-américains. Mais globalement, très peu de jurys ont prononcé des condamnations et la majorité des policiers ont été acquittés ou ont reçu des sanctions symboliques, quand ils ont été effectivement poursuivis. Cependant, suite au mouvement, des centaines d’assassinats qui auparavant seraient passés inaperçus pour quelqu’un d’autre que la famille et la communauté des victimes ont une attention nationale des médias. 

 

L’Amérique d’Obama, une Amérique sans préjugés ?

Le 16 juillet dernier, Obama, soucieux de gauchir sa fin de mandat, a visité  – c’est une première pour un président en exercice – une prison dans l’Oklahoma. Il a soulevé le problème de la surpopulation carcérale mais s’est bien gardé de l’associer au racisme. Personne, dans la classe politique officielle, n’a proposé de mesure visant à limiter la brutalité policière et l’incarcération de masse frappant la communauté afro-américaine.

Alors que l’on se trouve sous le premier président noir de l’histoire des Etats-Unis, les politiciens bourgeois ont montré leur défense inconditionnelle du système raciste en place, y compris les politiciens et militants institutionnels noirs. Une des premières réactions de la classe dirigeante, en plus d’envoyer tanks et snipers à Ferguson, a consisté à dire que la violence policière raciste était provoquée par les victimes et à se servir des quelques émeutes pour fustiger la violence des manifestants.

Une véritable machine à dénigrer les victimes s’est mise en place. Ainsi, quelques jours après l’assassinat de Ferguson, Barack Obama dénonçait dans une église noire à Chicago l’absence des pères noirs dans l’éducation des enfants, sans mentionner évidemment que si les pères noirs étaient absents c’est avant tout qu’ils étaient en prison ou victimes du chômage et de la misère. Les militants institutionnels noirs dénoncent la « culture hip hop » comme principal vecteur consistant à faire des jeunes noirs des cibles, plutôt que le racisme, leur conseillant de « remonter leurs pantalons » (pull your pants up).

Et on a vu également à Philadelphie des manifestations organisées par l’aile la plus réformiste du mouvement (financée par des ONG) dénonçant le crime « noir contre noir » (black on black crime), le but étant de détourner l’attention des assassinats policiers en défendant l’idée que la violence est avant tout commise par les Noirs sur les Noirs, sans évidemment analyser les causes de la violence entre gangs, le manque d’opportunités économiques pour les jeunes noirs des ghettos qui en fait des proies faciles pour rejoindre les armées des dealers. 

L’année 2016 va être polarisée politiquement aux Etats-Unis par l’élection présidentielle, et il est sûr que l’électorat noir va être sollicité par les politiciens bourgeois, davantage sûrement par les Démocrates que par les Républicains. Cette élection opposera probablement pour les Démocrates l’épouse de l’ancien président Clinton et sénatrice de l’Etat de New York, Hillary, et pour les Républicains le frère de l’ancien président George W. Bush et actuel gouverneur de Floride, Jeb. Vu le casting, il est sûr qu’il y a peu à attendre de ces élections pour améliorer la condition des Afro-américains. Si le taux de participation des Afro-américains a atteint des records en 2008 et 2012 pour l’élection d’Obama, dépassant pour la première fois celui des Blancs, il est attendu que celui-ci redescende à son niveau antérieur.

Surtout que sur la question de Black Lives Matter, les candidats savent tous manier les événements avec prudence, tout en condamnant toute forme de révolte. Ainsi, suite à la tuerie de Charleston, Jeb Bush, contrairement à beaucoup de Républicains, s’est prononcé contre le maintien du drapeau confédéré près du capitole de l’Etat de Caroline du Sud, comme Hillary Clinton. Celle-ci a repris le crédo libéral depuis Ferguson : non pas Black Lives Matter, mais « all lives matter » (toutes les vies sont importantes), niant le fait que les Noirs sont des cibles particulières de la violence policière.

Aux appels à soutenir Obama hier ou Hillary Clinton demain pour « faire barrage » aux Républicains, la seule réponse possible pour le mouvement est de souligner le bilan des Démocrates : la situation des Afro-américains a été la même sous les administrations démocrates et républicaines, et après Reagan, c’est sous un président démocrate, Bill Clinton, que la situation a le plus empiré, même si les médias libéraux ont tendance à repeindre la période de Bill Clinton en rose pour favoriser les chances de son épouse aux présidentielles de 2016. L’indépendance politique du mouvement doit se manifester d’ores et déjà par le refus de la pression exercée sur les mouvements sociaux pour se concentrer sur l’arène électorale et l’affirmation que c’est dans la rue que tout se joue. 

 

De nécessaires convergences...

Le mouvement BlackLivesMatter peut également trouver des alliés dans le mouvement ouvrier où davantage d’espace existe qu’au moment du mouvement des droits civiques. Même si le chômage des Noirs est très fort, une grande partie d’entre eux est présente dans le monde du travail, dans les secteurs les plus ouvriers et dans les syndicats. Le syndicalisme américain souffre cependant fortement d’une très grande collusion avec le patronat et les partis institutionnels.

Pourtant, le taux de syndicalisation aux Etats-Unis est plus élevé qu’en France, autour de 12 %. Mais les bureaucrates syndicaux américains – comme certains en France d’ailleurs – ne voient les syndicats que comme des entreprises comme les autres fournissant des services (comme l’assurance santé), à des clients (les syndiqués), contre des frais (les cotisations). Le syndicat de l’automobile UAW par exemple, par le biais des fonds de retraite des employés que le syndicat gère, est actionnaire des trois grandes compagnies automobiles (GM, Chrysler, Ford) et a donc un intérêt direct à ce que celles-ci réussissent et à ce que les revendications des employés passent à la trappe.

Dans le privé et notamment l’automobile, depuis le début de la crise, des dizaines d’usines ont fermé, principalement dans le quart nord-est industriel des Etats-Unis. Les bureaucrates syndicaux décrivent ces fermetures comme des processus naturels, inéluctables, dus à l’absence de compétitivité vis-à-vis du Mexique et de la Chine. Mais une partie significative des usines ne sont pas parties en Chine ou au Mexique mais dans le sud des Etats-Unis où existent des lois antisyndicales féroces. Les syndicats paient le prix de leur refus de la confrontation avec le patronat dans le sud, alors que dans des Etats comme le Mississipi ou le Tennessee il y a désormais des centaines de milliers de travailleurs de l’automobile, donc beaucoup de Noirs, qui ne sont pas organisés et dont les salaires sont trois fois inférieurs à ceux du nord-est.

Quelques grèves ont eu lieu, notamment en 2012 une grande grève victorieuse des enseignants de Chicago contre les suppressions d’emplois et pour plus de moyens, liant les communautés les plus touchées (afro-américaine et latinos) à la lutte des enseignants. La campagne pour un salaire minimum de 15 dollars de l’heure, lancée en 2012 par le syndicat des services SEIU parmi les salariés de fast-food, bien qu’elle soit menée de manière bureaucratique et par le haut, laisse cependant une petite place pour l’auto-activité et l’expérience d’une fraction des travailleurs de ce secteur très précaire, très peu syndiqué et avec une forte proportion de travailleurs de couleur.

A Ferguson et dans d’autres villes, les syndicalistes de cette campagne ont participé aux manifestations de soutien pour la justice pour Mike Brown, le lien entre le racisme et l’exploitation étant évident pour eux. La mère de Michael Brown est d’ailleurs syndiquée et plusieurs syndicats à forte proportion d’Afro-américains (services, santé, vente) ont soutenu la revendication que justice soit faite.

Les travailleurs immigrés, préférés initialement aux Afro-américains en tant que main-d’œuvre plus « docile » et mis en concurrence avec ceux-ci, ont su montrer leur force le 1er mai 2006 par une grève générale de cinq millions de travailleurs et travailleuses contre une proposition de loi visant à construire un mur entre les Etats-Unis et le Mexique. Ces travailleurs, en même temps qu’ils amènent leur force de travail, « importent » également leur radicalité et leur culture politique venant de pays où la conflictualité et la conscience sociale sont plus élevées qu’aux Etats-Unis. En 2008 notamment, 200 travailleurs en majorité mexicains ont fait une semaine de grève avec occupation de l’usine Republic Doors and Windows à Chicago pour exiger de meilleures indemnités de licenciement alors que l’usine fermait, ce qui ne s’était pas vu aux Etats-Unis depuis bien longtemps.

Dans la stratégie de la classe dominante américaine pour se maintenir au pouvoir, le verrou raciste a toujours eu une place prépondérante. Cependant, dans les périodes de troubles sociaux, ce verrou a bien des fois sauté. La société américaine est organisée de manière raciste mais les bouts de la société ne sont pas étanches les uns des autres. Si le mouvement BlackLivesMatter se développe réellement, il ne pourra que fragiliser le capitalisme américain, et le fait de voir que le roi est nu peut encourager d’autres secteurs de la population à revendiquer leur dû, créant ainsi les conditions pour une unité de tous les exploité-e-s, quelle que soit leur origine et leur couleur de peau, pour un combat des 99 % contre les 1 %.

Stan Miller