Un entretien avec Christophe Darmangeat. Propos recueillis par Elsa Collonges.
Docteur en sciences économiques et enseignant à l’université Paris Diderot, Christophe Darmangeat est l’auteur de deux ouvrages importants d’anthropologie marxiste (voir dans cette édition, page 32). A l’heure du mariage pour tous et des mobilisations réactionnaires de ses opposants, il était utile de solliciter son éclairage sur les formes que la famille, le mariage, la parenté ont pu prendre dans l’histoire.
Les opposants au mariage pour tou-te-s présentent la famille avec père, mère et enfants comme le seul modèle possible. Existe-t-il ou a-t-il existé des sociétés fonctionnant sur d’autres organisations de la famille ?
Toutes les sociétés ont eu tendance à légitimer leurs institutions en expliquant qu’elles étaient les seules conformes aux lois impératives de la Nature ou de Dieu. En réalité, quand on observe différents types de famille sur l’ensemble de la planète, on est surtout frappé par l’incroyable variété de formes que les êtres humains ont pu imaginer pour vivre ensemble et élever leurs enfants.
La seule constante, jusqu’à l’avènement du capitalisme, est une profonde division sexuelle du travail. Les hommes et les femmes occupant des rôles économiques complémentaires — ce qui ne veut pas forcément dire équitables —, partout la forme courante de la famille incluait des gens des deux sexes. Mais à partir de là, l’imagination humaine a été d’une fertilité sans limites, tant en ce qui concerne les unions sexuelles que les liens de filiation.
Par exemple, pour leurs premiers-nés, les Samo du Burkina dissociaient la paternité biologique de la paternité sociale. Le père social, mari de la mère, n’était pas le procréateur. Tout le monde connaissait celui-ci ; on évitait simplement de prononcer son nom en présence du mari, sauf pour l’offenser. Et toujours en Inde, chez les Toda, qui pratiquaient la polyandrie1, le père officiel d’un enfant était le dernier à avoir accompli la cérémonie appropriée, et cela, même s’il était décédé depuis des années ! L’ethnologie fourmille ainsi d’exemples tous aussi étonnants les uns que les autres.
Les anthropologues bien-pensants ont toujours cherché à nier cette diversité en expliquant que tout cela n’était que des variations autour de l’éternelle famille nucléaire. C’est une escroquerie. Comme tout ce qui est humain, la famille — de même que certains des sentiments qui lui sont souvent associés, comme la jalousie —, n’est pas « naturelle ». C’est une construction sociale, éminemment variable.
Le mariage est-il une institution commune à l’ensemble des sociétés ?
Le mariage est une institution presque universelle… mais pas tout à fait ! Un peuple de Chine, souvent présenté à tort comme un matriarcat, les Na, ignorait aussi bien le concept de mariage que celui de paternité. Les femmes avaient des amants « visiteurs », qui ne passaient avec elles que les nuits. Les enfants étaient élevés par leur mère et leurs oncles maternels.
Ailleurs, le mariage a pu revêtir toutes les formes possibles. Familles monogames, polygynes, polyandres, resserrées, élargies2, divorce facile ou interdit, adultère admis ou puni de mort, on trouve absolument tout ! Parfois, le mariage ne concernait que deux individus, parfois il était l’enjeu de stratégies complexes. Parfois il se faisait sans plus de formalités, parfois il était conditionné par de lourds paiements, soit de la femme à l’homme (la dot), soit de l’homme aux parents de sa future épouse (le « prix de la fiancée »). Bref, à l’échelle de l’humanité, il n’a clairement pas existé « une », mais de très nombreuses significations sociales du mariage.
Dans notre propre société, ceux qui pratiquent l’union libre ont démontré depuis fort longtemps que pour vivre ensemble entre adultes consentants (quel qu’en soit le sexe), on pouvait se passer de monsieur le maire et de monsieur le curé sans que le ciel ne tombe sur la tête de quiconque…
Existe-t-il des sociétés où les parents socialement reconnus sont de même sexe ?
Absolument. Il me vient à l’esprit deux cas. Le premier est celui de nombreuses sociétés africaines, comme les Nuer, des pasteurs du Soudan. Sous réserve qu’elle en ait les moyens, une femme stérile avait le droit de prendre elle-même une ou plusieurs épouses. Elle payait alors, à l’instar des hommes, la somme voulue à leurs parents, et devenait à tous égards le « mari » de ces femmes. Elle devenait aussi le « père » des enfants que celles-ci ne manquaient pas d’avoir avec des hommes de passage. Ce mariage était homosexuel, mais n’impliquait a priori pas des rapports amoureux entre les conjoints.
Le second cas, très différent, est celui de l’Amérique du Nord. Dans la plupart des tribus indiennes existaient des « berdaches », également appelés êtres aux « deux esprits », car ils étaient censés cumuler les «esprits » et les rôles sociaux des deux sexes. Ils et elles pouvaient entretenir des relations sexuelles ou se marier de manière hétérosexuelle comme homosexuelle. Dans ce cas, lorsque le conjoint avait eu des enfants d’une précédente union, ces enfants possédaient deux parents du même sexe.
Peut-on faire un lien entre les formes de mariage et de parenté et les inégalités sociales ?
Voilà une question bien difficile, qui a tracassé les anthropologues depuis la deuxième moitié du XIXe siècle.
On pensait alors que les systèmes de mariage et de parenté s’étaient partout succédé selon un ordre déterminé. Certains systèmes étaient censés être typiques de sociétés égalitaires, tandis que d’autres étaient associés aux premières inégalités, puis d’autres encore aux classes. C’est le cas chez Lewis Morgan, ce pionnier sur lequel s’appuie Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.
Or, les découvertes ultérieures ont montré que les choses étaient beaucoup plus compliquées. Il n’existe manifestement pas d’ordre global de succession des systèmes de parenté, et un même système de parenté peut se retrouver dans des sociétés très différentes. Il existe certaines tendances générales : la plupart des sociétés étatiques ont éliminé les groupes de parenté, lignages ou clans, si répandus et si importants dans les sociétés primitives. Mais ce n’est nullement une règle absolue.
Inversement, certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires possédaient, lorsqu’on les a étudiées, un système de parenté semblable au nôtre (notre système s’appelle « eskimo », ce n’est pas pour rien). Les mêmes, ou d’autres, pratiquaient, comme dans les îles Andaman, une monogamie assez stricte – bien différente toutefois de la famille bourgeoise traditionnelle.
Et concernant la place des femmes ?
Là aussi, bien des raisonnements du XIXe siècle ont vieilli. Par exemple, on a pu croire que la transmission de l’appartenance au clan par les femmes – en langage technique, la « matrilinéarité » – traduisait d’une manière ou d’une autre leur statut élevé. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. En revanche, un élément qui intervient davantage est la coutume qui oblige le mari à aller habiter chez sa femme – la « matrilocalité ». C’est alors la femme qui possède la maison… et qui peut donc mettre son mari dehors à tout moment. La matrilocalité s’accompagne pour les femmes d’une certaine puissance économique et d’une position sociale relativement favorable. C’était le cas chez les Iroquois, bien connus de Morgan.
Quoi qu’il en soit, si parmi certains peuples, les femmes ont pu faire peu ou prou jeu égal avec les hommes, il n’en est aucun où elles aient pris le pas sur eux. Dans l’immense majorité des sociétés primitives, même les plus égalitaires sur le plan économique, la domination masculine était présente, parfois à des degrés extrêmes, et toujours sanctionnée, entre autres, par les formes de mariage et de famille.
Pourquoi la contestation de la famille traditionnelle est-elle possible aujourd’hui ?
Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le capitalisme a bouleversé les rapports sociaux – ce que Marx expliquait déjà dans son Manifeste communiste de 1848. À ceux qui accusaient les communistes de vouloir détruire la famille, il répondait que la société bourgeoise elle-même était en train d’accomplir cette tâche. Elle l’a fait de multiples manières – pour preuve nos propres sociétés, où aujourd’hui bien des enfants naissent hors mariage, grandissent dans des familles monoparentales ou recomposées, ou possèdent deux parents du même sexe.
Le facteur le plus important de cette évolution, celui qui en a été le fondement, est la généralisation de la production marchande. Pour résumer, à partir du moment où un individu (homme ou femme) perçoit un revenu, et sous réserve que celui-ci soit suffisant, il peut dorénavant acheter tout ce qui est nécessaire pour vivre.
C’est la clé d’un bouleversement énorme. Vivre à deux a pu cesser d’être une nécessité imposée par des règles sociales, en particulier la division sexuelle du travail, et devenir un choix librement consenti – d’autant plus librement qu’il n’est pas biaisé par des problèmes d’argent. Cette évolution constitue une immense libération, un progrès qui laisse entrevoir ce que pourront être les relations intimes dans une société future, une société débarrassée de toutes les croyances et les traditions qui, en plus des contraintes matérielles, pèsent encore aujourd’hui sur les individus.
J’en profite pour ajouter que cette même généralisation de la production marchande explique aussi l’émergence de la revendication de l’égalité des sexes. L’idée selon laquelle hommes et femmes doivent pouvoir occuper indifféremment les mêmes positions dans la société n’avait jamais vu le jour dans aucune société avant le capitalisme. Elle est en est le fruit, tout comme l’ensemble des idéaux communistes. Mais pour cueillir ce fruit-là, il faudra abattre l’arbre qui l’a porté !
Notes
1. Polyandrie : la possibilité pour les femmes d’avoir plusieurs époux.
2. Polygynie : fait pour un homme de vivre avec plusieurs femmes. Famille élargie : ensemble de personnes de la même famille vivant dans le même foyer.