L’affaire Cahuzac, au- delà du personnage, doit s’analyser à la lumière d’une double crise : la crise de l’économie mondiale et celle de la représentation politique des travailleurs et des couches populaires. Le gouvernement Hollande- Ayrault est balloté dans ces remous.
La crise économique mondiale est loin d’être terminée. Dans la plupart des grands pays, y compris la Chine, la situation du système bancaire reste incertaine. Malgré un ralentissement, la Chine connaît toujours une croissance élevée, la croissance américaine est limitée mais réelle (du moins pour l’instant), mais il n’en est pas de même pour l’Europe dont le poids économique recule. Pour tenter de reconquérir leurs positions sur le marché mondial, les bourgeoisies européennes veulent liquider ce qui reste de «modèle social européen ». Les politiques d’austérité pèsent sur la croissance: le produit intérieur brut de la zone euro a baissé en 2012 (de 0,5%) et devrait encore reculer en 2013 (0,3%). La croissance française est en panne et beaucoup d’organismes de prévision pensent que 2013 sera une année de récession tandis que le commerce extérieur français enregistre de larges déficits. Les politiques économiques conduites dans la zone euro, inspirées par la volonté de redresser les profits, s’inscrivent dans le traité budgétaire accepté par Hollande au début de son mandat (moyennant un pacte de croissance postiche) tandis qu’est maintenue la liberté de circulation des capitaux et la possibilité pour les banques de faire à peu près tout ce qu’elles veulent. Tout au plus, des mesures limitées d’information ont-elles été demandées aux paradis fiscaux et bancaires. Qu’à cela ne tienne! Même si les risques sont minimes, les banques se sont dotées des instruments nécessaires pour transférer les fonds vers les pays restés plus opaques. C’est ainsi que le compte Cahuzac a migré de la Suisse vers Singapour. Des dispositions supplémentaires sont aujourd’hui annoncées, mais il y a tout lieu d’être sceptiques sur leur impact.
Cette crise économique mine la crédibilité des gouvernements européens qui, de droite ou de gauche, mènent peu ou prou la même politique. Il est erroné de tonner, comme Jean-Luc Mélenchon, que «c’est la faute aux Allemands ». Au-delà de quelques nuances secondaires, Hollande et Ayrault sont des agents zélés et convaincus de cette orientation. Et d’ailleurs, ils n’ont pas d’alternative sauf à se lancer dans un affrontement majeur avec le capital ce qui serait contradictoire avec leurs gênes.
La précarisation croissante des salariés, la stagnation ou la baisse du pouvoir d’achat, la destruction des grandes concentrations de travailleurs, notamment dans l’industrie, la déconnexion des lieux de production et des centres de décision patronaux, rendent plus difficiles des réponses coordonnées des travailleurs à ces politiques anti-ouvrières et aux plans de licenciement. Ceci d’autant plus que les directions syndicales, même lorsqu’elles refusent certains reculs (comme en France, la CGT et FO par apport à l’ANI), ne se situent pas en position de préparer des mouvements à la hauteur des enjeux.
La crise du social-libéralisme
Après l’effondrement ou le très fort recul des PC (la situation variant selon les pays), la social-démocratie est restée la principale force représentant les travailleurs et le couches populaires. La social-démocratie traditionnelle pouvait être qualifiée de courant « ouvrier-bourgeois » : c’est-à-dire qu’elle défendait certains intérêts ouvriers dans le cadre de la société bourgeoise et sans remettre en cause celle-ci, voire en étant prête à la défendre contre une poussée révolutionnaire. Elle a mué en un social-libéralisme, profondément inscrit dans la logique du capitalisme désormais reconnu comme «horizon indépassable». Lionel Jospin avait inventé une formule hypocrite : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché». En fait, l’économie de marché généralisée suppose la société de marché et c’est bien dans ce cadre que prospèrent les Cahuzac. D’autant que le passage de la social-démocratie au social-libéralisme s’est également accompagné d’une transformation du personnel dirigeant des partis « socialistes ». Les dirigeants traditionnels de ces partis étaient pour une part issus de milieux syndicaux ou militants, les nouveaux dirigeants n’ont souvent jamais distribué le moindre tract (sauf pour se faire élire). Ils proviennent des mêmes catégories de cadres de la fonction publique ou du privé que l’essentiel du personnel politique national de la droite. Ils fréquentent les mêmes milieux, ont les mêmes aspirations sociales.
Ils se retrouvent dans les mêmes lieux commodes de contacts et de connivence. Le Cercle de l’industrie a ainsi été créé en 1973 par le PDG de Renault de l’époque (Dominique Lévy) et par Dominique Strauss-Kahn. Il regroupe les dirigeants des principales entreprises européennes et a traditionnellement deux vice-présidents : un de droite, un « de gauche » (Pierre Moscovici l’a été durant plusieurs années). « Le Siècle », pour sa part, a comme objectif de faire se rencontrer les «élites pour mieux se connaître au-delà du clivage gauche-droite ». Il est actuellement présidé par Nicole Notat, succédant à Denis Kessler (ancien vice-président du Medef). Parmi ses membres ou les invités de ses dîners mensuels, la gauche socialiste est largement représentée. On pourrait multiplier les exemples de ces lieux de rencontre entre « adversaires».
Une véritable osmose
Jérôme Cahuzac est un des produits de cette osmose entre dirigeants politiques de droite et de gauche et monde des affaires. Dans cette galaxie, les politiques gagnent moins que ceux qui font directement du business. D’où des envies, magnifiquement exprimées par Nicolas Sarkozy décorant Stéphane Richard (actuel PDG d’Orange, auparavant passé d’un cabinet ministériel de gauche à un autre de droite) de la Légion d’Honneur, en 2006 : « Tu es riche, tu as une belle maison, tu as fait fortune... Peut-être y parviendrai-je moi-même. » Pour satisfaire de telles aspirations, il faut se placer sur le chemin de l’argent. C’est ce qu’a fait Cahuzac qui, après avoir travaillé au sein du cabinet de Claude Évin au ministère de la Santé, déposait en 1993 les statuts de « Cahuzac Conseil », qui travaillera exclusivement pour l’industrie pharmaceutique. En ce sens-là, il est bien le produit d’un système. Au sein du ministère Ayrault, il était le « père-la-rigueur », incarnation hautaine des grands équilibres budgétaires, ce qui ne l’empêchait pas de faire ses petites affaires en douce.
Au-delà de Cahuzac, la soumission complète de Hollande au capital financier est visible. Dans sa conférence de presse du 28 mars dernier, il proclamait «Je ne suis pas un président socialiste » et annonçait la diversion désormais traditionnelle : une nouvelle loi sur le foulard. Les turpitudes de Jérome Cahuzac dévoilées, Hollande promet des mesures de « moralisation » de la vie politique mais maintient le cap de l’austérité.
La crise du pouvoir est ouverte, elle va rebondir. Mais ce qui serait nécessaire, la rupture avec un système économique et politique pourrissant, ne se profile pas encore. Bien que l’économie de profit soit déconsidérée, la crédibilité d’une alternative anti-capitaliste est loin d’être évidente au-delà de milieux restreints. Dans le même temps, l’extrême-droite unie à une partie de la droite se lance dans une offensive réactionnaire qui ne se limitera pas à la question du mariage et de l’adoption. Cette offensive est d’autant plus dangereuse qu’elle s’accompagne de manifestations de rue.
Construire une alternative
Dans la France des années 1930, la crise économique se doublait de la crise du parti traditionnel le plus important à gauche, le parti radical qui représentait essentiellement la petite bourgeoisie. Mais l’espérance socialiste était vivace et il semblait exister une relève du côté des partis se réclamant de la classe ouvrière – socialiste et communiste. La victoire électorale du Front populaire a ainsi favorisé les grandes grèves de juin 36. Les limites de ces partis, leur refus de s’appuyer sur les masses en lutte pour aller au-delà du cadre de l’Etat bourgeois (on se souvient du «Il faut savoir terminer une grève » de Maurice Thorez, dirigeant du PCF), ont entraîné la dislocation des espoirs initiaux. Aujourd’hui, autant qu’en 1938, face au pourrissement du système économique et politique, face à la crise écologique, il est clair que «sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe ». Mais, par contre, la suite de ce raisonnement de Trotsky ne correspond plus à la réalité: on ne peut dire aujourd’hui que «la crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
Les anticapitalistes, le révolutionnaires ont donc à reconstruire les capacités d’offensive des travailleurs et de la jeunesse. Il faut remettre en cause cette logique de séparation entre luttes sociales et champ politique, présente non seulement au PS mais aussi dans le Front de gauche: la situation actuelle ne se dénouera favorablement pour le camp populaire qu’à travers une intervention directe de ceux d’«en-bas», tant sur le terrain social que sur le terrain politique. Et certainement pas d’un coup de baguette magique – avec, par exemple, Jean-Luc Mélenchon dans le rôle de l’enchanteur Merlin. Il faut, pour reprendre la formule de Daniel Bensaïd, faire preuve d’une « lente impatience », tout en étant prêt aux accélérations de la situation, aux tournants brusques probables dans le climat d’incertitude actuel.
Par Henri Wilno