Face à un gouvernement déterminé à poursuivre son entreprise de destruction sociale et d’écrasement de résistance, et avec la menace de plus en plus pesante de l’extrême droite, la gauche sociale et politique n’a d’autre choix que de changer de braquet.
Les élections européennes de mai ont été marquées par la construction et la mise en scène de la vraie-fausse alternative Macron-Le Pen, avec une droite « traditionnelle » laminée et une gauche faible et divisée. Après 6 mois de mouvement des Gilets jaunes, difficile dès lors de ne pas voir dans le scrutin européen, malgré le caractère toujours déformé des cristallisations électorales, une expression de la « discordance des temps » chère à Daniel Bensaïd : temps social et temps politique, s’ils ne sont pas disjoints, ne se confondent pas, et une mobilisation sociale, aussi puissante soit-elle, ne provoque pas mécaniquement un recul des forces gouvernementales et/ou réactionnaires et un renforcement des forces de la gauche radicale/révolutionnaire.
On ne pouvait qu’être d’accord avec la philosophe Barbara Stiegler lorsqu’elle affirmait, au lendemain des élections européennes, ce qui suit : « Les résultats sortis des urnes ne rendent absolument pas compte de tout ce qui s’est produit d’inouï, de complètement inédit dans notre vie politique depuis six mois. Où est le mouvement des Gilets jaunes dans les urnes ? Nulle part. Cette distorsion spectaculaire montre qu’il y a un dysfonctionnement majeur dans notre démocratie1 ». Mais au-delà de ce constat, et sans céder à la tentation/illusion de la construction de l’improbable « débouché politique aux luttes » – qui fait fi des singularités du champ politique et qui nie, en dernière instance, le rôle autonome et donc la nécessité du parti –, la question demeure posée du décalage, qui n’est pas qu’électoral, entre, d’une part, la combativité et la radicalité qui s’expriment dans les récentes mobilisations sociales et, d’autre part, le peu d’audience et le peu de poids des forces de la gauche radicale/révolutionnaire, qui ne peut se résumer à un – réel – « dysfonctionnement majeur dans notre démocratie ».
Les gilets jaunes : un rendez-vous manqué
Indéniablement, le moment Gilets jaunes est celui d’un rendez-vous manqué. Souvent méfiante, parfois méprisante, la gauche sociale et politique n’a pas voulu, n’a pas su, se lier avec un mouvement qui, aussi hétérogène et surprenant fût-il, a été – et demeure, malgré un net ralentissement – l’expression du surgissement, sur la scène sociale et politique, d’une importante fraction de notre classe. Il ne s’agit évidemment pas de nier les difficultés objectives qui résident dans toute tentative de construire des liens avec des catégories délaissées, voire ignorées, par le mouvement ouvrier, à l’égard duquel une certaine hostilité a même pu s’exprimer chez les Gilets jaunes. Mais ces difficultés étant pointées, le choix offert aux organisations politiques ne peut se résumer à l’alternative « dissolution dans la mobilisation vs position extérieure au mouvement », deux positions qui, aussi opposées puissent-elles être, se rejoignent sur un point essentiel : nier la capacité d’initiative et d’intervention propres des organisations politiques.
À sa modeste échelle, et après avoir lui aussi, dans les premières semaines de novembre, fait preuve d’une certaine méfiance à l’égard d’un mouvement alors en construction, insaisissable et explicitement soutenu par l’extrême droite, le NPA a tenté de s’extraire de cette alternative paralysante. En construisant loyalement, partout où cela était possible, le mouvement des Gilets jaunes, en contribuant à sa structuration et en y défendant des perspectives d’élargissement et de convergences avec d’autres secteurs mobilisés. Mais aussi en développant, en tant qu’organisation nationale, une politique de soutien à la mobilisation et à ses revendications, articulée autour de la popularisation de mesures d’urgence sociales, démocratiques et écologiques, en tentant – avec des succès divers – de regrouper forces sociales et politiques pour constituer des « pôles » participant activement aux manifestations du samedi, et en défendant la perspective d’une nécessaire articulation entre manifestations, blocages et grèves.
Franchir des caps dans l’organisation de la résistance
C’est dans la continuité de cette politique que le NPA, au lendemain d’élections européennes qui ont été, pour beaucoup de militantEs du mouvement social, un coup de massue – avec notamment le faible score de La France insoumise et la première place de l’extrême droite –, a posé la question de la nécessité de franchir des caps dans l’organisation de la résistance et de la contre-offensive face à Macron. Sans verser dans le catastrophisme, le combinaison de l’absence de victoires sociales, de mutation autoritaire d’un pouvoir déterminé à poursuivre son entreprise de destruction, et d’ascension/installation de l’extrême droite – autant de phénomènes qui ne concernent pas que la France – a de quoi inquiéter, et oblige les militantEs et les organisations politiques qui n’ont pas renoncé à bloquer et faire reculer Macron et la bourgeoisie. Il s’agit tout à la fois de tirer les bilans des – quelques – réussites et des – nombreux – échecs de ces dernières années, de prendre appui sur les luttes et les résistances déjà existantes, de favoriser leur développement et leur convergence, condition sine qua non pour envisager une substantielle modification du rapport de forces global et des victoires sociales, seules à même de redonner confiance aux oppriméEs et aux exploitéEs et de nous permettre de sortir de la fausse alternative Macron-Le Pen.
Nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans nos colonnes cet été : il est illusoire de penser qu’un rapport de forces moins défavorable pourrait être reconstruit contre le patronat et le gouvernement si l’on ne pose pas, en premier lieu, la question de la mise en mouvement, dans l’unité, de la classe pour obtenir les nécessaires victoires sociales. Ceux qui s’engagent dans des discussions polarisées par les prochaines échéances électorales, s’enferment dans une stratégie de double défaite, politique et sociale. Idem pour ceux qui se focalisent sur les réponses organisationnelles, oubliant que ce sont les mobilisations sociales victorieuses qui produisent des décantations/recompositions à gauche, et pas l’inverse. D’où la proposition du NPA, formulée avant l’été et toujours d’actualité en cette rentrée : coordonner, fédérer, dans le respect des spécifi cités de chacunE et de l’autonomie du mouvement social, toutes celles et ceux, organisations, courants, collectifs, équipes qui, dans la gauche sociale et politique, radicale et révolutionnaire, luttent contre la politique du patronat et du gouvernement à son service.
Fédérer, coordonner, débattre, résister
Il ne s’agit pas, pour nous, d’imposer un cadre « par en haut », un énième cartel d’organisations dans lequel les logiques boutiquières domineraient, mais bel et bien de favoriser, à tous les niveaux (local, régional, national), la constitution de cadres pérennes alliant discussion et action, soutien aux luttes et campagnes unitaires, confrontation publique d’idées et construction de mobilisations : contre les licenciements, contre la répression des mouvements sociaux ou dans les quartiers populaires, contre telle ou telle loi gouvernementale ou attaque patronale, pour la justice sociale et climatique, contre l’extrême droite, contre tel ou tel plan de licenciements ou fermeture de service public. Comme aime à le répéter Olivier Besancenot, « on s’engueulera sûrement », mais, au vu de l’urgence de la situation, des risques de démoralisation, des difficultés rencontrées par celles et ceux qui luttent, mais aussi des opportunités et des possibilités de nouvelles explosions sociales, l’erreur majeure consisterait à ne pas essayer.
Une autre erreur, qui ne serait malheureusement pas une première à gauche, serait de se focaliser sur les seules échéances électorales, en oubliant les échecs et les illusions passées, et en sous-estimant le caractère profondément instable de la situation politique. Les élections municipales, desquelles le NPA n’entend pas être absent, seront bien évidemment un rendez-vous politique important, qu’il convient de ne pas négliger. Mais bien malins – et imprudents – seraient ceux qui penseraient que ces élections, quand bien même elles seraient locales, ne seront pas en grande partie tributaires de l’évolution de la situation sociale et de notre capacité collective à construire les résistances et les victoires face à Macron. À ce titre, l’issue de la bataille qui s’annonce sur les retraites sera décisive, et pas seulement d’un étroit point de vue électoral(iste) : l’ensemble de la gauche sociale et politique doit avoir conscience qu’une défaite sur ce dossier signifierait non seulement une régression sociale majeure pour l’ensemble des salariéEs, des jeunes et des retraitéEs, mais aussi une défaite politique dont il est aujourd’hui difficile de mesurer l’étendue des conséquences.
Il y a urgence
Au-delà des retraites, d’autres questions de société nous sont posées : l’avenir des libertés publiques et démocratiques, avec l’autoritarisme en marche ; la notion même de service public, avec les privatisations, les fermetures d’écoles, d’hôpitaux ou de trésoreries, et la casse du statut de fonctionnaire ; l’avenir de celles et ceux qui fuient, et vont continuer de fuir par millions, par dizaines de millions, les guerres, la misère et les désastres écologiques; et bien évidemment, à un niveau surdéterminant à bien des égards, la catastrophe climatique, dossier aussi brûlant que la forêt amazonienne, à propos duquel les jeunes générations, sans doute plus conscientes de la menace qui pèse sur leur avenir, nous montrent la voie à suivre. Lorsque la question qui se pose est rien moins que « Dans quel monde voulons-nous et pourrons-nous vivre ? » et que, de surcroît, la menace d’une installation de l’extrême droite au pouvoir n’a jamais été aussi prégnante, l’heure n’est pas aux atermoiements sectaires ou aux calculs électoraux.
Mais l’heure n’est pas non plus aux demi-mesures. Ce qui est valable pour la catastrophe climatique l’est pour bien d’autres questions, et la bourgeoisie et son personnel politique nous montrent, à ce titre, l’exemple, confirmant que la radicalité de l’ « extrême centre » n’a rien à envier aux autres radicalités politiques. Les radicalisés de la Macronie ont adopté la méthode du bâton sans la carotte, et ne sont aucunement en recherche de compromis sociaux, malgré la mise en scène pathétique du « dialogue social » et du « grand débat ». Ce dernier, organisé au début de l’année, est à ce titre une leçon de choses : il ne s’agissait aucunement de tenir compte des préoccupations formulées par les Gilets jaunes, mais bien d’écraser, sous couvert de légitimité démocratique, ces préoccupations, en imposant d’autres thématiques et d’autres « solutions ». En dernière instance, un simple corollaire « participatif » de la violente répression policière, avec, on n’aura pas manquer de le noter, une évacuation des ronds-points concomitante du lancement de la prétendue « consultation ».
Les défis de cette rentrée sont donc immenses, et le NPA, malgré son absence lors des élections européennes, n’a aucunement renoncé à jouer son rôle et à être à l’initiative. Conscients de nos faiblesses, nous savons néanmoins que l’année qui s’ouvre est pleine de dangers, mais aussi d’opportunités qu’il convient de saisir. La gauche sociale et politique ne peut pas se permettre de manquer de nouveaux rendez-vous : l’urgence est à la coordination et à la mise en ordre de bataille pour favoriser, développer, généraliser la confrontation avec Macron. C’est ce à quoi nous allons nous atteler, avec toutes les forces disponibles, dans les semaines qui viennent, afin de construire les indispensables victoires sociales, et de faire vivre les perspectives anticapitalistes, pour la transformation révolutionnaire de la société, seule alternative à la barbarie d’un système de plus en plus dangereux pour l’humanité.
Julien Salingue
- 1. « Barbara Stiegler : “Ce scrutin ne rend pas compte de ce qui s’est produit d’inouï en six mois” », liberation.fr, 27 mai 2019.