Nous publions dans ces pages le témoignage d’une infirmière sur la dégradation des conditions d’exercice de son métier. Elle décrit une souffrance au travail généralisée, due à l’intensification du travail, à la désagrégation des collectifs de travail et à la perte de sens que vivent les personnels soignants, transformés en « producteurs de soins » à la chaîne. Mais n’en doutons pas : la révolte couve.
J’ai suivi tardivement la formation d’infirmière en IFSI (Institut de formation en soins infirmiers), j’avais 45 ans. Je pensais que mon activité serait centrée autour du patient qui bénéficiait d’une prise en charge globale. Mais j’ai vite compris, dès le début de ma formation, que ce serait le contraire, qu’on allait me demander d’être efficace au sens économique du terme, de passer le moins de temps possible auprès du malade.
J’ai ressenti du mépris humain envers la fonction. On nous enseigne des connaissances mais on nous formate aussi. L’arrivée en stage dans un service est très stressante. Dans le service de cardiologie où j’étais, nous étions neuf élèves avec une infirmière qui nous donnait des ordres et on avait très peu de marge pour en discuter, d’autant plus qu’à la fin du stage on est évalué par cette même infirmière. J’ai pris conscience assez rapidement que les choses n’allaient pas se passer comme je les avais rêvées. Et dès que j’ai commencé mon exercice d’infirmière, je n’ai pas du tout retrouvé les méthodes, les valeurs et l’attention portée autour du patient auxquelles j’aspirais en devenant soignante. Le temps passé auprès des patients m’a été reproché dès ma première évaluation.
Le travail à la tâche
Une anecdote, avec mon premier poste en hôpital : j’ai accueilli un infirmier finlandais dans un service où il y avait 40 patients. Après quelques jours, il a pris seul son poste en binôme avec moi. Au bout d’un moment, je m’aperçois qu’il prend sa pause et ne le voyant pas revenir, je vais à sa rencontre. Il me dit qu’il a terminé sa tâche auprès de ses huit patients. J’ai dû lui expliquer qu’il ne devait pas s’occuper de huit patients comme en Finlande mais de vingt !
Effectivement, dans d’autres pays, le nombre de patients dont doit s’occuper l’infirmière est limité, ce qui permet de s’occuper totalement du malade, de la toilette, de ses soins, etc. Mais nous, nous travaillons à la tâche. Dès que j’arrive le matin, je prépare mes bilans qui doivent partir le plus vite possible, mon chariot de médicaments et j’enchaîne les gestes techniques vingt fois d’une chambre à l’autre. C’est différent dans des services où l’outil de travail est le relationnel comme la psychiatrie, mais dans les services « techniques », il n’y a pas de réflexion sur la manière dont une infirmière pourrait conduire son travail dans d’autres conditions. Les réunions de service visent en général à ce qu’on optimise le temps pour faire le maximum de tâches, les pressions pour cela sont toujours plus fortes. Il n’est pas du tout question de dégager du temps pour être à l’écoute du patient.
J’ai travaillé dans un petit hôpital où le service de soins palliatifs était adossé à la gériatrie, un service « technique », et il m’est arrivé de ne pas avoir le temps nécessaire pour être auprès de personnes en fin de vie. Certains jours des personnes sont mortes seules, sans accompagnement. J’ai quitté mon poste au bout d’un moment car cela était insupportable.
Le passage aux douze heures quotidiennes
Nous avons été consultés et, majoritairement, les collègues de l’hôpital ont choisi ce rythme. Elles sont trois jours sur place à leur travail et beaucoup peuvent ainsi s’occuper le reste de la semaine de leurs enfants. Mais le bilan est catastrophique. Avant, nous travaillions en huit heures, trois équipes se relayaient. Pour des raisons de gestion d’effectifs, l’hôpital a fait le choix de passer en services de douze heures.
Ça s’est traduit par une sectorisation encore plus grande de nos tâches, avec un argument « imparable » de la direction : « c’est pour vous aider ! » Une infirmière était chargée de faire toutes les prises de sang du service, une autre était responsable de faire les pansements… C’est le saucissonnage complet de la prise en charge du patient. J’ai l’esprit un peu retors et lorsque l’on m’a demandé les résultats du bilan sanguin d’un patient, j’ai répondu « je ne sais pas, appelez ma collègue qui est à l’étage du dessus » ; et lorsque l’on m’a réclamé l’état de la plaie de ce même patient, j’ai dit « allez voir l’infirmière qui est à l’étage en dessous ! » Avant, les 12 heures étaient une dérogation, maintenant ça se généralise.
Des heures supplémentaires gratuites
Des réunions de travail ont lieu après le temps du déjeuner des patients, et pour les équipes du matin ça représente des heures supplémentaires de travail très difficiles à récupérer. Ça se transforme en temps de bénévolat, ou alors c’est mis sur le « compte épargne-temps ». Mais ces réunions sont absolument indispensables, et beaucoup d’infirmières finissent par trouver ça normal.
Là où je me suis fâchée, c’est sur les heures supplémentaires qu’on nous demande de faire en nous rappelant sur notre portable alors que nous sommes en repos. J’en suis venue à l’éteindre lorsque je n’étais pas de service. En cas d’urgence importante, comme l’épidémie de grippe actuelle, le personnel revient de lui-même travailler. Mais être obligée de revenir parce que faire appel à une intérimaire ça va coûter plus cher, c’est non ! Malheureusement, c’est encore accepté par les collègues.
J’étais dans un territoire rural et à la différence des hôpitaux des grandes villes, il n’y pas eu de mobilisation depuis celles de 2010 sur les retraites. Là où les structures sont petites et très éparpillées, où le personnel se défonce pour colmater les brèches et est écrasé par la charge de travail, je l’ai trouvé plutôt résigné.
Dans l’hôpital où je travaillais, on m’a demandé si mes soins devaient être facturés en privé ou en public, alors que j’étais dans une consultation publique ! Ce sont des pratiques que je ne soupçonnais pas.
Le dispositif Prado (Programme d’accompagnement du retour à domicile) se met en place. Il consiste à obliger les patients à se soigner chez eux, car l’hospitalisation coûte cher. Les soins de suite et de rééducation se font encore à l’hôpital, mais on s’oriente vers des soins de suite à domicile. Quid des personnes qui viennent de subir une prothèse de hanche ? Auront-elles réellement à disposition un kiné qui viendra à domicile ? On n’est pas juste dans le geste technique, il s’agit de réapprendre au patient à vivre avec une prothèse. Quid du baby-blues pour une jeune femme qui rentre deux jours après son accouchement ? Aura-t-elle le réflexe de chercher du secours alors qu’elle sera en détresse psychique ? Quid du départ de la relation mère – enfant ?
En Ehpad, ce n’est pas mieux
Après l’hôpital, j’ai travaillé dans un Ehpad privé. Les conditions de travail ne sont pas très différentes. Il y avait 67 résidents dans des états d’autonomie très divers. Pendant huit mois, je me suis retrouvée seule infirmière alors que quatre postes étaient normalement prévus. Si tu te plains du manque de temps, on te répond que c’est parce que tu ne sais pas t’organiser. Je commençais par donner le traitement du matin : une heure de travail. Je ne disposais que d’une minute par patient. Ensuite, une heure et demie pour les pansements et je repartais immédiatement pour les médicaments du midi. L’après-midi, les rencontres avec les familles, le goûter, la préparation des médicaments, le travail administratif, la distribution des médicaments du soir… Devinez combien il reste de temps pour le relationnel ?
On m’a reproché de quitter mon poste... après l’heure. Pour des raisons évidentes, je ne pouvais pas me contenter de déposer les médicaments dans les cuillères à soupe et partir ensuite alors qu’il y avait dix personnes démentes dans la salle à manger ! Un jour, une résidente m’a dit « je n’ai pas besoin de tous ces traitements, ce que je veux c’est que vous preniez du temps avec moi ». Avec mes conditions de travail ce n’était vraiment pas possible. J’ai donné ma démission.
Une petite lueur d’espoir...
En raison de la trop grande insatisfaction dans mon travail, j’ai postulé à un poste en santé publique. Je m’occupe d’éducation thérapeutique, principalement avec des populations subsahariennes et maghrébines. Elles bénéficient de la Sécu et de la CMU, à la différence de patients que je rencontrais comme bénévole à Médecins du Monde. Dans ce travail, je prends du temps pour que les malades comprennent bien leur pathologie et qu’ils en acquièrent la maîtrise.
Ce dispositif a été inventé par une association de médecins, débordés dans des zones médicales désertiques. Ils se sont dit que les infirmières pourraient largement contribuer à assurer un suivi de qualité des patients chroniques. Il suffirait de leur donner du temps. Cela reste un modèle associatif, ces postes ne sont pas très nombreux. La petite lueur d’espoir, c’est qu’enfin la prévention prenne toute sa dimension. Elle a un intérêt puisque 10 % des patients pris en charge dans ce dispositif évitent l’hospitalisation.
Mais je ne suis pas moins en colère qu’avant. Car tous les patients ne sont pas égaux devant l’accès aux soins. Ce n’est pas une société dont on peut être fier. Même si elle est bien informée sur ses droits, il est très difficile pour une personne en grande précarité d’accéder aux soins. On ne devrait pas avoir à amener sa fiche de paie pour pouvoir bénéficier de soins dont on a besoin. Avant même la loi Touraine, qui ne fera qu’aggraver la situation, on récolte toutes les conséquences des politiques passées, en termes de déserts médicaux, de privatisation de certains services, de difficultés croissantes d’accès aux soins.
Propos recueillis par S. Bernard