Entretien. Nous avons rencontré le docteur Valérie Auslender, auteur d’Omerta à l’hôpital, le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé1. Cet ouvrage relate les témoignages de 130 futurs soignants (aides-soignantEs, infirmierEs, kiné, externes et internes en médecine, etc.), victimes de maltraitance durant leur formation à l’hôpital, et fait part des analyses d’experts sur le processus qui conduit à ces violences et de leurs propositions pour les combattre.
La violence à l’hôpital a des formes diverses. Cette maltraitance touche-t-elle des personnes particulièrement fragiles ou est-elle généralisée à tous les étudiantEs en santé ?
L’enquête que j’ai réalisée a permis de mettre en lumière un réel malaise dans le système hospitalier : des maltraitances faites aux étudiants en professions de santé, sans aucune vertu pédagogique et souvent réalisées devant le reste de l’équipe ou devant des patients. Ce phénomène est connu de tous, il est banalisé et surtout reste tabou au sein des hôpitaux. Les étudiants victimes de violences ne sont pas plus fragiles que d’autres, mais sont généralement ceux qui affirment leur opposition aux dysfonctionnements du service, et notamment lorsqu’ils observent pendant leurs stages des mauvaises pratiques réalisées par des professionnels de santé sur des patients. Les étudiants témoignent de faits subis de harcèlement moral, de pressions psychologiques, de violences physiques, d’agressions sexuelles, d’humiliation, de négation des droits fondamentaux, comme l’interdiction d’aller aux toilettes, de s’asseoir, de manger…
Les conséquences sur leur santé est dramatique et certains se confient même avoir encore des séquelles plusieurs années après les violences subies. Ces témoignages recueillis dans le livre n’ont pas de valeur généralisatrice, et seules des études quantitatives permettront de dresser un état des lieux à l’échelle nationale de ces maltraitances envers les étudiants en santé. Je souligne néanmoins que depuis la sortie du livre, des milliers de personnes osent maintenant parler sur les réseaux sociaux et affirmer avoir aussi été victimes ou témoins de ces faits de maltraitances.
Comment expliquer que l’hôpital, censé être un lieu d’humanisme, soit en proie à une telle déshumanisation ?
Il est important de ne pas sous-estimer les responsabilités individuelles de certains professionnels de santé qui maltraitent des étudiants, par tradition parfois mais aussi par répétition de maltraitances vécues, avec le fameux dicton « j’en ai bavé, donc je vais t’en faire baver », souvent retrouvé dans les témoignages des étudiants en professions de santé. Pour Cynthia Fleury-Perkins, philosophe et psychanalyste, certains étudiants subissent des « profanations de leur personnalités » et qui, pour la plupart, auront tendance à reproduire les mêmes dysfonctionnements2.
Cela ne justifie évidemment pas totalement cette déshumanisation. L’ensemble des experts3 que j’ai réuni dans ce livre constate que depuis plusieurs décennies, les nouvelles organisations managériales de l’hôpital et le « tournant gestionnaire »4 profitant à une meilleure rentabilité et à une meilleure productivité, dégradent les conditions de travail des soignants, allant parfois jusqu’à réaliser des actes qu’ils réprouvent moralement par manque de temps ou de moyens. Ces mauvaises pratiques – conséquences du système dont ils sont eux-mêmes les victimes – peuvent conduire par conséquent à une déshumanisation, à la fois envers les patients mais aussi envers les étudiants qu’on leur impose de former. Certains experts précisent même que les soignants ne sont souvent pas formés au tutorat et les infirmiers ne sont pas rémunérés pour cette fonction de tuteur-formateur.
Quelles mesures faudrait-il prendre pour en finir avec cette situation ?
Prendre conscience de ce malaise est déjà une avancée majeure car il s’agit là d’un véritable problème de santé publique. Les étudiants en médecine, infirmiers, aides-soignants, sages-femmes, kinésithérapeutes, pharmaciens… sont en première ligne et ont déjà des responsabilités envers les patients hospitalisés, malgré leur statut d’étudiants. Des étudiants témoins ont établi dans leurs récits un lien direct entre les maltraitances qu’ils ont subies de la part de leur hiérarchie et des mauvaises pratiques qu’ils ont pu avoir, parlant même parfois d’erreurs médicales. Les victimes doivent continuer à briser ce silence et dénoncer ces faits de maltraitances pour rompre leur solitude et mettre un terme à l’impunité des agresseurs. Les pouvoirs publics et l’institution hospitalière doivent s’emparer de ce problème, être à l’écoute de la souffrance des soignants, à leurs besoins sur le terrain pour qu’ils puissent exercer leurs métiers dans des conditions convenables.
Selon la Haute Autorité de santé, la qualité de vie au travail et la qualité des soins sont intimement liées. La dégradation des conditions de travail des soignants peut être responsable d’arrêts maladie, de mauvaises pratiques, d’erreurs médicales, de manque d’empathie, de déshumanisation, voire parfois de maltraitances. Nier la souffrance des professionnels de santé et ne pas prendre les mesures nécessaires pour leur apporter les moyens et les effectifs adéquats, c’est nier le sens même du soin et prendre des risques pour les patients.
Quelques mois après que la presse ait rapporté plusieurs suicides parmi le personnel hospitalier, Marisol Touraine a déclaré vouloir « prendre soin de ceux qui soignent ». Est-ce crédible ?
Il faut malheureusement attendre des cas tragiques relayés par les médias pour que les pouvoirs publics prennent des mesures et que la ministre des Affaires sociales et de la Santé propose un plan d’action, notamment de détection et de prévention des risques psychosociaux (RPS). Mettre en place des médiateurs extérieurs à l’hôpital, comme des conseillers de prévention des RPS dans les services, comme le propose Marisol Touraine, est nécessaire.
Mais cela ne comblera pas le manque d’effectifs de professionnels de santé, première revendication des soignants pour améliorer leur qualité de travail. Que des personnes victimes de harcèlement moral et à risque de faire un burn-out soient prises en charge pour éviter qu’ils ne se suicident me paraît indispensables. Que l’on laisse une impunité totale à son agresseur qui l’a poussé à bout me semble scandaleux.
Ce plan d’action va permettre de prévenir et prendre en charge les symptômes et non les causes. Il est grand temps de revoir l’organisation de l’hôpital et son management, d’écouter les professionnels de santé et leurs besoins réels sur le terrain, de condamner les agresseurs et de rendre l’hôpital plus humain.
Propos recueillis par S. Bernard
- 1. Omerta à l’hôpital, Michalon, 2017, 21 euros
- 2. « Une maltraitance institutionnelle », Cynthia Fleury-Perkins, p213-216, dans Omerta à l’hôpital
- 3. Christophe Dejours, Cynthia Fleury-Perkins, Emmanuelle Godeau, Gilles Lazimi Céline Lefève, Bénédicte Lombart, Isabelle Ménard, Didier Sicard et Olivier Tarragano
- 4. « Quand le « tournant gestionnaire » aggrave les décompensations des soignants », Christophe Dejours, p203-212, dans Omerta à l’hôpital