Entretien. Écrit par Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny (93), Trop classe !1 est sorti il y a quelques jours. L’auteure y rapporte avec humour et tendresse des moments vécus dans son école de la cité Karl-Marx et y partage ses réflexions sur l’école, les jeunes et leurs familles en Seine-Saint-Denis...
Ton livre est composé de nouvelles. Tu as donc choisi la fiction pour raconter ces expériences, ton vécu... Pourquoi ?
Tout ce qui est raconté est réellement arrivé, même si j’ai changé les noms, les dates, les lieux pour éviter que quelqu’un n’y reconnaisse son enfance... Au départ, le projet était d’écrire de petits billets pour animer le site « Questions de classe ». Puis un éditeur s’est intéressé à mes textes et m’a proposé de passer de 20 à 50. C’était les vacances, et j’ai donc pris le temps d’écrire quelques souvenirs marquants, une suite de billets racontant au jour le jour la vie d’une enseignante dans le 93...
Quelles sont les conditions de vie de ces enfants qui fréquentent ton école et dont tu dresses des portraits plein d’empathie et d’humour bienveillant ?
Les récits ne concernent pas que des enfants de Bobigny, car j’ai longtemps travaillé à Montreuil... Mais toujours dans les quartiers où sont concentrés des familles avec de faibles ressources, venant de diverses origines. J’ai fait toute ma carrière dans ces quartiers dit « populaires », « Z.E.P. » ou « sensibles »...
Des changements au cours de ces 22 années passées à Bobigny ?
Une lente descente de la protection sociale, des services sociaux, des institutions de l’État, accoutumant progressivement les gens à ce que leurs enfants et eux-mêmes soient de plus en plus mal traités à l’hôpital, à l’école, au tribunal, par des fonctionnaires de plus en plus submergés. Un effondrement des entreprises, faisant du chômage de masse une donnée d’évidence, alors qu’il s’agit d’un immense gâchis social et humain.
Un repli sur des valeurs « sûres » – la religion, la télé, les jeu – comme si, dans l’impossibilité de modifier le destin par l’action collective, il fallait laisser sa place à la chance, à la prière, à l’étourdissement des images animées...
Ces dix dernières années, l’école a subi des attaques sans précédent, des suppressions de postes massives qui ont eu un impact sur les conditions d’enseignement et d’étude dans les écoles. Et à Bobigny et en Seine-Saint-Denis, quels constats peux-tu faire ?
J’ai été élève à une époque où la majorité des enfants des écoles n’allaient pas au collège qui menait au lycée, mais seulement en CEG qui menait au CAP. J’ai commencé ma carrière avec 35 inscrits. Aujourd’hui, après une carrière entière à lutter, nous avions obtenu de nettes améliorations des conditions de vie des élèves et des conditions de travail des enseignants. Mais nous sommes en train de redescendre et de perdre à grande vitesse les acquis du 20e siècle. Nos syndicats majoritaires ont trop privilégié les personnels en place au détriment des jeunes qui arrivaient, et la négociation de couloir à la lutte collective. Les jeunes enseignants, les jeunes parents se sont détournés de l’action commune qui pourtant est le seul moyen d’obtenir de vraies victoires. C’est ce chemin qu’il faut retrouver, et je suis heureuse de voir des collectifs, comme les « Bonnets d’âne » à Saint-Denis, se monter pour défendre l’école publique.
Les jeunes des quartiers et leurs parents sont aussi les victimes de la dégradation programmée des services publics en général...
Comme toujours dans les guerres, et pour moi la guerre sociale a commencé, les premières victimes sont les plus faibles : les enfants, les personnes âgées, les femmes, les jeunes. Notre ligne de front recule de manière continue depuis la bataille perdue des retraites. Les riches se goinfrent dans un luxe insolent dont nous n’avons même pas idée, tant leurs vies sont séparées des nôtres. Pendant ce temps, de plus en plus d’enfants n’ont pas de lunettes, pas de visite de médecin scolaire, pas de soins sur leurs caries, dorment au 115, et même pour certains ne peuvent plus aller à l’école.
Ton école suit la pédagogie Freinet, et tu y tiens, il me semble. Qu’est-ce que cette pédagogie apporte aux enfants ?
L’école n’est pas « Freinet », mais dans l’équipe de l’école, il y a toute sortes de militants, dont des militants de la pédagogie Freinet. Chaque enseignant, ici comme ailleurs, construit sa propre pratique, mais nous partageons une éthique de respect des enfants, de différenciation pédagogique, et d’apprentissage des outils démocratiques par la pratique coopérative et la résolution non violente des conflits.
Tu es à l’initiative du Collectif de soutien aux Roms et aux Bulgares de Bobigny, et je crois que tu as facilité l’accès à la scolarisation d’un bon nombre de jeunes des bidonvilles de la ville. Comment sont-ils accueillis dans l’école par les personnels ? Par les « autres » enfants ? Par leurs familles ?
Je ne suis pas à l’initiative de ce collectif qui a été créé par plusieurs personnes engagées dans le combat pour l’accès des Roms aux droits sociaux. Lorsque les Roms sont arrivés dans notre école, à partir de 2006, nous avons dû nous adapter à des conditions de scolarisation que les instits avaient dû connaître au 19e siècle, mais dont nous avions perdu l’habitude : enfants mal nourris, sans chaussures, mordus par des rats, qui venaient à l’école pour s’endormir enfin au chaud... Nous nous sommes adaptés, et nous avons combattu le racisme par la discussion avec les parents, avec les enfants. Les personnels de l’école ont toujours bien accepté les enfants, les agents de service étaient très touchées par leur dénuement et très bienveillantes avec eux. Les enseignants se sont impliqués efficacement dans ce combat, mais nous étions déjà tous à RESF, et nous sortions d’un combat intransigeant contre les expulsions d’enfants sans papier.
Qu’est-ce qui a conduit à la création du collectif ? La nécessité d’harmoniser les actions de différents collectifs militants et d’inventer de nouvelles procédures, car cette misère-là, nous ne l’avions jamais rencontrée auparavant.
Ce sont aussi des souvenirs douloureux dont témoigne ton livre ? Je pense à Melisa...
Melisa est plus qu’un souvenir douloureux. C’est un deuil impossible à faire. D’abord par ce qu’il n’est jamais normal qu’un enfant meure avant ses parents. Mais lorsqu’il meurt brûlé vif sous leurs yeux, parce qu’ils vivaient dans des cabanes indignes éclairées à la bougie, on est au-delà de l’horreur. J’ai la photo de Melisa dans mon agenda, et chaque matin je la regarde un instant avant de me mettre au travail. Organiser la résistance pour faire progresser les droits sociaux, ce ne sont pas des mots, ce sont parfois des vies...
Propos recueillis par Aurélie du NPA Pantin
- 1. Éditions Libertalia, 2016, 10 euros.