Publié le Lundi 2 octobre 2023 à 13h09.

Peut-on encore être prof en 2023 ?

Rester prof est l’autre question de la rentrée. Lorsqu’ils daignent parler d’autre chose que des abayas, les médias tentent d’évoquer la crise de recrutement et l’augmentation des démissions dans l’Éducation nationale : Libé en a fait son dossier le jour de la rentrée, et les récits des profs, comme celui du très médiatique William Lafleur (Monsieur Le Prof sur les réseaux sociaux), qui « quittent le navire » sont à la mode…

 

Dès 2020, au NPA, nous nous posions déjà la question lors de l’université d’été à Port Leucate. Il faut dire que l’année qui venait de s’écouler, marquée par le confinement, les errances de l’enseignement à distance, mais aussi par le drame du suicide de Christine Renon à Pantin, nous avait donné matière à nous inquiéter. Qu’en est-il, trois ans plus tard ? La distance avec la crise Covid et le départ de Blanquer auront-ils suffi à résorber cette crise que nous tentions alors d’expliquer ? Mettons fin au suspense : à la question « peut-on encore être prof en 2023 ? » la réponse est malheureusement toujours non.

Une crise qui ne fait que s’aggraver

Il suffit de regarder les deux indicateurs que sont le nombre de candidatEs aux concours et le taux de démissions, tous les deux dans le rouge. Cette année encore, faute de volontaires en nombre suffisant, 3 163 postes seront non pourvus. Ils s’ajoutent aux 3 733 de l’année dernière et à ceux des années précédentes. Le nombre de candidatEs aux concours est passé de 50 000 en 2008 à 30 000 en 2020, soit une baisse de 15 %. Quant au taux de départs volontaires, démissions et ruptures conventionnelles, il a quasiment été multiplié par six sur les dix dernières années.

Cela a un impact sur le terrain : les classes sans prof à la rentrée, que le ministre refuse de voir. On pourrait y ajouter les écoles et collèges sans médecin scolaire, sans infirmière, sans assistante sociale, sans AESH… Cela permet au passage au gouvernement d’augmenter le taux de contractuels dans la fonction publique, mais cela dégrade les conditions sur le terrain, et donc renforce la désaffection du métier, dans un cercle vicieux impitoyable.

Et encore, cet aspect quantifiable n’est que la partie émergée de l’iceberg. Quiconque a mis les pieds dans une salle des maîtres ou une salle des profs ces dernières années sait que le ras-le-bol est profond. Et il concerne y compris celles et ceux qui avaient le plus d’expérience, le plus d’attachement pour leur métier.

Si ces constats commencent à être largement partagés chez les personnels et dans l’opinion, il s’agit maintenant de savoir ce qu’on met derrière ce burn-out généralisé. C’est là que coexistent plusieurs récits, parfois complémentaires, parfois contradictoires. Ils méritent d’être analysés d’un point de vue politique, parce qu’ils témoignent de visions différentes de l’école et de sa place dans la société.

Le mythe de l’École d’avant

Jusqu’à il y a peu, le récit à la mode était le récit nostalgique ou réactionnaire, celui d’un appauvrissement intellectuel des élèves, d’une baisse des exigences et de l’ambition des contenus enseignés, et d’un ensauvagement des jeunes. C’est une niche éditoriale rentable pour un certain nombre de profs ou ex-profs qui publient régulièrement des livres aux titres évocateurs : depuis La Fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli jusqu’aux récents La Grande Garderie de Lisa Kamen-Hirsig ou École, le crépuscule du savoir de Nicolas Glière et Arnaud Fabre (les administrateurs du groupe Les stylos rouges sur Facebook).

En 2021, c’est le hashtag #pasdevague qui avait synthétisé cette forme spécifique de ras-le-bol enseignant. #pasdevague fait suite à une vidéo virale (prise par des élèves) montrant une enseignante se faire menacer par un pistolet (factice) pendant son cours. Ce hashtag avait l’avantage de mettre en avant l’hypocrisie des chefs et de l’institution. La réputation institutionnelle d’un établissement (et les primes des chefs) était indexée sur le nombre de conseils de discipline. La tentation est grande pour ne surtout rien voir… Mais le revers de la médaille mettait en avant une vision des élèves et de la pédagogie marquée par une approche de l’éducation complètement dépassée (« il faut mettre les jeunes au pas ») et pleine de morgue (« c’est la crise de l’école »).

Parmi ceux qui tiennent ce discours, se trouvent d’authentiques réactionnaires, et c’est par ce biais que l’extrême droite essaie de conquérir les profs, une catégorie qui lui avait jusque-là toujours échappé. Il ne faut pas cesser de les combattre jusque dans nos établissements scolaires. Mais en partie, ce discours, même lorsqu’il est le plus déplaisant, est l’expression de souffrances individuelles de personnels qui se retrouvent tiraillés entre des logiques contradictoires, qui subissent la violence entretenue par l’institution scolaire.

Résister collectivement face à la casse du métier

C’est là que peut intervenir le deuxième récit autour de la crise du métier, celui qu’on peut qualifier de « syndical ». Il s’agit d’un discours qui dépasse l’aspect strictement individuel et défensif pour aller vers le collectif et porter des revendications. Il s’agit de faire le lien entre la dégradation des conditions de travail, vécue au quotidien, et les choix politiques des gouvernements qui se succèdent depuis plusieurs dizaines d’années.

À ce titre, la période Macron mérite d’être singularisée. Son premier ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a été d’une brutalité et d’un mépris absolument inouïs. Les réformes qu’il a imposées, au travers de la loi « confiance » ou la réforme des lycées, ont explosé le sens que les enseignantEs pouvaient donner à leur travail. Quant à N’Diaye et Attal, qui lui ont succédé, ils ont poursuivi dans la même ligne, comme en témoigne la mise en place du Pacte, qui augmente le taux d’exploitation des enseignantEs.

Cette « stratégie du choc », avec une succession rapide de réformes structurelles, s’accompagne d’une baisse de moyens qui a toujours constitué le cœur de la politique libérale sur les services publics : moins de postes, moins de classes, plus d’élèves dans les classes. Ce que dénoncent à juste titre les syndicats comme une augmentation de la pénibilité et un facteur de découragement des profs.

Enfin, il y a la question salariale, qui n’a pas toujours été aussi centrale dans les revendications des syndicats de gauche dans l’Éducation, mais qui tend à le devenir. Il y a d’une part la baisse du pouvoir d’achat qui atteint des seuils intolérables, notamment avec l’inflation des dernières années. Lorsqu’on se rend compte que l’on est de moins en moins bien payé pour un travail de plus en plus difficile, cela donne envie de dire stop.

Ces analyses, largement relayées par les syndicats de l’Éducation (et pas uniquement son aile « gauche »), sont justes et permettent d’éclairer les causes politiques de la crise de la profession enseignante. Elles ont aussi l’immense avantage de pouvoir déboucher sur de possibles mobilisations dans la rue, pour contester les réformes ou revendiquer davantage de moyens. Mais elles ont aussi leur limite : elles se contentent globalement d’une défense de l’école publique pour ce qu’elle est, sans remettre en cause son rôle et sa place dans la société. Comme si, finalement, en supprimant les contre-réformes et en mettant en place de meilleures conditions de travail il deviendrait enfin possible d’être prof.

Pour les anticapitalistes, en effet, il existe une autre façon de se poser la question « peut-on encore être prof en 2023 ? » : il s’agit de se demander s’il a été possible de l’être.

Prof et anticapitaliste, est-ce compatible ?

Comme le dit Ivan Illitch1 « l’École est l’agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est. »1 Elle a donc une double fonction : assurer le renouvellement d’une main-d’œuvre, ainsi qu’une fonction idéologique. Il y a donc, pour nous, une contradiction irrésoluble à continuer à être des « hussards noirs » tout en espérant renverser cette institution au service de l’ordre capitaliste.

Être prof et militant révolutionnaire, pour celles et ceux qui restent, c’est donc nécessairement une position inconfortable, que l’on ne peut rendre supportable que si on arrive à se saisir de toutes les marges de liberté qui existent encore dans l’institution. Nous tentons donc de pratiquer une pédagogie qui transforme les rapports sociaux et les systèmes de domination, c’est sensibiliser à la lutte antiraciste, contre le sexisme, contre les LGBTI-phobies. Et cela au quotidien, dans nos classes. Dans ces espaces autonomes, nous essayons de mettre en place des endroits de réflexion collective où les jeunes et l’enseignant peuvent discuter et organiser le quotidien, par exemple réfléchir et mettre en place la propreté de la classe ; trouver des mesures réparatrices lorsqu’il y a eu une injustice ; réfléchir à ce qu’on apprend (savoir, savoir-faire…) et comment on l’apprend ; montrer que le collectif est plus efficace que l’individu. Bref : l’embryon de la société telle que nous la voudrions.

Voilà autant de tâches (et tant d’autres) auxquelles nous devons nous atteler. Nous essayons de créer des espaces émancipateurs pour les jeunes et pour les personnels. Nous utilisons les armes du système contre lui-même. Et parfois nous désobéissons à l’institution, parce que les marges de liberté que l’on peut avoir, et qui se réduisent de jour en jour, ont toujours été le fruit d’une lutte acharnée. Nous le faisons sans l’illusion de créer des classes autonomes et autogérées indépendamment du système capitaliste, mais parce que nous sommes convaincuEs que la pédagogie doit se réfléchir et se pratiquer avant la révolution socialiste.

Parfois, cela n’est pas suffisant. C’est pourquoi nous sommes aussi, comme nos collègues, épuiséEs, dégoutéEs par les réformes, lessivéEs par l’institution. Mais nous faisons le pari que nos expériences partagées se transformeront en force collective pour résister aux politiques qui asservissent et brutalisent encore davantage l’école. Sans oublier, comme le disaient Élise et Célestin Freinet, notre conviction qu’il « ne peut y avoir d’école nouvelle prolétarienne sous régime capitaliste » nous voulons jeter les bases d’une école qui ne broie plus ses élèves et ses personnels.