Publié le Lundi 28 juillet 2014 à 07h30.

CFDT : continuité du recentrage et problèmes de la période libérale-hollandaise

Le 48ème congrès de la CFDT s’est tenu du 2 au 6 juin 2014 à Marseille. Il a mis en évidence les paradoxes d’une confédération qui a gagné en cohérence organisationnelle mais dont le devenir reste fragilisé par la ligne « libéralo-centriste », partisane d’une gestion apaisée de la société capitaliste, qui fait son identité même. Entretien avec René Mouriaux.

 

Les médias ont ignoré le congrès confédéral CFDT, mais cette faible visibilité n’est-elle pas renforcée par l’impression que ce congrès n’a rien apporté de nouveau ?

La télévision a fait l’impasse sur l’évènement du 48ème congrès de la CFDT. Celui de l’Union syndicale Solidaires à Dunkerque a été tout autant ignoré et même davantage, puisque la presse écrite n’en a quasiment pas parlé alors que les assises cédétistes ont été commentées abondamment, notamment dans Le Monde. Pourquoi ce silence cathodique ? Le syndicalisme est considéré comme un sujet mineur et rien ne doit contribuer à le rendre intéressant pour les téléspectateurs. Certes, il y a les « bonnes organisations » mais leur existence, nécessaire tant que les autres n’ont pas disparu, ne mérite pas un examen public régulier, approfondi. Les émissions de C dans l’air, quand elles traitent des questions sociales, s’appliquent à montrer qu’une seule politique est envisageable, celle de la troïka.

Le mutisme des grands médias sur les débats de Marseille ne provient pas de l’absence de scoop mais du désintérêt pour le social et du refus d’une analyse rigoureuse du credo réformateur. Il était possible d’intéresser les téléspectateurs aux paradoxes cédétistes : bonne santé de l’organisation, difficultés conjoncturelles et réponses fragiles à une période défavorable.

Sans verser dans le dithyrambe à l’instar de tel article du Monde, une observation sereine conduit à créditer la CFDT d’un excellent état interne. Après bien des turbulences, la CFDT a établi en son sein une solide cohésion sur la base d’une cohérence entre orientations et pratiques. Indubitablement, elle est la mieux organisée des forces syndicales française. La CFDT dispose d’un système de cotisations performant, d’une presse et d’un site internet de qualité, de dossiers techniques étayés. Le congrès de Marseille, avec 1300 délégués, des scores électoraux à la soviétique, a manifesté l’excellente tenue de l’appareil cédétiste.

En revanche, l’environnement économique, politique et social ne sourit guère aux desseins cédétistes sous trois angles. Le pôle réformiste, dont Laurent Berger saluait l’émergence lors de l’accord du 11 janvier 2013 sur l’emploi, se lézarde. La CFE-CGC retire sa signature du pacte de solidarité conclu le 5 mars 2014. En deuxième lieu, par la voix de Geoffroy Roux de Bézieux, le Medef proclame son refus de tout engagement chiffré sur la création d’emplois (Le Figaro, 5 juin 2014). Enfin, le président Hollande peine à rendre « juste » l’effort imposé aux salariés pour rééquilibrer les comptes selon les vœux bruxellois.

Les répliques de la CFDT aux affres de la conjoncture ne mobilisent guère. Dénoncer l’irresponsabilité, l’irréalisme des syndicats contestataires, catastrophistes, ne console pas des difficultés de l’heure, d’autant que la base ne semble pas désavouer les tenants d’une ligne revendicatrice. Brandir la menace de retrait du pacte de responsabilité confirme l’impasse stratégique dans laquelle la CFDT est engagée. Quant à la réforme du préambule des statuts confédéraux adoptée au congrès de Marseille, avec la suppression de la référence à l’humanisme chrétien et de l’engagement dans « le combat de toutes les formes de capitalisme et de totalitarisme », elle achève la déconfessionnalisation de 1964 et le recentrage de 1978 sans apporter un souffle nouveau à l’orientation réformatrice, au donnant-donnant, au primat du contractuel qui caractérise la ligne confédérale depuis Edmond Maire.

 

Les congrès de la CGT laissent souvent apparaître un écart entre des interventions radicales et critiques et des votes très unanimistes. Qu’en est-il de la CFDT ?

La CGT, après l’affaissement du PCF, ne dispose plus d’une inspiration collective et son caractère composite s’est déployé. Libérée de son opposition de gauche en 1989 et 1995, la CFDT recentrée est guettée par l’unanimisme et le centralisme démocratique.

 

Sanofi, commerce, RATP, Sea France ont mis en évidence des pratiques syndicales qui se ne sont pas alignées sur celles de la direction confédérale. Pourquoi est-ce intolérable pour la direction ?

La CFDT de Laurent Berger entend éviter tout retour de la guerre intestine. Le traumatisme du quitus refusé au congrès de Montpellier (1995) demeure vivace. Il faut tout faire pour que ne réapparaissent pas les « moutons noirs ».

 

Depuis la fin des années 1970 à aujourd’hui, l’évolution de la CFDT l’a menée d’un certain radicalisme à un alignement de plus en plus net sur les exigences patronales et gouvernementales. Quels sont les fondements de cette évolution ?

La déconfessionnalisation de 1964 ne résultait pas d’une visée unique. En simplifiant, Eugène Descamps se proposait de construire une autre CGT non stalinienne et Edmond Maire une autre Force ouvrière rocardienne. Le mouvement social de 1968 a radicalisé la centrale déconfessionnalisée, mais la crise économique ouverte à partir de 1974 a permis à Edmond Maire d’affirmer la ligne réformatrice, favorisée de surcroît par la disparition de l’URSS et la dévalorisation du marxisme.

 

De même, après avoir été porté par des courants idéologiques novateurs et porteurs d’une certaine radicalité, quel est actuellement le soubassement politique de l’appareil CFDT ?

Sur le plan politique, il faut évoquer le tournant de la rigueur pris par le gouvernement Mauroy en 1982, labellisé sous le terme de social-delorisme et approuvé par Edmond Maire. Le recentrage de la CFDT s’opère sur la base des options de la « deuxième gauche » ralliée à l’économie de marché, à l’instar du DGB allemand.

Sur le plan syndical, le cheminement du recentrage (1978) s’effectue de manière complexe et l’abandon de la radicalité se réalise au prix d’un travail idéologique considérable. Trois grands thèmes sont développés qui fondent le nouveau cours cédétiste proclamé au congrès de Brest.

Le premier axe vise à démonétiser le concept de classe ouvrière. En un premier temps, Serge Mallet et Pierre Belleville consacrent chacun un livre à la ou une « nouvelle classe ouvrière » (1966). L’ancienne qui meurt est incarnée par la CGT et le PCF. Celle qui surgit, technicienne, se retrouve dans le PSU et la CFDT. Le discours s’infléchit par la suite. Alain Touraine va exalter les nouveaux mouvements sociaux, féministe, régionaliste, écologique dont la radicalité supplanterait l’intégration querelleuse des cols bleus. Enfin, l’accent sera mis sur l’éclatement du groupe ouvrier. Et, après que Cornélius Castoriadis eut proclamé en 1976 que la classe ouvrière avait cessé d’être une classe pour soi, on en arrive aux Adieux au prolétariat d’André Gorz (1980), contributeur régulier du Nouvel Observateur, et aux Métamorphoses de la question sociale de Robert Castel (1995) avec sa distinction des inclus et des exclus.

La seconde thématique consiste à ranger les luttes de classe au musée des expériences révolues. Alain Touraine propose un schéma en trois temps. La phase A correspond au syndicalisme de métier. La phase B est provoquée par la mécanisation engendrant le syndicalisme d’industrie. Enfin, la phase C surgit avec l’automation. Pierre Rosanvallon, dans La Question syndicale (1988), définit alors le syndicat comme agence sociale, coproductrice de normes avec le patronat et le gouvernement.

Les amarres au XIX° siècle, productiviste et agonistique, sont rompues. La fin du XX° siècle est définie par deux néologismes, post-industrialisme (Daniel Bell, 1973) et post-modernité (Jean-François Lyotard, 1979).

Enfin, puisqu’il n’y plus de groupe central dans le salariat, de remise en cause raisonnable d’un capitalisme apprivoisé, l’émergence d’une force politique réformatrice est requise. La CFDT participe aux Assises du socialisme en 1974. Par la suite, elle s’écartera d’un PS trop électoraliste, éclectique. Elle se consacrera à sa vocation propre, favoriser une gestion apaisée de la société. La CFDT ne se sent pas réformiste comme l’était la CGT de Léon Jouhaux qui, par l’accumulation des réformes, espérait un passage graduel au socialisme. Elle opte pour des corrections successives aux ratés de l’économie de marché, par un échange entre dispositions nouvelles et abandon de rigidités anciennes. La visée réformatrice préside aux revendications avancées et aux négociations engagées.

 

L’unité syndicale, hors celle fondée sur la matrice réformiste (CFTC, UNSA, CGC), n’a que rarement été un impératif stratégique pour la CFDT. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Avec des tensions, le couple CGT-CFDT a fonctionné de 1966 à 1977, puis de 1998 à 2010. La polarisation réformatrice l’a emporté le reste du temps. Un moment même, la CFDT a envisagé une « recomposition syndicale » avec FO et la FEN (1986-1989). Avec la crise économique de 2008, le clivage réformateurs-transformateurs a repris le dessus. La CFDT de Laurent Berger est résolue à se poser en force centrale d’un syndicalisme « ni neutre, ni partisan » c’est-à-dire libéralo-centriste. Le paradoxe de la situation réside dans l’impossibilité d’établir une alliance stable avec FO : désaccords tactiques, différence de culture, rivalité organisationnelle.

 

Alors que dans tous les mouvements sociaux, associatifs, politiques, le passage de génération est difficile tant en termes de repères que d’expériences militantes, la CFDT semble échapper à cette difficulté ?

Comme l’ont montré les sociologues Bruno Duriez et Frédéric Sawicki, la base CFDT repose encore sur le catholicisme diffus de certains segments du salariat que la sécularisation de la société n’a pas démantelé. Cette base vieillit. 36 % des adhérents cédétistes ont plus de 50 ans. La lutte des classes, si elle devait se redéployer en France, ne faciliterait pas le renouvellement générationnel de la CFDT. La poursuite d’un affrontement bridé ne l’assure pas davantage. Ou guère plus. Car être perçu comme partenaire institutionnel, selon un constat d’Annie Thomas, dirigeante cédétiste, ou syndicat officiel comme le clame la CFE-CGC, n’incite pas à l’élan militant.

 

Propos recueillis par Robert Pelletier