En décembre 1960, face à un projet de loi d’austérité (appelée « Loi unique ») imposé par un gouvernement de droite homogène, un million de travailleurs de Belgique sont partis spontanément en grève. La grève a duré quatre semaines et, dans le sud du pays (Wallonie), les forces de l’ordre ne contrôlaient plus tout à fait le territoire car les nombreux barrages de grévistes arrêtaient les voitures circulant sans le laissez-passer délivré par la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB, syndicat socialiste). Les manifestations de masse ont parfois donné lieu à de violents affrontements avec les gendarmes qui ont tiré et tué des ouvriers. Des milliers d’actes de sabotage ont aussi été enregistrés (lignes électriques coupées, béton coulé dans les rails de tramway, aiguillages bloqués, wagons renversés, routes coupées).
La Belgique capitaliste
Dès le début du capitalisme, le sud de la Belgique, la Wallonie (francophone) a connu un développement industriel rapide : charbonnages, sidérurgie, fabrications métalliques, construction de matériel roulant, verreries alors que le développement du nord du pays, la Flandre (néerlandophone), stagnait. À la fin du xixe siècle, un mouvement ouvrier socialiste s’est solidement implanté, de façon hégémonique, en Wallonie. Le Nord, peu industrialisé en dehors des grandes villes (Anvers, Gand), est resté fortement sous l’influence du clergé catholique.
Les mineurs wallons ont constitué l’élément le plus avancé de la classe ouvrière dans la période de l’entre-deux-guerres car ils étaient capables de partir en grève spontanée et d’entraîner le reste de la classe ouvrière dans leur sillage. Après 1945, ce sont plutôt les métallurgistes qui ont joué le rôle de locomotive des luttes sociales. Le leader syndical des métallurgistes wallons, André Renard, jouissait d’un grand prestige auprès des travailleurs notamment pour avoir organisé un syndicat clandestin à Liège pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 1954 et en 1956, la FGTB a tenu deux congrès d’orientation qui ont adopté un Programme de réformes de structures (planification économique, contrôle des banques et des groupes financiers, nationalisation de l’énergie, projet de médecine gratuite). Ce programme comprenant à la fois des réformes et quelques mesures anticapitalistes apparaissait indispensable aux yeux de l’aile syndicale renardiste pour faire face au début du déclin économique de la Wallonie où les grands groupes financiers investissaient peu. Mais ce Programme de réformes de structures, expliqué aux ouvriers lors d’assemblées générales dans les usines, avait contribué à donner une perspective politique à une avant-garde ouvrière composée de plusieurs milliers de travailleurs.
Pour rompre son isolement, le petit groupe de militants trotskistes de Belgique était entré clandestinement dans le Parti socialiste (PSB) au début des années 1950. Plusieurs de ses militants (Émile Van Ceulen, Georges Dobbeleer) allaient rapidement jouer un rôle important dans son organisation de jeunesse, les Jeunes Gardes socialistes (campagnes contre l’Otan, marches anti-atomiques…). Lancé en 1956, l’hebdomadaire La Gauche, animé notamment par Ernest Mandel et le syndicaliste de gauche, Jacques Yerna, allait devenir le haut-parleur de l’aile gauche du PSB2.
L’orage s’annonce
En 1958, le PSB perd les élections et la Belgique se trouve pourvue d’un gouvernement de droite (catholiques-libéraux), dirigé par Gaston Eyskens. À l’annonce du projet de Loi unique (un programme d’austérité qui touchait principalement les agents de la fonction publique), la direction droitière du Parti socialiste fit le calcul naïf suivant : organisons une campagne de dénonciation de cette loi d’austérité, de manière à faire tomber le gouvernement, ensuite nous ferons de « bonnes » élections. Le PSB se lança donc dans une campagne d’agitation - sous la forme de meetings publics de masse - contre le projet de Loi unique et en faveur du Programme de réformes de structures. Pour une partie importante de la classe ouvrière, la radicalisation du programme de la FGTB et la campagne d’agitation du PSB, combinées avec le programme de réformes de structures était le signe « qu’il fallait y aller car les dirigeants donnaient le feu vert ».
La grève éclate spontanément et s’étend…
Au congrès de la FGTB du 16 décembre 1960, André Renard propose une grève générale de 24 heures, mais il est battu d’une courte majorité par l’aile droite du syndicat qui avance la promesse d’une vague journée d’action à une date encore à déterminer. Mais la centrale de la FGTB qui regroupait les fonctionnaires des municipalités (CGSP-communaux) décide néanmoins de partir en grève. Le 20 décembre, les agents des services communaux partent donc en grève avec succès. à Anvers, le personnel communal qui contrôle les écluses paralyse le port. Et les dockers se mettent en grève à leur tour.
Le même jour, aux Ateliers de construction électrique de Charleroi (ACEC), où la délégation syndicale est dirigée par le militant communiste Robert Dussart, la grève est totale : 10 000 travailleurs quittent les ateliers et forment un cortège pour aller faire débrayer les autres usines. à Liège, la grève démarre spontanément dans les aciéries malgré l’opposition des cadres syndicaux renardistes qui entendent faire respecter le vote du congrès du 16décembre. Pendant 24heures, Renard hésite, puis comprenant qu’il ne pourra pas s’opposer à la grève qui s’étend, il la reconnaît et appelle à constituer une coordination des régionales FGTB, afin d’avoir sous la main un instrument pour contrôler le mouvement impétueux.
Après les dockers, les cheminots partent en grève, plusieurs régionales FGTB proclament la grève générale, de même que la Centrale générale des service publics (CGSP). Le 23 décembre, la grève est quasi générale en Wallonie où les travailleurs affiliés à la centrale des syndicats chrétiens (CSC), minoritaires dans le sud du pays, suivent le mouvement.
À Bruxelles, la situation est plus mitigée. Les métallos et les travailleurs du secteur public (postiers, cheminots, enseignants, gaz) sont en grève, mais pas les autres secteurs (grands magasins, banques, assurances). De plus, tous les services publics ne sont pas en grève (certains tramways et bus roulent). L’armée occupe le centre de tri postal pour permettre aux « jaunes » de travailler. Des incidents éclatent alors que des manifestants arrêtent des bus conduits par des non-grévistes. Un premier manifestant est tué par balles.
En Flandre, où la CSC est hégémonique, la grève s’étend au cours de la première semaine. Des sections de la CSC rejoignent la lutte : les cheminots de Bruges, les postiers d’Alost, les communaux d’Anvers. Mais comme la direction nationale de la FGTB refuse de décréter la grève générale, elle laisse ainsi le champ libre à la direction de la CSC pour jouer le rôle de briseur de grève, avec l’aide de la gendarmerie. Des milliers de travailleurs affilés à la CSC passent à la FGTB, mais dans l’ensemble, le mouvement vers la grève générale sera d’abord brisé en Flandre, là où le maillon de la chaîne était le plus faible.
Quelle stratégie dans la grève ?
Le 24 décembre, le quotidien La Wallonie, dirigé par Renard, est saisi pour avoir publié un appel aux soldats à la fraternisation avec les grévistes. Les quotidiens du Parti socialiste (Le Peuple, Volksgazet) sont à leur tour saisis. Les parachutistes occupent les gares et surveillent les lignes de chemin de fer. Les gendarmes commencent à arrêter et à emprisonner de nombreux grévistes.
La grève continue néanmoins de s’étendre à certaines villes de Flandre, notamment à Alost, Bruges et Renaix. En Wallonie, la grève est totale, 45 000 manifestants défilent à Charleroi. Le 6 janvier, une manifestation de masse à Liège se termine par des affrontements avec les forces de l’ordre dans le quartier de la gare. Les gendarmes abattent deux ouvriers qui succombent dans les jours suivants.
Effrayés par l’ampleur de la lutte de masse qu’ils ont involontairement et imprudemment contribué à déclencher, les dirigeants socialistes multiplient les contacts avec le gouvernement Eyskens en vue « d’adoucir » le projet de Loi unique. Le journal La Gauche, lance le mot d’ordre de « Marche sur Bruxelles ! ». Afin de tenter de déplacer vers la capitale, siège du pouvoir, le début de situation de double pouvoir qui s’est développé à certains endroits en Wallonie. La marche sur Bruxelles pose en outre la question de l’auto-organisation des travailleurs car les structures syndicales traditionnelles sont incapables de prendre en charge cette marche.
À partir de ce moment, Renard, qui ne souhaite pas faire tomber le gouvernement mais seulement arracher le retrait du projet de loi, condamne vigoureusement l’appel à la Marche sur Bruxelles et il lance, pour faire diversion, la menace irresponsable d’abandon de l’outil (extinction des fours en sidérurgie et en verrerie), qui condamnerait les ouvriers au chômage pendant de longs mois. Mis en minorité au sein de la FGTB par l’aile droite, majoritaire en Flandre, Renard lance aussi un appel à un repli wallon et au fédéralisme. C’est la première fracture communautaire dans le mouvement ouvrier en Belgique.
La fin de la grève
À partir du 7 janvier, la grève recule en Flandre et à Bruxelles. En Wallonie, les travailleurs résistent, mais peu à peu la grève se termine dans les secteurs plus faibles. Le 14 janvier, la plupart des secteurs ont repris le travail à l’exception de la métallurgie à Liège et dans le Hainaut, ainsi que les travailleurs du gaz. Très souvent les travailleurs rentrent la tête haute et le moral excellent, en cortège et en chantant l’Internationale. Partout ils défendent avec acharnement leurs camarades sanctionnés.
La grève belge de 1960-1961 a montré que le prolétariat belge était capable de mener une lutte longue et coûteuse, mais aussi qu’il n’avait pas réussi jusqu’à ce jour à prendre ses distances avec un grand parti réformiste, éloigné à l’époque de toute doctrine socialiste, et aujourd’hui prêt à appliquer cyniquement des mesures d’austérité qu’il dénonçait 50 ans plus tôt. o
Guy Van Sinoy. Militant de la Ligue communiste révolutionnaire en Belgique et délégué syndical FGTB.
2. Pour plus de détails sur cette période, on lira avec profit l’ouvrage de Georges Dobbeleer, Sur les traces de la révolution, Syllepse, 2006, 352 p., 23euros