L'industrie automobile a connu en 2008/2009 sa chute de production la plus importante depuis la Deuxième Guerre mondiale. Et pourtant, trois ans après, en 2011, jamais au plan mondial on n’aura autant produit d’automobiles. Plus de 71,5 millions de véhicules devraient être vendus dans le monde en 2011 contre 70,3 millions en 2007. Les mêmes groupes mondialisés, essentiellement nord-américains, européens et japonais, contrôlent toujours cette industrie, voient leur chiffre d’affaires augmenter, et ont restauré leurs profits. Crise, vous avez dit crise ?
La nouvelle situation n’est pas la simple reprise de l’avant-récession. Pour préserver les profits, une profonde restructuration de toute l’industrie automobile est en cours. Elle est particulièrement violente car tous les aspects de la crise de l’économie capitaliste mondialisée s’y cumulent : la volonté de faire payer la crise aux travailleurs, les nouveaux rapports de forces industriels voire politiques entre vieux pays industrialisés et émergents, la rareté croissante du pétrole et la crise écologique avec les modes de transport actuellement pratiqués qui sont parmi les principaux responsables de la dégradation de l’environnement.
Le basculement géographique du monde automobile
L’augmentation de la production et des ventes d’automobiles constatée au plan mondial est le résultat de phénomènes divergents.
L’Amérique du Nord et le Japon n’ont pas du tout rattrapé leur niveau d’avant récession alors que ces pays avaient connu un véritable effondrement de leur production. L’Europe de l’Ouest va aussi connaître en 2011 un niveau encore inférieur à celui de 2007, même si l’écart sera très limité.
La croissance, tant en termes de production que de ventes d’automobiles neuves, est le fait exclusif des pays dits émergents, à commencer par la Chine. Rapportée à la taille de sa population, l’automobile y demeure un produit de grand luxe, témoin de l’ampleur des inégalités sociales du pays. Il y a en Chine 47 voitures pour 1 000 habitants contre 600 en France et 800 aux États-Unis. Mais avec autour de 15 millions de voitures fabriquées et vendues, la Chine est devenue le premier marché automobile mondial. La majorité des grands constructeurs mondiaux y est présente, soit directement, soit sous forme d’accord moitié-moitié avec des firmes chinoises étatiques ou privées. Et comme l’ont montré les grèves du printemps 2011, cet essor s’accompagne d’une montée des résistances ouvrières face aux conditions d’exploitation que l’alliance gouvernement chinois – grandes firmes capitalistes multinationales veut leur imposer.
Ce qui se passe en Chine se reproduit dans d’autres pays appelés émergents comme le Brésil ou l’Inde appelés à devenir l’eldorado le plus neuf pour les grands de l’industrie automobile ; même la revenante Russie fait partie de ces territoires de conquête.
Les profondes réorganisations géographiques concernent autant les lieux de production que les marchés de vente. C’est donc un processus plus vaste qu’une seule délocalisation où de nouveaux ateliers du monde produiraient pour les pays les plus développés. Dans tous les continents, de nouveaux travailleurs sont exploités et de nouveaux clients arrivent, mais il n’empêche que les profits continuent d’être accumulés dans les mêmes tiroirs-caisses des mêmes sièges sociaux. Ce basculement géographique de la production et des ventes d’automobiles s’opère sous le contrôle des mêmes groupes capitalistes mondialisés qu’avant la récession de 1998.
La mondialisation inégale de l’industrie automobile européenne
La fin de l’industrie capitaliste automobile européenne n’est pas à l’horizon des restructurations en cours : plus de 10 millions de voitures sont encore produites en Europe chaque année et l’industrie automobile emploie dans les usines et les bureaux d’études 3,5 millions de travailleurs, soit le dixième de toute l’industrie manufacturière européenne. Cette branche de l’industrie demeure un lieu de polarisation sociale où la patronat teste ses offensives en termes de nouvelles formes d’organisation du travail, de tentatives de liquidation des anciennes conventions collectives et de recours à la précarisation systématisée.
La mondialisation capitaliste de l’industrie automobile est un processus concret dont le développement est inégal selon les pays et les entreprises capitalistes elles-mêmes. Il ne reste plus que cinq grands groupes de construction automobile d’origine européenne. Les allemands VAG et Mercedes, les français Renault et PSA, et l’italien Fiat.
Renault et Fiat ont choisi le même type de stratégie en s’associant l’un avec le japonais Nissan et l’autre avec le nord-américain Chrysler. Dans le cas de Renault, la trajectoire est très claire : permettre la création d’un nouvelle entité dont les liens avec les bases historiques de Renault se distendent de plus en plus.
Il y a quinze ans, au moment du démarrage de cette alliance, les poids respectifs de Renault et Nissan en termes de chiffres d’affaires et de volumes de production étaient sensiblement équivalents. Aujourd’hui, Nissan produit deux fois plus de voitures que Renault et surtout génère un profit bien supérieur. Les instances qui définissent la stratégie de l’alliance sont situées, quelque part « hors-sol », aux Pays-Bas, et, au-delà de l’astuce fiscale pour chercher un pays accommodant, c’est bien la volonté de s’affranchir du pays d’origine qui est en cause. En ce sens, Renault devient partie d’une alliance mondialisée avec des patrons ne voulant rendre des comptes qu’à des actionnaires de plus en plus internationalisés.
C’est le chemin que veut aussi emprunter Fiat et son chef Marchionne avec le rachat, sans débourser un seul dollar, de Chrysler. Depuis ce rachat, se multiplient les chantages aux délocalisations aux États-Unis des productions encore installées en Italie. L’objectif immédiat est la remise en cause des accords collectifs en vigueur, résultat des longues traditions de lutte des ouvriers de Fiat. Pour les actionnaires de Fiat, l’avenir est clairement dans une entité mondialisée où Chrysler devrait jouer un rôle moteur.
Mais ce chemin n’est pas le seul, y compris d’un point de vue capitaliste. Le constructeur allemand Volkswagen VAG s’est mondialisé sans passer les alliances auxquelles se sont condamnés Fiat et Renault. Et alors que l’Allemagne n’est pas l’exemple type de pays à bas coût de salaires, Volkswagen est en passe de devenir le premier constructeur automobile mondial, dépassant Toyota et General Motors.
Alors que Volkswagen continue d’augmenter sa production en Allemagne et en Europe de l’Est, la part de son activité hors d’Europe représente déjà près de la moitié du total. Ces investissements dans les pays dits émergents apportent des profits importants : ainsi ceux obtenus en Chine vont représenter en 2011 près de 2,4 milliards d’euros pour la firme allemande
PSA veut se mondialiser à marche forcée
PSA a choisi une stratégie du même type que celle de Volkswagen avec la volonté de maintenir l’indépendance de l’actionnaire, la vieille famille de rentiers, Peugeot. Jusqu’à ces dernières années, PSA était moins internationalisé que Renault. Par rapport au total monde, sa part de production réalisée en France était en 2009 de 38 % contre seulement 27 % pour Renault. Avec la nomination d’un nouveau PDG, les actionnaires propriétaires veulent replacer PSA dans la course à la mondialisation. Il s’agit pour le PDG Varin de réaliser la moitié des ventes de PSA hors d’Europe dès 2015. Celui-ci a récemment indiqué que les investissements réalisés dans les pays émergents ne rapportaient pas encore de profits et que les bénéfices obtenus en Europe devaient servir à les financer. PSA a du retard sur le modèle de la classe capitaliste européenne qu’est Volkswagen. La violence des attaques actuellement perpétrées par PSA s’explique par cette volonté d’augmenter les profits en Europe pour financer ses investissements dans les pays émergents. Télescopage de dates : au moment où PSA annonçait son plan de suppression de 7 000 emplois en Europe, il rendait public un investissement de près d’un milliard d’euros (940 millions exactement) au Brésil pour y doubler ses capacités de production.
Le premier facteur de la restructuration en cours est donc cette nouvelle répartition des zones géographiques de production et de vente. Il y a dix ans, on mesurait l’internationalisation de Renault et PSA à la part de leur activité effectuée hors de France qui était autour de la moitié. L’objectif des deux groupes est d’atteindre d’ici à 2015 le seuil de la moitié des activités hors d’Europe.
Les délocalisations pratiquées sous l’égide de PSA et Renault
Les délocalisations bien réelles qui touchent de nombreuses usines de l’automobile en France sont dues à la politique délibérée des constructeurs français Renault et PSA pour élargir leurs bases de production aux périphéries du continent, l’Europe de l’Est, l’Afrique du Nord et la Turquie. Les investissements réalisés dans ces pays ne servent pas bien sûr aux seules ventes dans ces pays mais ont aussi vocation à préparer des réexportations dans les pays de l’ouest européen.
Les fermetures programmées des usines d’Aulnay, de SevelNord et de Madrid pour PSA ne s’expliquent pas par le fait que PSA vend moins de voitures. Est en cause sa volonté de réorganiser son appareil de production aux dimensions du continent européen en augmentant les charges de travail des uns et en fermant les usines des autres. À cet égard, pour la direction de PSA, la première concurrente de l’usine Aulnay est l’usine voisine de Poissy. Il n’est pas nécessaire d’aller rechercher les concurrents du côté de l’Extrême-Orient.
Les motifs comptables d’économies sont un mensonge distillé par les directions patronales à la fois pour attiser les divisions entre travailleurs et pour organiser le chantage sur les conditions de travail et les salaires prévalant en France. Compte-tenu du fait qu’un constructeur ne produit que 20 % d’une voiture finie, on voit bien que les gains réalisés sur les salaires – dont tout indique qu’ils vont augmenter dans les pays à plus bas coûts à la suite de probables résistances ouvrières – ne justifient pas à eux seuls les choix d’implantation. Ce qui prime est là encore une volonté de fragmenter les collectifs de travail en jouant sur les concurrences nationales. Aux patrons le privilège de profiter de la mondialisation des profits, aux salariés d’être les jouets des divisions nationales et chauvines : c’est le credo des directions patronales d’aujourd’hui.
À l’échelle des échanges entre continents, ce sont les transports de pièces et d’équipements automobiles qui se sont développés cette dernière décennie. Au contraire, les échanges et transports de voitures finies entre continents se sont stabilisés et la tendance est à l’installation sur place des constructeurs automobiles qui veulent trouver de nouveaux débouchés. De nouvelles usines japonaises sont construites aux États-Unis et aussi en France avec Toyota à Onnaing près de Valenciennes.
En ce qui concerne la France, il y a certes une inversion de tendance par rapport à la situation qui prévalait avant les années 2000 : plus de voitures sont maintenant importées en France qu’exportées. L’origine de cette situation tient au déséquilibre croissant du commerce d’automobiles entre la France et l’Allemagne : on est au cœur de la concurrence entre économies capitalistes développées.
Le démembrement du processus de production des automobiles
La second facteur tient au rôle croissant des équipementiers et des sous-traitants dans la production de voitures. Le constructeur ne produit plus que 20 % environ d’une voiture, essentiellement la motorisation et la caisse en blanc. Tout le reste est fabriqué à l’extérieur et rassemblé dans les usines de montage. L’automobile a mis plus d’un siècle à se concentrer en une poignée de groupes présents dans le monde entier. Les équipementiers n’ont pas encore atteint ce même niveau de concentration.
Quelques grands équipementiers sont déjà concentrés à coup de croissance et de rachats opérés dans les années précédentes tels Valeo, Bosch, Motorola, Continental ou Faurecia appartenant à PSA. Mais la sous-traitance automobile est encore dispersée entre entreprises de taille plus petite. Ce secteur est en pleine restructuration avec un « fonds de modernisation des équipementiers automobiles» financé par l’État, PSA, Renault et les grands équipementiers. Les fusions y sont organisées à marche forcée, avec emplois supprimés et usines fermées.
Dans ce secteur, les délocalisations sont plus rapidement décidées et organisées que pour les grandes usines automobiles. Le transport de pièces et d’équipements est moins onéreux que celui des voitures assemblées. Tous ces facteurs concourent à faire des usines sous-traitantes de l’automobile une cible privilégiée pour les délocalisations. Les enchères visant à trouver le fournisseur le mieux-disant en termes de prix, pilotées par ordinateur situé au siège social du constructeur, est une pratique de plus en plus courante.
Concurrence et approvisionnement sont mondialisés. Cette dépendance vis-à-vis de fournisseurs s’est révélée particulièrement contraignante à l’occasion du tremblement de terre et de la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon. La production de composants électroniques y a été bloquée au mois de mars 2011 pendant plusieurs semaines. Des usines de PSA, faute du micro-processeur fourni par Hitachi pour les moteurs diesel, ont dû être mises en chômage technique.
Pour préparer le tous ensemble, des luttes victorieuses
Les démembrements programmés par les directions patronales ne sont pas une fatalité. Des exemples montrent qu’il est possible de se battre victorieusement sur ce terrain. Les ouvriers de Ford Bordeaux ont réussi à obtenir le rachat de l’usine de Blanquefort par le constructeur américain Ford qui l’avait cédée quelques années auparavant à un opérateur conduisant l’usine à la faillite. De même, les ouvriers de la fonderie SBFM à Lorient ont réussi à gagner la reprise de leur usine par Renault, l’ancien propriétaire, qui l’avait lui aussi vendue.
Le tous ensemble dans l’automobile ne peut s’envisager sans la mobilisation coordonnée de tous les secteurs : constructeurs, équipementiers et sous-traitants. En sus de motifs financiers, le démembrement actuel du processus de production est un outil supplémentaire pour diviser et fragmenter les luttes. C’est du point de vue des travailleurs une raison de plus pour s’y opposer en ciblant chaque fois que nécessaire les adversaires les mieux à mêmes d’entraîner des résistances coordonnées, les donneurs d’ordre PSA et Renault, ainsi que l’État co-financeur de la restructuration en cours de la sous-traitance automobile.
Une violence aggravée par l’austérité
La violence des restructurations en cours va s’aggraver avec la récession qui se prépare en Europe avec les mesures d’austérité mises en pratique partout pour faire payer crise et dette aux salariés. L’Espagne est l’un des pays européens les plus concernés par une austérité s’appliquant déjà. Les ventes d’automobiles y ont chuté de 20 % sur les neuf premiers mois de l’année 2011 par rapport à 2010. Le chômage partiel qui vient d’avoir lieu dans les usines PSA et Renault, ainsi que les 7 000 suppressions d’emploi et le plan d’économies de PSA s’inscrivent dans cette préparation à l’austérité et la récession qui viennent. Le gros des attaques contre les conditions de travail et l’emploi sont devant nous.
En Europe, l’industrie automobile ne connaîtra plus de phase de croissance comparable à celle qui a eu lieu dans les décennies qui ont succédé à la Deuxième Guerre mondiale. L’équipement de la population en voitures ne progresse plus en Europe de l’Ouest depuis le milieu des années 2000. Mais la stabilisation des ventes de voitures neuves à une quinzaine de millions par an en Europe ne suffit pas aux capitalistes.
Les sur-capacités de production toujours là
Dans le monde de concurrence qui est celui des capitalistes, pour atteindre le niveau de rentabilité exigé par les actionnaires, il faut constamment produire moins cher par la mise en place de nouvelles machines, la réorganisation permanente des modes d’organisation du travail pour gratter chaque fois un peu plus, et la diminution des effectifs. On ne réalise plus de profits qu’en produisant plus, soit en nombre de voitures produites, soit en voitures de plus en plus chères parce que plus riches en équipements.
Si ces solutions sont bloquées, il ne reste comme perspectives que produire plus que les concurrents. Comme chacun des patrons capitalistes espère être le meilleur, chacun investit et participe à l’augmentation des sur-capacités de production. Cela passe où cela casse. La menace de fermetures d’usines contenue dans les annonces de PSA le confirme.
En fait, de nouveaux débouchés sont bloqués en Europe pour l’industrie automobile. Il n’y aura pas plus de voitures vendues et les acheteurs ne sont pas prêts à payer des voitures plus cher.
L’utilisation des voitures deviendra, de plus, difficile avec le pétrole rare et les normes officielles antipollution qui grèveront le prix des voitures. À l’horizon des dix prochaines années, l’industrie automobile n’a pas de réponse sérieuse en termes de nouveaux débouchés techniques. Pour le véhicule électrique, les prévisions les plus larges – celles de Renault qui sont le double de celles des autres constructeurs – indiquent qu’elles ne représenteront à cet horizon qu’une part minuscule du milliard d’automobiles en circulation dans le monde. Utilisant des ressources rares et polluantes pour la production d’électricité et de batteries, elles seront soumises aux contraintes que devrait imposer la préservation de l’environnement.
Il ne faut pas compter sur l’industrie capitaliste de l’automobile pour répondre aux défis de l’environnement. Et il faut refuser d’être les supplétifs d’une Sainte Alliance en défense de l’automobile au nom de l’emploi menacé.
Jean-Claude Vessilier