Publié le Mardi 6 septembre 2016 à 16h48.

Le mouvement contre la loi travail : un intermédiaire dans la reconstruction de l’indépendance de classe

Quelle est la signification du mouvement contre la loi travail dans la conjoncture politique actuelle ?

On parle régulièrement d’une rupture d’une partie des classes populaires avec la Parti socialiste, mais il faut constater, hélas, que cette rupture ne se transcrit pas mécaniquement en une mobilisation de masse. En effet, on doit constater que cette rupture est plus la conséquence d’un tournant à droite de la social-démocratie que d’une réelle radicalisation des masses. Cette rupture s’est faite en plusieurs étapes, dans lesquelles la loi Macron, l’utilisation du 49-3 pour la faire adopter et la tentative de « déchéance de la nationalité » ont joué un rôle important. Par ces mesures, en effet, Hollande, Valls et Cambadélis ont passé un coup de bulldozer sur les convictions d’un grand nombre de militants, de sympathisants ou d’électeurs du PS et de Hollande. Comme dans d’autres pays d’Europe, ceux-ci ont donc abandonné le PS et sa direction, sans nécessairement, par eux-même, développer une conscience plus radicale ; ils ne passent pas du social-libéralisme au réformisme, ou du réformisme à la révolution, mais refusent de voir le parti dominant à gauche reprendre une politique clairement de droite.

Dans les milieux militants, la concrétisation de la rupture est différente. Chez les syndicalistes, il y a un rejet de la politique du dialogue social, de la collaboration de classe de la part des organisations syndicales. Cette rupture a été amenée par plusieurs années de trahisons, d’accords entre syndicats et gouvernements, notamment sous le quinquennat de Sarkozy. Une partie significative des appareils, des bureaucraties syndicales, a donc rompu avec cette orientation et a mis sous pression la direction de la CGT. Cela a été le cas avec la « pétition de Haas », qui a rassemblé un million et demi de signatures. Cela a été le cas également avec l’appel au 9 mars par des cadres intermédiaires de la CGT, en s’appuyant sur la mobilisation dans la jeunesse. Et, globalement, dans ce mouvement, des centaines d’animateurs des Unions locales, des Unions départementales, des branches, notamment à la SNCF, ont milité pour une orientation combative, sans devenir pour autant des révolutionnaires.

On peut noter, d’ailleurs, que dans cette évolution, le rôle des secteurs organisés préalablement a été pratiquement nul : que ce soit le Front de gauche ou Solidaires, l’apport a été très faible, ce sont essentiellement des équipes CGT ou d’ex-PS qui ont changé le climat.

En revanche, le second constat est que ce déplacement de secteurs des appareils a rencontré la révolte de la majorité des salariés contre la loi travail, la pression de la jeunesse en mouvement… et la volonté de Martinez de faire oublier le mandat désastreux de son prédécesseur Lepaon. La loi travail a servi de catalyseur entre ces différentes franges qui voulaient en découdre avec le gouvernement. La direction de la CGT n’a donc pas eu d’autre choix que d’encourager la mobilisation.

Pour tous les observateurs en dehors des sphères les plus conscientes et les plus militantes, la CGT est apparue comme construisant ce mouvement de toutes ses forces, poussant les cheminots, les raffineurs et les dockers à donner leur force, allant vers la grève générale. Mais, pour nous, la politique de toute cette mouvance a été un échec, elle a mené à la défaite du mouvement. En effet, le mouvement a été trop lent, trop mou, trop timide. Trop lent parce qu’il n’est pas possible de construire la grève générale en lançant en juin les secteurs les plus forts et entraînants (SNCF, raffineries et docks) dans un mouvement démarré en février. Trop mou car il n’a pas remis en cause la routine des militants empêtrés dans les multiples réunions d’élus dans les entreprises, le suivi des cas individuels, au profit de la construction de la grève. Trop timide parce qu’il n’a pas, au contraire du gouvernement avec l’utilisation du 49-3, lié le sort du mouvement au gouvernement en réclamant son départ.

Les militantEs sincères se sont donc retrouvéEs globalement dans une impasse, à tenter de mobiliser avec des actions minoritaires, à constater qu’il ne suffit pas d’appeler à la grève pour qu’elle se déclenche, et à aller vers l’échec. Dans l’ensemble, ils et elles ont construit un mouvement d’opposition politique au gouvernement et aux politiques libérales – la loi travail et son monde – sans l’objectif réel de gagner une victoire par le retrait de la loi.

 

Une classe désunie

Ce mouvement souligne également l’extrême hétérogénéité de la classe ouvrière. Il y a d’un côté les secteurs les plus organisés, ceux qui sont les plus au fait de leurs intérêts et de la manière de les défendre. Mais ceux-ci n’était pas directement concernés par la loi : la fonction publique n’est pas touchée directement par cette loi même si, bien sûr, elle introduit une logique qui pousse à la dégradation du statut de la fonction publique ; les salariés des grandes entreprises étaient peu concernés également car leurs accords de branches ou d’entreprises sont déjà plus favorables que le code du travail.

Il y a, de l’autre côté, les millions de travailleurs des PME, des entreprises où il y a peu de syndiqués, les chômeurs. Tous sont concernés par la loi de la façon la plus directe, mais leurs capacités d’action sont très faibles. Le point de contact a été créé par les salariéEs de la SNCF par le biais de la réforme ferroviaire, un plan qui, justement, fait basculer le statut des cheminots dans le cadre du privé et de la loi El Khomri. Mais ce secteurs, comme les raffineries et les dockers, a été mobilisé bien trop tard pour permettre une jonction entre tous les secteurs du salariat.

Un deuxième champs d’hétérogénéité est la différence entre les salariés opposés à la loi et ceux qui y étaient indifférents, voire favorables. Cette séparation est atténuée par les sondages qui déclaraient que 70 % de la population était opposée à la loi, mais il serait erroné de sous-estimer le poids des dizaines de milliers de militants de la CFDT, qui appuyaient ou tentaient de comprendre le choix de leur direction auprès des salariés. Le choix de celle-ci a pesé très négativement sur la possibilité de mobiliser plusieurs millions de personnes dans la rue et d’entrainer plus largement dans la grève, car on sait que, dans de nombreuses entreprises, les grèves ne fonctionnent réellement que quand elles sont unitaires.

Enfin, troisième point, la séparation entre les militants actifs dans le mouvement et les salariés passifs. Malgré diverses tentatives, comme Nuit Debout, les tournées de militants dans les services, les soutiens extérieurs à des grèves minoritaires, ce fossé n’a jamais été comblé. Il a même existé des tentations de ne pas s’en préoccuper, comme les actions de nuit, les blocages minorisants, la scission de la coordination étudiante… qui ont contribué à la marginalisation des militants les plus radicaux.

Tout cela, sans parler des dégâts provoqués par l’ambiance raciste actuelle, qui pèse sur les capacité d’homogénéisation de la classe ouvrière. Le mouvement était face à l’enjeu de combler l’hétérogénéité dans tous ces domaines depuis le début du mouvement mais force est de constater qu’à aucun moment, il n’a été en capacité de la dépasser, vers la grève générale.

 

Un gouvernement de combat

Enfin, ce mouvement a montré, s’il était encore besoin, un durcissement de la lutte des classes. Tout d’abord parce que le gouvernement n’a pas cédé d’un pouce, y compris lorsqu’au début comme à la fin du mouvement dans la discussion autour de l’article 2, la direction de la CGT a cherché des compromis. Ensuite, parce qu’il a utilisé à plusieurs reprises le 49-3, au risque de sauté en cas de coup de folie des frondeurs, et sacrifié Hollande et le PS dans la course à la présidentielle. Enfin, parce qu’il a utilisé à un niveau rare la répression contre la mobilisation et, en lien avec la droite et l’extrême droite, développé le racisme comme outil pour discipliner notre classe.

Le fait d’avoir, pour le gouvernement, lié son sort à la loi par l’ampleur de ces signes, a représenté une difficulté supplémentaire pour le mouvement : pour la majorité des travailleurs, il est encore plus difficile de faire sauter un gouvernement que de gagner sur une loi, car le rapport de forces nécessaire est bien sûr supérieur. Si le NPA a eu raison, dans ce cadre, d’appeler à dégager le gouvernement, cela ne fait qu’indiquer la direction dans lequel aller, cela ne résout pas le problème…

 

Travailler les interactions entre les niveaux de conscience

L’analyse du mouvement a pour fonction essentielle de tenter de comprendre où en est la conscience des travailleurs pour mieux formuler notre politique. Celles-ci devraient être tournée autour de deux préoccupations essentielles : homogénéiser la classe dans l’action, faire en sorte que les secteurs avancés se tournent vers les secteurs passifs ; gagner une partie significative de notre classe à notre programme politique.

Certains camarades préfèrent parler de « regrouper l’avant-garde large ». Cette conception revient régulièrement dans l’extrême gauche, que ce soit dans l’histoire de la Ligue ou dans la conception, plus récente de camarades confondant les secteurs militants d’un mouvement (contre la guerre avec ACG par exemple…) avec le parti. Nous préférerons revenir au schéma d’Ernest Mandel qui distingue trois niveaux, les « larges masses », les « travailleurs avancés » et « l’avant-garde révolutionnaire ». Si ces trois blocs peuvent laisser entendre une certaine rigidité, Mandel passe en réalité le plus clair de son temps et discuter des interactions entre ces couches, au contraire des camarades qui voudraient se focaliser sur une supposée « avant-garde large ». Ce schéma est bien plus opérant car il tient compte des immenses fluctuations de la conscience, du fait qu’une prise de conscience profonde est la conséquence d’une accumulation d’expériences, pas d’une seule. Pour prendre deux exemples : combien de militants du mouvement seront happés par le discours islamophobe ? Combien se syndiqueront et rejoindront les centaines de milliers de militants syndicaux, plus ou moins actifs dans ce mouvement mais qui forme l’encadrement (pour le meilleur et pour le pire…) du mouvement ouvrier ? En 2006, après le CPE (mais aussi en 1995 et en 2003), nous déclarions partout qu’il était certain que, maintenant, tout le monde comprendrait l’intérêt de la grève générale mais, en réalité, que s’est-il passé ?

En réalité, la formule « regrouper l’avant-garde large » a deux conséquences négatives essentielles : premièrement réduire l’importance du front unique alors qu’il n’y a pas d’automaticité à l’unification de la classe ouvrière, l’histoire – ancienne, avec la montée de l’extrême droite… ou plus récente avec la Grèce ou ce mouvement – nous l’a appris. Pour prendre là encore quelques exemples : Pendant la mobilisation contre le CPE, la coordination étudiante avait explosé, et les JCR ont mené une bataille pour la réunifier, en cherchant un accord par en haut et contre la « gauchistes » avec la direction de l’Unef. A Austerlitz, pendant ce mouvement, il y a eu une grande défiance et peu de travail commun entre les militants les plus radicaux, dans le comité de grève minoritaire, et la CGT, pourtant complètement opposée à la direction de la fédération. Pendant le mouvement anti-guerre en 2003, de nombreux camarades se sont opposés à ce qu’ACG se transforme en organisation séparant de fait le mouvement entre les franges dirigées par les révolutionnaires et celles dirigées par les réformistes. L’éternelle « bataille pour l’unité »…

Deuxième conséquence, cette formule masque l’idée qu’il y a une spécificité au combat des révolutionnaires : nous ne sommes pas seulement ceux qui veulent mener un mouvement jusqu’au bout. Nous pensons que l’unité de la classe a une valeur stratégique (sinon, on n’embêterait pas tout le monde avec notre idée du front unique…) et que la révolution passe par un facteur supplémentaire (« extérieur » dit Lenine) par rapport à la lutte économique, posant la question du pouvoir… le parti. Un parti qui s’adresse à toutes et tous, pas seulement à l’avant-garde d’un mouvement.

 

Trois points d’orientation

Revenons à la préoccupation de formuler en positif notre orientation dans le contexte du 15 septembre, de la présidentielle 2017 et de la période qui s’étendra sans doute entre les deux, une période difficile entre les restes du mouvement, la volonté d’en découdre avec le gouvernement et le patronat et la pression de l’extrême droite et des institutions. Il nous faut formuler, pour tout le monde, quelques points pour faire comprendre notre démarche, notre profil, notre raison d’être.

 

1) Se donner les moyens de changer le monde.

Nous voulons une rupture avec les politiques libérales et avec l’Union européenne, les banques. Pour cela, nous mettons en avant des revendications transitoires (interdiction des licenciements, partage du temps de travail, augmentations de salaires, saisie des banques et des secteurs principaux de l’industrie, etc.).

Nous pensons que, pour cela, il faut un mouvement social qui aille jusqu’au bout. Dans les faits, une grève générale qui conduit à une prise du pouvoir de ceux qui produisent les richesses pour réorganiser complètement la société.

2) Tout cela nécessite un mouvement majoritaire du monde du travail.

Le 15 septembre et après, nous aurons donc la préoccupation permanente de construire un mouvement massif, unitaire, capable de montrer la force de classe ouvrière et d’obtenir des victoires.

3) Combattre le racisme, l’islamophobie en particulier, le FN, promouvoir l’auto-activité des victimes des oppressions, même si certains appellent ça du « communautarisme ».

 

Nous ne sommes pas dans la même situation qu’en 2001-2002. A ce moment-là, les réformistes étaient tous décrédibilisés par la gauche plurielle. Il nous suffisait d’exister pour obtenir des résultats. Aujourd’hui, le parti socialiste et les Verts sont carbonisés, Mélenchon s’aventure dans un champ qui est bien loin des intérêts du monde du travail. Nous pourrions donc être en bonne position, avec un « boulevard » devant nous. Il n’en est rien, car la conscience a immensément reculé, sous le coup des défaites du mouvement ouvrier et des offensives idéologiques bourgeoises. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas avoir d’espace, mais il faut pour cela redoubler d’explications, de formules expliquant de façon ouverte les propositions les plus radicales, d’exemples concrets reposant sur l’expérience des masses. C’est à ce prix-là que nous pourrons rendre audibles les idées révolutionnaires.

 

Antoine Larrache