Du débrayage de quelques minutes jusqu’au mouvement capable de paralyser une ville, une branche professionnelle ou un pays, les travailleurs utilisent une infinité de formes de grève. à chaque fois, le choix de ces moyens est déterminé par un ensemble de facteurs qui, de façon plus ou moins immédiate, plus ou moins directe, ont tous à voir avec la question des rapports de forces.
On peut citer, parmi les facteurs qui influent sur les formes de grèves utilisées, les conditions de la production et de l’organisation du travail, le niveau de conscience et d’organisation des salariés, la nature et la qualité de la direction dont ils disposent pour leur lutte, ou encore la législation en vigueur sur les conflits du travail. On trouve sur Internet diverses propositions de « lexique » définissant les différents types de grève (d’avertissement, tournante, surprise, sauvage, de solidarité, avec piquets de grève, avec occupation…), auxquelles le lecteur intéressé pourra se référer.1 Cette contribution se centrera sur certaines de ces notions, qui sont actuellement en discussion dans les secteurs militants.
Grève défensive ou offensive ?
Une question qui revient de façon récurrente est celle de savoir si un mouvement déterminé a un caractère « offensif » ou « défensif ». L’acception convenue est qu’une grève offensive vise à gagner quelque chose (par rapport à la situation actuelle ou juste antérieure), tandis que la grève défensive se déclenche en réaction à une attaque contre des acquis. Dans cet ordre d’idées, lutter contre un plan de licenciements ou de fermeture relèverait davantage de l’aspect défensif, alors qu’exiger une augmentation des salaires, ou bien des embauches, est considéré comme ayant un caractère plus offensif. De même est-il plus « offensif » de se battre pour empêcher des licenciements que de seulement revendiquer des indemnités.
Mais un tel critère est-il vraiment opérant, ou en tout cas, l’est-il en toutes circonstances ? Rien n’est moins sûr. De ce point de vue, il peut être utile de se rappeler cette appréciation que formulait Léon Trotsky à l’orée des années 1930, dans une polémique qui l’opposait alors aux dirigeants staliniens français du PCF et de la CGTU : « Même en ce qui concerne le front purement économique, on ne peut pas parler comme le font Monmousseau et Cie du caractère offensif de la lutte. Ils fondent cette formule sur le fait qu’un important pourcentage de grèves a lieu au nom de l’augmentation des salaires. Ces chefs profonds oublient que cette revendication est imposée aux ouvriers, d’une part par la hausse des prix des produits vitaux, d’autre part par le renforcement de l’exploitation physiologique de l’ouvrier consécutif aux nouvelles méthodes industrielles (rationalisation). L’ouvrier est obligé de revendiquer une augmentation de salaire afin de défendre son niveau de vie d’hier. Ces grèves ne peuvent avoir un caractère offensif que du point de vue de la comptabilité capitaliste. Du point de vue de la politique syndicale, elles revêtent un caractère strictement défensif » (Qu’est-ce que la radicalisation des masses ?, 18 décembre 1929).
Parfois, ce sont les formes de luttequi sont mises en avant : plus elles sont combatives, plus la grève a un caractère offensif. Mais depuis notamment l’expérience du conflit de Cellatex en 2000 (quand les salariés de cette usine classée « Seveso » menaçaient de la faire sauter, quitte à provoquer de graves dommages écologiques, expérience ayant depuis fait école auprès de salariés d’autres entreprises), on a vu que des méthodes très radicales peuvent exprimer avant tout une situation et un sentiment de désespoir qui ne sont pas nécessairement propices au développement des luttes et de la conscience. Ajoutons que l’apparition de formes d’auto-organisation (comités de grève, coordinations) n’est pas non plus un gage absolu, en toutes circonstances, d’avancée du niveau de conscience ; du moins, les évolutions sur ce plan peuvent être contradictoires, avec des éléments positifs et d’autres qui le sont moins. Comme des mouvements importants (conducteurs de trains, infirmières) l’avaient montré en France au cours des années 1980, de tels processus peuvent ainsi accompagner et même exprimer en partie des traits corporatistes, limitant les dynamiques d’unité et d’extension des luttes.
En réalité, le caractère offensif ou défensif d’une grève s’apprécie autant en fonction de sa dynamique interne que de la situation et de la dynamique générales des luttes. Une grève s’inscrivant dans le cadre d’une vague de luttes au cours de laquelle la classe des travailleurs reprend confiance en ses forces, en sa capacité à améliorer sa situation par l’action collective, acquiert inévitablement des traits offensifs.
Ce n’est certes pas le cas actuellement en France (sauf dans le cadre d’expériences limitées), ni dans la grande majorité des pays. La période reste marquée avant tout par l’offensive du capital, tandis que la crise persistante de la perspective socialiste, de la perception a une échelle de masse qu’il est possible de construire une nouvelle société débarrassée de l’exploitation, continue de brider les forces du monde du travail. Sommes-nous de ce point de vue devant un début de changement ? La suite des événements dira si les grèves sectorielles et régionales ayant précédé (et précipité) en Tunisie la chute du régime de Ben Ali, ou encore celles qui en ce moment secouent la Grèce presque sans interruption, annoncent une nouvelle tonalité.
Grève reconductible, interprofessionnelle, illimitée, générale…
à partir de l’expérience des dernières années, en particulier celle des trois grands mouvements (1995, 2003, 2010) de grèves et manifestations de contestation des contre-réformes des retraites et de la Sécurité sociale, un débat se mène autour de ces différentes notions. Parfois, on les oppose entre elles. Ainsi, la grève reconductible (par l’assemblée générale des grévistes, quotidiennement ou à échéance de quelques jours) pourrait s’avérer contradictoire avec la grève générale jusqu’à satisfaction (« illimitée ») : les grévistes qui reconduisent leur mouvement se déterminant au niveau de chaque site ou établissement, le risque existe en effet de diviser et affaiblir le mouvement si certains décident de le poursuivre alors que d’autres le suspendent ou l’arrêtent. De même, il est souvent signalé que la grève « interprofessionnelle », associant plusieurs branches ou corporations dont chacune conserve une dynamique autonome voire indépendante, n’est pas la grève « générale » qui met en mouvement tous les salariés par-delà les secteurs et les branches.
En elles-mêmes, de telles oppositions ont cependant un caractère assez artificiel. Face à des plans portés par un gouvernement et un patronat déterminés, un mouvement d’ensemble, le plus général possible et donc le plus à même de paralyser l’économie capitaliste, est évidemment nécessaire afin de gagner. Mais cet impératif ne saurait annuler la nécessité démocratique que les salariés eux-mêmes décident collectivement de leur lutte au plus près du terrain. Et rien n’impose non plus que le caractère interprofessionnel d’une grève prolongée empêche son extension et sa généralisation aux secteurs non encore engagés. Selon les circonstances, une grève puissante et susceptible de gagner peut être totale ou plus partielle, générale ou « seulement » interprofessionnelle, tandis que ses modalités de reconduction peuvent également varier.
Le processus de la « grève de masse », analysé pour la première fois par Rosa Luxemburg à l’occasion de la première révolution russe de 1905, et qui a connu depuis de nombreuses autres expressions (par exemple le « Mai rampant » italien, ou divers grands mouvements dans des pays d’Amérique latine), présente en réalité des traits assez semblables à ceux de la grève générale. Une succession dans la durée de grèves locales, régionales, sectorielles voire nationales, accompagnées d’autres formes de confrontation, marque nécessairement une situation de type révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Il faut s’abstraire de cette vision de « la » grève générale débouchant sur la prise du pouvoir à travers des comités de grève se transformant en conseils ouvriers, idée « pure » qui ne s’est jamais concrétisée nulle part. Mais il est vrai qu’en France, sans doute du fait des expériences historiques de 1936 et de 1968, et peut-être aussi de réminiscences d’une ancienne tradition syndicaliste-révolutionnaire, la grève générale suscite un imaginaire confinant au mythe.
Le problème essentiel est tout autre. En particulier lors des mouvements de 2003 et 2010, il est apparu qu'une des questions principales est celle de la direction du mouvement, c’est-à-dire – euphémisme – celui de sa faiblesse ; elle-même évidemment liée, quoique sans rapport direct de cause à effet, aux faiblesses du niveau de conscience des travailleurs et au recul des capacités organisationnelles, sur le terrain, enregistré ces dernières années sous les attaques conjuguées du patronat et du gouvernement.
La politique menée par les principales directions syndicales, dans la lignée de la tactique des dites « journées d’action » inaugurée dans la seconde moitié des années 1970, reste un obstacle décisif et pour l’heure non surmonté. C’est cette politique concrète, plus généralement l’absence de perspectives indépendantes, voire de toute perspective, que les bureaucraties syndicales fomentent, qui interdisent ou, dans le meilleur des cas, limitent les victoires (1995). Le choix de telle ou telle forme de grève est naturellement lié à cette politique, mais ne saurait en lui-même être déterminant.
Jean Philippe Divès
1. Entre autres: http://fr.wikipedia.org/…, http://www.u-picardie.fr…, http://infogreve.fr/?p=2…, http://www.syndicalisme…...