Entretien. Le 7 mai dernier, la Cour de cassation rejetait le pourvoi du groupe Bolloré, auteur d’une plainte en diffamation contre le site d’information Basta (www.bastamag.net). Retour sur cette « affaire » et sur sa portée, avec Ivan du Roy, de Basta.
Peux-tu rappeler en quoi consistait l’affaire sur laquelle la Cour de cassation vient de se prononcer ?En octobre 2012, on a publié un article sur la question de l’accaparement des terres, un sujet que l’on essaie de suivre régulièrement sur Basta. Dans cet article, on s’intéressait plus particulièrement aux entreprises françaises, et notamment le groupe Bolloré, via la holding luxembourgeoise Socfin, qui possède un nombre important de plantations en Afrique de l’Ouest et en Asie. La Socfin et le groupe Bolloré étaient sévèrement critiqués dans un certain nombre de rapports d’ONG et d’institutions internationales : rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) sur le Cambodge, rapport de l’ONU sur le Liberia, alertes d’ONG sur le Cameroun et la Sierra Leone, etc. Ce sont les paragraphes traitant de ces questions qui ont fait l’objet d’une plainte en diffamation du groupe Bolloré. Le jugement en première instance a été prononcé en avril 2016, près de quatre ans après la publication de l’article, et Bolloré a été débouté. Le tribunal a affirmé que l’article répondait aux critères de rigueur, de bonne foi, qu’il s’agissait d’une enquête d’intérêt général, suffisamment étayée pour être publiée. Bolloré a fait appel et, en février 2017, le jugement de première instance a été confirmé. Le groupe s’est alors pourvu en cassation, et la Cour de cassation a rejeté, le 7 mai dernier, ce pourvoi.
Vous n’étiez pas les seuls à être poursuivis dans cette affaire… Basta était l’accusé principal, mais il y avait effectivement d’autres sites et blogueurs poursuivis pour avoir évoqué l’article dans une revue de presse, publié un lien vers l’article et/ou repris des passages de l’article sur leur blog. Le site Rue 89 et son directeur de publication étaient poursuivis, ainsi que trois autres personnes, une journaliste et deux particuliers. Le jugement les concerne aussi, ce qui signifie que la Cour de cassation estime que si un article est de bonne foi, les gens qui le relaient bénéficient de cette bonne foi et ne peuvent donc être considérés comme complices d’une quelconque diffamation.
Concrètement, on a donc vu une multinationale poursuivre un site d’information indépendant et… des blogueurs. Une des originalités de ce procès, car être un média poursuivi par Bolloré n’est pas forcément très original, était effectivement qu’il poursuivait très « large ». Outre Basta et Rue 89, se sont ainsi retrouvés sur le banc des accusés une journaliste qui avait partagé l’article sur l’agrégateur de contenu Scoop it, un retraité de l’éducation nationale et un ébéniste. Cela signifie que l’issue de cette poursuite avait une portée particulière : si le simple fait d’avait posté un lien vers un article avait entraîné une condamnation, cela aurait posé plein de questions sur la liberté d’expression et la liberté d’informer dans la mesure où la circulation des liens est essentielle sur internet.
Tu dis qu’être un média poursuivi par Bolloré n’est pas très original. Vous n’êtes en effet pas les premiers, ni les derniers contre lesquels il a porté plainte. Dirais-tu qu’il s’agit d’une stratégie globale du groupe Bolloré ? Tout à fait. On a publié en janvier dernier un appel commun avec différents médias, journalistes et ONG qui ont été ou sont poursuivis par Bolloré. En l’espace d’une petite dizaine d’années il y a eu une vingtaine de poursuites : côté médias, France Inter, Libération, plus récemment Mediapart, l’Obs et le Point, une plainte en cours contre France Télévisions, une seconde plainte contre nous, etc. ; côté ONG, Sherpa et RéAct, également attaquées pour diffamation. Bolloré a une véritable stratégie d’intimidation et de rétorsion vis-à-vis des médias, dès que l’on essaie de s’intéresser à ses activités, et plus spécifiquement à son business africain, que ce soit celui des ports et autres infrastructures logistiques en Afrique de l’Ouest, ou celui des plantations qu’il possède grâce à la Socfin.
Intimidation, pression… et également coût financier ?Oui, tout ça en même temps. Il s’agit de faire comprendre aux rédactions et aux journalistes qui seraient motivés pour enquêter sur ces questions qu’ils risquent presque systématiquement une poursuite, ce qui peut calmer certaines velléités. En plus, au niveau des grosses rédactions, on connaît le poids de Bolloré dans la publicité, puisqu’il possède, via Vivendi, le groupe Havas, et il a donc la main sur une bonne part des ressources publicitaires des médias qui se financent grâce à la pub. Pour les plus petits médias, indépendants, alternatifs, avec des budgets limités, qui continueraient malgré tout à travailler sur les affaires de Bolloré en Afrique, c’est une pression importante aussi : une procédure judiciaire, ça prend du temps, ça coûte de l’argent. L’affaire dont on parle nous a coûté un peu plus de 13 000 euros, frais d’avocats, frais d’huissiers, etc., sachant qu’il n’y aura que les frais de la cassation, soit environ 2 000 euros, qui nous seront remboursés par Bolloré. Pour un média comme Basta, qui a un budget annuel de 350 000 euros, 11 000 euros, ce n’est pas rien. De plus, comme le rythme de la justice est lent, ça prend beaucoup de temps, il faut préparer les procès, se replonger dans ce que l’on a écrit plusieurs années auparavant, et cela mobilise une partie de l’équipe au détriment de notre travail de rédaction et d’enquête.
Tu parlais d’une seconde plainte de Bolloré contre Basta ?Oui. Il s’agit d’un article qu’on a publié en 2013, qui était en quelque sorte une suite de l’enquête sur l’accaparement des terres. Un petit article qui rendait compte d’une rencontre entre, d’une part, une délégation d’ONG et de paysans africains concernés par les plantations Socfin et, d’autre part, le groupe Bolloré, au siège de ce dernier à la Défense. On relatait cette rencontre, en donnant la parole à certains membres de la délégation. Là encore, Bolloré a décidé d’attaquer en diffamation. Donc on va voir si, suite au jugement de la Cour de cassation concernant le premier article, Bolloré retire sa plainte ou maintient la pression en nous obligeant à refaire le parcours judiciaire.
Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas l’intention de lever le pied. Non. Cela ne nous dissuade pas, au contraire, et on continue nos enquêtes, sur le groupe Bolloré et sur les autres multinationales et entreprises du Cac 40 à propos desquelles on publie des informations régulièrement. Mais cela oblige, et c’est tant mieux, à être particulièrement rigoureux dans les enquêtes, dans la manière de recueillir les informations, d’étayer nos affirmations, etc., sans jamais renoncer à notre indépendance.
Une indépendance qui passe aussi par une indépendance financière…Oui. Nous essayons de développer au maximum le financement par les dons, seul levier de développement pour un site comme le nôtre. Plus il y a de lecteurs-donateurs, plus on peut travailler, enquêter, fouiller les dossiers et publier des articles de qualité.
Propos recueillis par Julien Salingue
La rédaction de l’Anticapitaliste encourage ses lecteurEs à lire, et à soutenir, Basta ! : www.bastamag.net