Publié le Mercredi 5 janvier 2022 à 23h33.

Le parti et la révolution

Un des enjeux décisifs de l’élection présidentielle française est la question du parti. Les débats autour de la primaire de la gauche proposée par Hidalgo, l’acharnement de Mélenchon à saborder/renouveler ses partis successifs le mettent en lumière. Mais ce n’est pas une question seulement française ou européenne, l’absence de parti pour faire face à la crise du capitalisme est criante, effrayante.

En France, ce problème est d’autant plus d’actualité que l’absence d’un parti qui se réclame un tant soit peu des exploitéEs saute aux yeux. Même s'il ne faut pas schématiser, les 3 % d'électeurs que les sondages donnent à Hidalgo sont d'une certaine façon le reflet des 21 000 votants au dernier congrès du Parti socialiste. Les 2,5% de Roussel, celui des 30 000 au congrès du PCF. Cela montre la déliquescence de partis qui comptaient des centaines de milliers d'adhérents,

sinon de militants, il y a trente ou quarante ans. La France insoumise revendique 600 000 adhérents, mais ses finances indiquent des ressources liées aux dons de personnes physiques inférieures à celles du NPA et d’EELV, ce dernier revendiquant 10 000 membres.

Le problème dépasse largement la scène française, au Chili où le mouvement pour la nouvelle Constitution est suivi d’un reflux considérable sur le plan des élections, en Algérie où le Hirak n’a pas abouti sur le terrain organisationnel et dans la plupart des pays où des mobilisations de masse ont lieu.

L’urgence de renverser le capitalisme, en temps de crise climatique, pandémique et plus globalement de l’ensemble des rapports sociaux, est aussi criante que l’absence de projet alternatif légitime aux yeux des masses et des structures pour les porter.

Face au recul de la conscience de classe

L’écart semble se combler temporairement lors de crises politiques d’ampleur : en Algérie, au Chili, à Hong Kong, lors du mouvement des Gilets jaunes, du mouvement des paysans en Inde, où il arrive régulièrement que des mouvements organisent des centaines de milliers, voire des millions de personnes en posant des questions politiques et la question du pouvoir. Mais cela n’aboutit pas à la construction d’organisations permanentes et de partis. Il y a un décalage entre l’urgence d’une alternative au capitalisme et la faiblesse de sa construction.

D’un autre point de vue, on peut également observer le décalage entre l'extension numérique et géographique du prolétariat dans le monde et la faiblesse de la constitution du prolétariat en classe, le passage de la « classe en soi » en « classe pour soi ».

Dès Marx, s’opérait une distinction « entre le parti, “au sens strict” ou “éphémère” (l’organisation proprement dite), et le parti “au sens large” ou historique, qui n’est autre que le mouvement même de la classe ouvrière dans l’histoire, le développement de toutes ses formes d’organisations syndicales, mutualistes ou politiques1 ». Force est de constater que le recul est global aujourd’hui, qu’aucune organisation ouvrière ne se développe en servant de modèle, dans le monde. Ce n’est pas une coïncidence de constater que, dans cette période, il y a un profond recul des projets émancipateurs, du point de vue théorique où rares sont les conceptions alternatives à celles du capitalisme capables de s’exprimer en positif, comme du point de vue de leur appropriation par les masses.

L’expérience montre qu’il y a un lien fort entre conscience et organisation, qu’il n’y a pas de conscience sans organisation, et pas d’organisation sans conscience, sans projet politique. Parce que l’organisation est la concrétisation de rapports politiques, de rapprochements militants et/ou théoriques entre des individus ou des collectifs qui perçoivent la convergence de leurs points de vue ou de leurs luttes. La faiblesse des structures militantes permanentes est le reflet d’un recul de la conscience.

Comment faire face à cette situation ?

Les réponses sont variées. Celle d’un Mélenchon est de rejeter, dans une même dynamique, le parti au profit du mouvement, la classe sociale au profit du peuple et la gauche pour la nation. C’est une tentative de contourner le problème : puisque la classe ouvrière ne s’organise pas, tournons-lui le dos ainsi qu’à la forme parti. Cette esquive montre actuellement son inefficacité : Mélenchon était censé redonner du pouvoir au peuple et lui permettre de s’émanciper, mais il construit des structures non démocratiques qui ne permettent pas d’élever sa conscience et son activité, collectivement. La mesure de la conscience étant résumée dans les scores électoraux, on retrouve une tendance, régulièrement à l’œuvre dans le mouvement ouvrier, d’adaptation au niveau de conscience au lieu de tenter de l’élever, où l’on recherche des compromis de classe pour élargir sa surface sociale (comme lorsque la CGT met tout en œuvre pour syndiquer les cadres au lieu de s’inquiéter de la faible syndicalisation des ouvrierEs). Le PCF et le PS caricaturent cette démarche, les positions du PCF sur la police et ses accords avec le PS sont là pour le montrer. Ian Brossat résume ce rapport aux enjeux institutionnels : « le PCF a pour volonté de rassembler très largement pour ces élections en instaurant un pacte législatif avec l’ensemble des forces politiques de gauche, avec le souci de la dimension locale, qui importe et qu’il convient de respecter. Le Parti communiste est moteur et sert de passerelle entre les différents courants politiques pour réussir ces élections législatives2. »

La réponse symétrique à cette adaptation au carcan institutionnel bourgeois est une réponse idéologique qui croit que c’est la clarté d’un projet politique qui détermine sa capacité à convaincre les masses et donc à organiser. Une autre tentative de réponse étant le remplacement du parti par des réseaux et de l’action concrète par des groupes de réflexion et des colloques.

Ce type de vision est à peu près le contraire d’une vision matérialiste, qui comprend que le développement des idées est essentiellement le résultat du développement des conditions matérielles. Mandel résume « le marxisme est un produit de son époque », expliquant que son développement est le résultat d’une fusion militante entre d’un côté des expériences politiques de masse (Révolution française et luttes des classes du 19e siècle), d’un autre la philosophie allemande classique, l’économie politique et la sociologie, et enfin l’expérience des groupes socialistes utopiques et des groupes ouvriers et révolutionnaires3.

C’est cette dynamique qui constitue les organisations, leur donne la possibilité d’un caractère de masse, parce que les masses s’approprient la théorie par l’expérience pratique, pas essentiellement par l’exemple ou par la proclamation. C’est cette possibilité de réaliser des expériences militantes de masse appuyées sur des théories qui correspondaient à leur temps, qui explique la réussite de la construction des trois premières internationales et l’extrême difficulté qui a suivi la fondation de la IVe.

Les révolutionnaires et la conscience non révolutionnaire

C’est lors d’événements exceptionnels, des mouvements de masse, des moments de prise de conscience de millions de personnes, que les révolutionnaires

réalisent – rendent réel – leur projet. En dehors de ces périodes, nous sommes en permanence dans la contradiction qui consiste à vouloir organiser des masses qui ne sont pas révolutionnaires sur le chemin de la révolution. Pour dépasser cette contradiction, on cherche à se lier à la conscience telle qu’elle est pour la faire progresser dans et par la pratique. La campagne de Philippe Poutou montre plusieurs exemples de ce type : nous sommes confrontéEs dans les meetings à des personnes qui nous disent : « vous êtes révolutionnaires, très bien. Mais en attendant, qu’est-ce qu’on fait ? ». À nous d’y répondre, par la démarche transitoire d’une part, et par une réflexion sur le parti qui nous aide à nous lier à des masses non révolutionnaires sans nous perdre.

Lénine notamment aborde cette relation entre la théorie/stratégie et les masses, reprenant et parfois modifiant les conceptions de Marx et Kautsky. On peut résumer cette question en quelques points :

« Lénine combat la confusion, qualifiée de “désorganisatrice”, entre le parti et la classe4. » Il s’agit notamment d’accompagner mais de ne pas subir les flux et reflux. « Il s’ensuit la nécessité d'une

interaction dialectique entre l'auto-organisation de la classe – qui est sujette à des fluctuations considérables – et un parti d'avant-garde permanent, dont l'ampleur et l'influence de masse sont également sujettes aux hauts et aux bas de la conjoncture, mais qui est quand même plus stable, qui peut travailler de façon continue et qui peut donc mieux résister à la pression des rapports de forces défavorables. La liquidation de cet acquis, de l'organisation et de ses cadres implantés dans la classe, peuvent entraver la reprise ultérieure de la lutte de masse5. »

• La séparation entre les communistes révolutionnaires et les autres organisations ouvrières n’est pas une évidence, ni pour les révolutionnaires ni pour les masses. Leur spécificité est constituée par le lien nécessaire (et difficile) entre la conscience des masses et le but final. Le Manifeste du parti communiste explicite :

« Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.

Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat.

Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier.

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. »

Il ne s’agit pas de relativiser la nécessité de la constitution d’organisations séparées vis-à-vis des autres partis, notamment des organisations réformistes, l’actualisation du passage du Manifeste consistant à élaborer une stratégie révolutionnaire, maintenir une stricte délimitation par rapport aux bureaucraties et aux nationalistes. Mais, en revanche, on peut en déduire une méfiance vis-à-vis des groupes qui croient devoir se distinguer sur tout et tout le temps.

• La notion clé de crise révolutionnaire. « La connaissance que la classe ouvrière peut avoir d’elle-même est indissolublement liée à une connaissance précise des rapports réciproques de toutes les classes de la société contemporaine, connaissance pas seulement théorique, disons plutôt moins théorique que fondée sur l’expérience de la politique6. » C’est  dans ce moment que la connexion entre la théorie révolutionnaire et la conscience des masses peut se réaliser. On parle de fusion entre l’agitation et la propagande. Daniel Bensaïd parle d’une « crise générale des rapports réciproques entre toutes les classes de la société. […] Alors seulement, et non en vertu d’un inéluctable mûrissement historique, le prolétariat peut être transfiguré et “devenir ce qu’il est”. » Cet élément est lié à l’affirmation audacieuse que « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons7 ». Il s’agit de considérer que le prolétariat ne se constitue en classe que dans la lutte générale, politique.

 

De qui sommes-nous la voix ?

Il reste une question également clé, de savoir quelle classe on se propose d’organiser. En ayant en tête un élément important de la situation : s’il y a une distinction entre « classe en soi » et « classe pour soi », il faut accepter que cette distinction est en réalité une interaction dialectique. Ainsi les frontières entre les classes ne sont ni étanches ni rigides, et il y autant de danger à restreindre le prolétariat à une classe ouvrière imaginée identifiée aux grandes usines où l’on produit des marchandises, qu’à l’élargir au point de ne plus voir de limites et considérer que le prolétariat seraient les 99 % les moins riches. En effet, dans le vocabulaire réformiste, « notre camp social » est tour à tour celui des exploités, du peuple de gauche, ou du progrès, tandis que les syndicats s’acharnent à syndiquer les cadres ou catégories A de la fonction publique dont une bonne partie fait en réalité partie de la petite bourgeoisie.

Dans Où va la France (1934), Trotsky aborde la question de la confiance que le prolétariat peut susciter dans la

petite bourgeoisie à condition de mettre en avant des solutions radicales, socialistes, fermement opposées aux politiques de la classe dominante. Pour prendre un exemple concret : aider le petit patronat en difficulté économique, par exemple par du chômage partiel ou des prêts, donne confiance à la petite bourgeoisie ; tandis qu’élargir le droit au chômage et augmenter les salaires peut permettre de résoudre les problèmes concrets du petit patronat en le liant économiquement à une classe ouvrière que l’on met en confiance.

Notre objectif est donc de développer les éléments de socialisation et de solidarité, d’homogénéiser, de constituer une classe prolétarienne, en mettant en avant un programme radical, tout en s’appuyant sur les luttes réelles, concrètes, des classes populaires, et leur aspiration – qui correspond à un besoin réel dans le rapport de forces – à l’unité.

 

Les débats qui nourrissent la gauche révolutionnaire dans sa diversité, de celles et ceux qui participent à des organisations larges, « de classe » jusqu’aux organisations qui ne veulent avoir aucune relation avec les organisations réformistes, débats qui renvoient, en réalité, à un questionnement sur la meilleure façon de faire en sorte que les masses s’approprient une conscience révolutionnaire. Les unEs veulent redonner confiance par des victoires sociales, des succès électoraux, par la construction d’organisations associant des parcours variés, d’autres par les luttes et par la mise en avant d’un programme le plus abouti possible.

Le chemin le plus probable se situe entre les deux : des expériences militantes unitaires ou dans les institutions, éclairant les politiques des différents courants, sont nécessaires pour prendre confiance et conscience qu’il n’est pas possible de réformer le capitalisme. En ayant en tête Rosa Luxemburg : « Éduquer les masses prolétariennes, cela veut dire : leur faire des discours, diffuser des tracts et des brochures. Non, l’École socialiste des prolétaires n’a pas besoin de tout cela. Leur éducation se fait quand ils passent à l’action8 ». Et demeure, indispensable, la constitution d’une organisation d’avant-garde qui, sans sectarisme, tente de formuler un « plan stratégique central », révolutionnaire, liant toutes les questions politiques, forme des militantEs qui sont des révolutionnaires tant par leur compréhension du monde que par leurs pratiques militantes, émancipatrices, autogestionnaires, antibureaucratiques.

  • 1. Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, 1986.
  • 2. Cause commune, revue d’action politique du PCF, septembre-octobre 2021
  • 3. La place du marxisme dans l’histoire, Ernest Mandel, Cahiers d’étude et de recherche, IIRF, 1986.
  • 4. Daniel Bensaïd, « Les sauts, les sauts, les sauts », juillet 2002.
  • 5. « Auto-organisation et parti d'avant-garde dans la conception de Trotsky », Ernest Mandel, 1989.
  • 6. Lénine, Œuvres, tome IX, p. 119 et 15, p. 298, Paris, Éditions sociales, cité par Daniel Bensaïd.
  • 7. Que faire ?, Lénine, 1902.
  • 8. Rosa Luxemburg, « Notre programme et la situation politique », intervention au congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne (KPD), 30 décembre 1918.