Entretien. Auteur de Pour un suicide des intellectuels1, Manuel Cervera-Marzal a écrit un essai stimulant qui introduit nombre d’ouvertures contre la réaction conservatrice, en réfléchissant sur le rôle politique des intellectuels pour « secouer, réveiller et perturber ceux qui se reconnaissent dans cette figure ».
Pourquoi la disparition de l’intellectuel comme catégorie sociale séparée ?
La spécificité des intellectuels, c’est d’être payés pour produire des idées. Bien sûr, tous les intellectuels n’ont pas le même statut : rien de commun entre des stars médiatiques comme Zemmour et les dizaines de milliers d’intellectuels précaires exploités par les universités et les journaux français. Mais une fois qu’on a dit ça, il y a une autre césure, qui sépare, pour le dire vite, d’un côté les travailleurs intellectuels tels que les profs, les journalistes et les artistes et, de l’autre les travailleurs du bâtiment, du nettoyage, de la grande distribution, etc. Ceux qui sont dans cette deuxième catégorie l’ont rarement choisi. Faire disparaître les intellectuels comme catégorie séparée, c’est ouvrir intégralement les portes d’accès à cette catégorie. Et c’est donc la faire disparaître puisque, si nous sommes tous des intellectuels, plus personne n’est un intellectuel.
Comment les intellectuels peuvent-ils s’orienter entre « ne pas parler au nom des autres et rester muet » ?
C’est un dilemme récurrent auquel un certain nombre d’intellectuels critiques se trouvent confrontés. D’un côté, ils craignent de parler « à la place » des opprimés, de les déposséder, de leur confisquer leur parole. Le problème c’est que, par crainte de parler « à la place » des opprimés, certains intellos en viennent à ne pas parler du tout, à se taire devant l’oppression. Or c’est un deuxième danger : rester muet face aux injustices, se rendre complice par notre passivité. L’intellectuel critique navigue donc entre deux impasses : la posture surplombante et la posture contemplative. La difficulté, quand on est plutôt du côté des dominants, c’est de penser que les dominés seront les acteurs de leur émancipation et de ne pas se croiser les bras pour autant.
Qu’est-ce que la potentialité subversive des livres, la capacité à « produire des évidences partagées » ?
Tous les livres ne sont pas subversifs, loin de là. Ceci étant dit, certains livres ont une portée subversive. Je pense à des ouvrages de sciences sociales, de théorie critique, mais aussi à des polars, de la science-fiction, des romans. Où réside leur puissance de subversion ? Dans leur capacité à briser les consensus en vigueur, à rompre les fausses évidences et à émettre un récit alternatif, à raconter le monde différemment.
Quel est le rôle de la théorie ?
La théorie a pour ambition d’expliquer et de transformer le monde. Elle mêle des considérations de trois ordres : ce qui est réel-effectif, ce qui est possible, et ce qui est souhaitable. En ce sens, une véritable théorie est toujours critique, puisqu’elle vise à modifier la réalité en fonction de ce que nous souhaitons et ce que nous pouvons faire. L’erreur, c’est de réduire la théorie à une opération de description, qui dit comment fonctionnent les choses, et perd de vue la façon dont elles devraient et pourraient fonctionner.
Peux-tu préciser ce qu’est pour toi le statut politique de la vérité, et le rôle qu’elle joue en démocratie ?
C’est une question extrêmement compliquée que je tiens à laisser ouverte. La question qui m’intéresse est la suivante : au nom de quoi lutte-t-on ? Une réponse possible est : au nom de la vérité. C’est pour elle et avec elle que nous combattons les mensonges des dominants, qui nous racontent que les chômeurs sont des fainéants et que les immigrés volent nos emplois. Quand ils disent ça, ils mentent, et il faut lutter contre le mensonge pour rétablir la vérité. Mais le risque, avec la vérité, c’est de croire qu’on la possède. Or les intellectuels, en particulier les philosophes, croient souvent détenir la vérité. Et que se passe-t-il quand on est convaincu de posséder le savoir absolu ? Souvent, on tente de l’imposer aux autres. Pour leur bien, évidemment ! Mais on leur impose, de force… Il y a un lien entre vérité et autorité. Et une politique exclusivement fondée sur la vérité est une politique autoritaire. De nombreuses expériences historiques en témoignent.
Pourquoi la lutte pour l’égalité est-elle inséparable de celle pour la diversité ?
Parce que l’égalité sans la liberté, c’est l’uniformisation. Et la liberté sans l’égalité, c’est la loi du plus fort. Je n’ai jamais compris qu’on puisse faire primer l’une sur l’autre. Pour moi, ce sont deux valeurs absolument indissociables. Si vous les séparez ou, pire, que si vous les opposez, vous finirez au bout du compte dans les bras de Thatcher ou dans ceux de Staline. Triste choix…
Propos recueillis par Patrick Le Moal
- 1. Editions Textuel, 2016, 12,90 euros