Publié le Lundi 24 mai 2010 à 14h34.

1995-2010 : quinze ans de régression… et de démissions

A partir du milieu des années 1980, la contre-réforme des retraites se met en marche, pas à pas, avec constance, entretenue et développée par les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédé.

Au cours des décennies antérieures à 1980, avec des contradictions, s’était confortée l’idée que, pour les salariés, la retraite était la continuation de leur situation de travail rémunéré, une continuation de leur salaire, les salariés du privé rejoignant peu à peu ceux du public quant au niveau de leur pension. À partir de la fin des années 1970, en même temps que la montée massive du chômage, de la précarité et de la flexibilité, les attaques contre les retraites se succédent. Les années 1980, dans les pays industrialisés, sont celles de l’offensive générale contre les droits des salariés, leur emploi, leur salaire, leurs conditions de travail et leurs acquis. C’est l’époque où le capitalisme essaye par tous les moyens de restaurer ses taux de profits mis à mal par la crise du milieu des années 1970. C’est l’époque où le capital réussit à faire perdre aux salariés près de 10 % de la valeur ajoutée qui passe de la poche des salariés à celle des patrons. Ces 10 % n’ont jamais été récupérés. Concernant les retraites, en silence, la première attaque date de 1979 avec le gel des cotisations vieillesse patronales. Depuis plus de 30 ans, le patronat n’a pas augmenté sa cotisation vieillesse et, depuis 1991, il n’y a plus, globalement, d’augmentation des taux. Pourtant, de 1961 à 1989, les taux avaient régulièrement augmenté de 0,33 % par an, permettant les améliorations réelles des retraites.

À l’origine, le Livre blanc

La matrice de toutes les réformes qui se sont ensuite succédé est le Livre blanc commandité par Michel Rocard en 1991. Il reprend les idées développées au niveau international par les experts de l’OCDE et systématiquement appliquées dans les pays industrialisés. L’introduction du Premier ministre socialiste de l’époque est éloquente. Pour lui, un système de retraites devrait être « un ensemble d’obligations réciproques entre générations et professions. C’est un mécanisme d’assurance sociale qui, dans les pays développés, comporte sous des formes et dans des proportions variables un étage de base public et universel, un étage professionnel et un étage facultatif, collectif ou individuel. »

Toutes les avancées des années 1950 à 1970 allaient dans le sens d’une idée simple : la retraite était la continuité du salaire. Prélevées sur la masse salariale globale, les cotisations d’une année payant la même année les retraites des anciens salariés. C’est cette logique qui avait, même dans une période de faible chômage, fait augmenter les cotisations. Le Livre blanc développe une tout autre logique : le retrai­té ne doit toucher que les sommes correspondant à ce qu’il a « épargné » tout au long de sa carrière et l’État doit assister les salariés qui n’ont pas pu épargner suffisamment pour avoir un minimum. Ainsi, M. Rocard et P. Bérégovoy avancent un projet de loi visant, pour les salariés du privé, à allonger la durée de cotisation pour avoir une retraite à taux plein et visant aussi à augmenter le nombre d’années sur lesquelles calculer le salaire de référence pour le montant de la retraite. Nous sommes en 1992. Rocard aura le temps de mettre en œuvre la Cotisation sociale généralisée (CSG), impôt finançant les cotisations sociales familiales. 

La réforme de 1993

En 1993, la droite revient au gouvernement et applique cette réforme de la gau­che : la retraite à taux plein, dans le privé, implique d’avoir cotisé pendant 40 ans et non plus 37,5 ; le salaire de référence est calculé sur les 25 meilleures annuités ; les pensions sont désormais indexées sur les prix et non plus sur les salaires. C’est cette dernière mesure qui a fait le plus baisser les pensions.

Passé un peu inaperçu à l’époque, ce changement de mode de calcul est redoutable. Instauré en 1986 par le plan Séguin, entériné en 1993 puis en 1998, c’est une arme redoutable contre la valeur des retraites : les pensions de retraites sont désormais revalorisées en fonction de l’indice des prix et non pas de l’augmentation des salaires. La construction de l’indice Insee fait que celui-ci se trouve en dessous de la réalité du coût de la vie, mais aussi de l’augmentation des salaires. Ce mode de calcul réduit inexorablement, d’année en année, la valeur des pensions. Pire, théoriquement, un salarié ayant cotisé au plafond Sécu (PSS) pendant ses années de référence doit toucher 50 % de ce plafond de référence pour sa retraite Sécu. Le problème est que le plafond Sécu évolue selon la progression des salaires et, donc, plus rapidement que la valorisation des salaires de référence qui, comme pour les pensions versées se fait, en fonction de l’indice des prix… Avec un tel système, même en ayant cotisé au plafond SS, il est impossible d’atteindre les 50 % du PSS pour le montant de sa pension.

Les retraites complémentaires (Arrco) fonctionnent avec l’indexation de la valeur d’achat des points sur les salaires, et la  valeur du point pour la pension versée est, elle, indexée sur les prix. Les choses sont claires : entre 1999 et 2007, le prix d’achat moyen a augmenté de 23,33 % et la valeur du point pour la pension a augmenté de 13,78 %.

Des cotisations aux charges

Dans la foulée, en 1993, est créé le Fonds solidarité vieillesse (FSV) financé par la CSG et permettant la prise en compte pour la retraite de périodes « non contributives » : le minimum vieillesse, les périodes de chômage indemnisées, la prise en compte de majo­rations pour enfants élevés, les préretraites. Même dans le mouvement syndical, un syndicat comme Force ouvrière s’insurge contre les « charges indues » qui pèsent sur le système des retraites, adoptant le langage officiel, limitant la reconnaissance aux seules périodes dites « contributives ». À partir d’autres considérants, la CFDT et la CGC adoptent une même position, se félicitant de l’instauration de la CSG. Mieux, la CGC va centrer son action sur la généralisation de la retraite par points (à l’image du système Arrco/Agirc) poussant au maximum la « contributivité » pour faire de la retraite la stricte image des cotisations versées par le salarié… Le summum de l’épargne à l’opposé du salaire continué ! Le salarié devient ainsi davantage un épargnant qui « accumule », « contribue » individuel­lement pour sa retraite qui, dans le langage courant, devient un salaire « différé » ; et l’État, par l’impôt, assume les tâches de « solidarité ».

L’histoire marche dès lors à l’envers. Alors que dans les années précédentes un travailleur ou une travailleuse devait continuer de toucher son salaire qu’il ou elle soit en activité, en maladie, en maternité, en formation ou au chômage, la mécanique se met en route sur trois fronts : celui du chômage, de l’emploi des jeunes et des retraités. Les chômeurs se voient déchus du domaine du salariat à celui de l’assistance. Les jeunes déchoient du CDI aux emplois « aidés ». Et les retraités n’obtiennent de retraite qu’à la hauteur de ce qu’ils auront cotisé antérieurement… Quelques années plus tard, le Medef réussit aussi à faire entériner par les directions syndicales que la formation n’est plus rémunérée comme du temps de travail.

Des attaques généralisées

De même, dans les années 1990, l’idée s’insinue dans le mouvement syndical qu’il ne faut pas « pénaliser » le travail par des « charges » trop lourdes et qu’il est légitime d’exonérer les entreprises de main-d’œuvre, quitte à taxer plus largement les revenus du capital. Ainsi, le mouvement syndical ne s’est pas insurgé contre les vagues successives d’exonérations qui ont affaibli les caisses de Sécurité sociale, la compensation partielle étant payée par les contribuables. Donc, essentiellement, par les salariés par le biais de la TVA et de l’impôt sur le revenu.

Les attaques contre les retraites ne peuvent donc pas être dissociées des attaques générales contre l’emploi, visant à diminuer globalement la masse salariale pour augmenter les profits des entreprises et des actionnaires. Les attaques vont alors se multiplier grâce à plusieurs mécanismes. Les attaques contre l’emploi voient l’instigation par les gouvernements des années 1990 d’une baisse de salaires : jusqu’à un salaire égal à 1,6 Smic, les patrons sont exonérés totalement ou partiellement du versement des cotisations sociales « patronales ». C’est ce qui fait que depuis les années 1990, de fait, les cotisations vieillesse ont baissé pour plus de la moitié des salariés de droit privé. En 1991, le Livre Blanc insistait déjà sur les thèmes favoris des libéraux depuis vingt ans : la charge insupportable des retraites due au déséquilibre démographique, l’iniquité des divers systèmes de retraite, le décalage entre les fonctionnaires et les autres salariés… Après Balladur, une nouvelle salve est tirée par Alain Juppé qui, en 1995, cherche à s’attaquer aux régimes des entreprises d’État (SNCF, RATP, EDF…). La riposte massive des salariés, dont la longue grève des cheminots, fait plier un Premier ministre « droit dans ses bottes ». L’attaque aboutit treize ans plus tard, en 2008, par la fin des « régimes spéciaux ».

Le tournant de 2003

L’attaque essentielle fut menée en 2003, avec la réforme Fillon alignant les retraites du public sur les reculs imposés au privé en 1993. L’Ob­ser­vatoire des retraites, prédécesseur du Conseil d’orientation des retraites (COR) sert déjà de cheval de Troie pour la réforme. Dans la foulée, en 1999, le rapport Charpin répond au souhait du gouvernement socialiste d’obtenir un « diagnostic partagé » concernant les retraites. Le COR, créé en 2000, sous le gouvernement Jospin, permet d’obtenir un avis « consensuel » entre « partenaires sociaux », responsables patronaux et syndicaux, dirigeants politiques de droite comme de gauche. Ces recommandations, avec en toile de fond le « choc démographique », justifient déjà les reculs d’une partie du mouvement syndical qui, en 2003, accepte le passage à 40 annuités pour les fonctionnaires et la marche vers les 41 annuités à l’horizon 2012.

Parallèlement à ces attaques, le gouvernement et le Medef favorisent la promotion du « deuxième étage » préconisé par le Livre blanc et les rapports de l’OCDE : les mécanismes d’épar­­gne retraite entreprise (PEE, Pere, Perco)1, les syndicats accompagnant le plus souvent le mouvement. Cette nouveauté accentue le statut du salarié comme épargnant, comme futur rentier finançant individuellement sa retraite, reflet de son épargne.

Fondamentalement, la difficulté à construire un front de résistance syndical et politique aux attaques menées contre les retraites rejoint les difficultés rencontrées pour orga­niser la riposte aux attaques contre le CDI (les « contrats aidés », les exonérations…) et, bien sûr, la lutte contre les licenciements. C’est le refus de mettre la question de la répartition des richesses au cœur du combat à mener pour imposer dans les entreprises une part plus importante pour la masse salariale, sous formes d’emplois et de salaires, pour récupérer les parts de PIB captées pour les profits des actionnaires.

 Léon Crémieux

1. PEE : Plan d’épargne entreprise

Pere : Plan d’épargne retraite entreprise

Perco : Plan d’épargne collectif