Éditions les Liens qui libèrent, 752 pages, 29,99 euros.
Kondiaronk était un porte-parole de la confédération Wendat, coalition de quatre nations de la famille linguistique iroquoise, établie dans ce qui est aujourd’hui le Canada. Dans les années 1690, il était régulièrement invité à débattre dans le salons organisés par le gouverneur de la Nouvelle-France où il rencontra le Baron de la Hontan. Ce dernier publie en 1703 un livre qui retranscrit les conversations qu’il a eues avec Kondiaronk sous le titre Dialogues curieux entre l’auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé. Ce sera un best-seller.
Dans ces Dialogues, Kondiaronk délivre une critique acerbe contre les us et coutumes des sociétés européennes et leurs conceptions de la religion, de la politique, de la médecine et de la sexualité. C’est ce que que Graber et Wengrow appellent la critique indigène. Ce genre de récits était déjà très populaire en Europe durant le 17e siècle. Il a permis aux intellectuelEs européenEs de s’interroger sur des notions jusqu’alors inconcevables : la liberté individuelle et les inégalités. Une majorité d’auteurEs des Lumières a d’ailleurs repris la forme de dialogues avec des indigènes pour leurs discussions philosophiques.
Ni Rousseau ni Hobbes
Ces bouleversement conceptuels ont permis en 1754 à l’Académie des sciences de formuler la question « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? », l’intitulé du concours pour lequel Jean-Jacques Rousseau a écrit son fameux Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Son essai postule, pour simplifier, qu’à l’aube de l’humanité, nous vivions en petits groupes de chasseurEs-cueilleurEs joyeux et égalitaires. Puis, avec la « révolution agraire », l’apparition des cités, de la « civilisation » et de l’État, apparaissent la propriété privée, la cupidité et la soif de dominer son prochain. C’est une vision de l’évolution humaine plutôt de gauche. La version de droite de cette histoire est posée par Thomas Hobbes dans Léviathan (1651). Dans celle-ci, les humains à l’« état de nature » sont des brutes solitaires et l’évolution de la civilisation, permet justement de contenir nos bas instincts de domination.
Le projet d’Au commencement était… est de réfuter ces deux versions – encore très répandues – de l’histoire de l’humanité. Ce livre fascinant se base sur des indices archéologiques et anthropologiques pour raconter une histoire très différente des sociétés humaines de ces 30 000 dernières années. Sur tous les continents, de la fin du paléolithique aux sociétés indigènes contemporaines, ils montrent l’infinie diversité des organisations sociales imaginées par les humains. Et leur évolution, rarement linéaire, certaines sociétés changeant radicalement d’organisation sur une brève période, d’autres même en fonction des saisons. D’autres encore choisissant consciemment une organisation sociale diamétralement opposée à celle des peuplades voisines.
Complexité et liberté
Un seul exemple : Uruk, dans l’Irak actuel, vers 3300 av.J.-C. Population : environ 30 000 personnes. La plupart des villes de la région sont organisées en assemblées populaires à plusieurs niveaux – par quartier, par profession jusqu’à l’échelle de la ville entière. À Uruk, la taille de l’esplanade est telle qu’il semble qu’une grande majorité des citoyenEs – y compris donc les femmes – y participaient.
Certaines tâches sont distribuées sous forme de corvées que touTEs les habitantEs sans distinction doivent offrir à la collectivité. La quantité de produits fabriqués et échangés, en plus de la comptabilité précise, tenue grâce à l’écriture cunéiforme, en font une société déjà relativement complexe. Ce n’est pourtant que beaucoup plus tard qu’on commence à voir émerger des rois et des structures hiérarchiques. Et celles-ci ne se sont pas développées de l’intérieur, à cause d’une complexification des activités, mais par l’invasion de groupes guerriers des campagnes alentour, important leur structures aristocratiques.
L’une des revendications centrales de notre camp social est de partir des besoins et d’organiser la société en fonction de ceux-ci. Les théories dominantes, et même le langage qui sert à décrire l’histoire des sociétés humaines, étant majoritairement conçues pour expliquer comment nous en sommes arrivés au « meilleur des mondes possible », cette revendication reste difficile à envisager concrètement. Le livre de Graeber et Wengrow est pensé comme un outil pour envisager de nouvelles formes de réalités sociales.
Paru dans le n°400 de solidaritéS (Suisse)