Publié le Mercredi 22 juillet 2015 à 11h26.

La forêt précède les hommes Le désert les suit (Mur Odéon 1968) (épisode 3)

Nous publions cette semaine le troisième épisode de la nouvelle d’Iawa Tate (publiée en 4 épisodes). Pour lire l'épisode 1.

Âge d’or

Ysé recommença maintes et maintes fois, accomplissant sans remord et sans peur l’œuvre de fantôme qui lui était échue. Une fois encore elle descendit dans sa mémoire et celle-ci lui parut inutile. De ce vertige, ni les effort ni l’imagination ne purent extraire le moindre souvenir, la moindre réminiscence. Un profond sentiment de solitude lui étreignit le cœur.

Sur le foulard s’était formée une pyramide d’or, en quantité suffisante pour faire vivre toutes les tribus à la ronde jusqu’à la vingtième génération. Là haut, le quartier avait atteint son zénith. Ysé accomplit les dernières séquences du rituel, noua les quatre coins de son foulard qui rejoignit d’autres foulards à la panse bien remplie, amoncelés dans le canari à demi enterré recouvert d’une assiette en pierre sur laquelle reposait un grand caillou immaculé trouvé un jour devant sa porte.

Ne crains rien. Cajole la belle idée du vide. La lutte avec l’ange est déjà perdue. Écoute, je suis la voix de ta pensée. Cette nuit, pour la première et la dernière fois, soit heureuse.

Ysé sortit de sa maison pour s’aventurer non loin, jamais trop loin.

La somnolence l’effleurait, attouchement de suaire qu’elle repoussait avec horreur. Son enfance lui apparut, merveilleux matins tout emplis d’augures, d’insinuation et de présages. Pourquoi avait disparu cette pure illusion du bonheur ? Le vent s’était levé trop faible pour affoler les quelques arbustes, les épineux, rares ombres sur le sol clair d’un horizon à l’autre. Le village musardait les motifs du coucher. Que ces rires, ces aboiements de chiens lui étaient étrangers ! Personne n’aime les femmes de notre caste, avait prévenu sa mère. Errer à la périphérie des hommes, c’est notre destin. Ils nous redoutent et nous respectent. Quand le respect n’y sera plus… 

Dans la très ancienne jeunesse du temps, la nature suivait son cours dans ses mille variétés musicales et notre voix clamait à tous les échos. L’eau était là, inépuisable réserve de bonheur, les troupeaux gras et abondants et sous l’arbre, les palabres des anciens faisaient apparaître la clarté. Ysé, ma fille, tu es la dernière. Sois heureuse. Un autre monde est en marche, il se passera de nous.

Quand aux confins de la terre lui apparut la silhouette profilée contre la fusion froide, au-delà de toute couleur, qui sévit la nuit dans les contrées que l’humidité déserte, la vieille femme sut aussitôt que l’heure attendue depuis toujours approchait. Sa demeure était orientée au nord. L’apparition venait du nord. Elle allait sous le vent, personne au village ne pouvait deviner son arrivée. Plus haute qu’un homme et plus rapide. Comme tous ceux de son espèce, le cavalier venait de loin. Il apportait avec lui un parfum qu’elle huma dans la brise comme une offrande de rêve, une suggestion de splendeurs inaccessibles. Quelque chose allait se produire qui pouvait être lourd de danger, qui l’était. Quelque chose qui était la vie même.

Iawa Tate

Suite et fin…