Publié le Mercredi 1 juin 2022 à 15h15.

L’Empereur partit, les généraux restèrent, de Theodor Pliever

Éditions Plein chant, 352 pages, 21 euros.

Dans ce roman achevé en 1932, Theodor Pliever revient sur quelques-unes des journées les plus décisives du 20e siècle : celles où la révolution allemande du début novembre 1918 est canalisée puis trahie par la social-démocratie laissant isolée la Russie soviétique. Le texte de Pliever se présente comme un roman mais est fondé sur la connaissance directe des évènements par l’auteur et sur de nombreux documents et entretiens avec des acteurs.

La guerre est perdue

Dans le courant du mois de septembre 1918, le haut état-major allemand se rend compte que la guerre est perdue, il faut négocier un armistice mais les généraux ne veulent pas assumer la défaite. Ils poussent donc à la création d’un ministère responsable devant le Parlement auquel participe le parti social-démocrate majoritaire (SPD) qui a voté tous les crédits de guerre et durant quatre ans a soutenu sans broncher l’effort de guerre.

Mais les combats continuent. Sur le front, les soldats meurent et, à l’arrière, le peuple souffre de la misère et de la faim. Le mécontentement monte dans la population ; des grèves ont eu lieu, notamment en janvier 1918 à l’instigation de délégués d’entreprise (les Délégués révolutionnaires). La marine (où des mutineries avaient eu lieu en août 1917) est également en ébullition. Le 29 octobre, le commandement de la flotte donne l’ordre d’appareiller pour, éventuellement s’affronter à la marine anglaise. À Kiel, les marins de quelques navires se mutinent, la répression échoue et un conseil des marins et soldats est formé. Les ouvriers de l’arsenal se joignent rapidement au mouvement. Face à cette situation, les sociaux-démocrates appliquent une tactique qui leur a déjà réussi dans le passé : se rallier au mouvement afin de le canaliser et de l’épuiser. Le dirigeant social-démocrate Noske, qui s’est précipité à Kiel, réussit ainsi à se faire élire président du conseil des soldats et s’emploie à limiter son action.

Proclamation de la république

Malgré cela, le mouvement s’étend à travers les ports de la mer du Nord et de la Baltique, puis à toute l’Allemagne, y compris Berlin où se déroulent grèves, manifestations d’ouvriers armés et occupation des bâtiments officiels tandis qu’une bonne partie des régiments se débandent. Le pays se couvre de conseils d’ouvriers et de soldats. La peur du « bolchevisme » se répand chez les dirigeants civils et militaires. Pour éviter la « révolution d’en bas », il faut continuer la « révolution d’en haut », l’empereur est sommé d’abdiquer, le dirigeant social-démocrate Ebert est nommé chancelier et finalement, la ­république est proclamée.

La direction social-démocrate, et notamment Ebert, sait ce qu’elle ne veut pas : une révolution qui remettrait en cause la propriété et l’ordre social. Face à elle, il y a les spartakistes dont la principale figure publique est Karl Liebknecht (qui a été libéré de prison en octobre, Rosa Luxemburg ne le sera que le 10 novembre), mais leur influence est encore limitée. Le principal parti opposé aux social-démocrates majoritaires est celui des social-démocrates indépendants (USPD), minorité du vieux parti qui a fini par rompre l’Union sacrée mais qui, divisé, hésite à s’investir pleinement dans l’action révolutionnaire. Ces atermoiements se reflètent dans le mouvement et chez les Délégués révolutionnaires. Dans ce contexte, la direction du SPD, dont l’appareil reste puissant et l’influence ne s’est pas évanouie, va instrumentaliser l’aspiration à l’unité d’une partie du mouvement : le SPD lance des appels à l’unité vers la direction de l’USPD. Il s’agit de faire entrer l’USPD non discréditée par la guerre au gouvernement pour prétendument « consolider la révolution », en fait s’engager vers un rétablissement des institutions étatiques et l’élection d’une assemblée constituante contre les conseils. Par ailleurs Ebert conclut le 10 novembre un accord secret avec le haut commandement de l’armée pour rétablir la discipline dans celle-ci et lutter contre le spartakisme. Le roman s’arrête sur cet épisode.

Une réédition utile

Conformément au titre : il n’y a plus d’empereur mais les généraux sont toujours là, prêts à lutter contre leur nouvel ennemi. Pliever raconte ces évènements dans un style vivant avec des personnages qui s’expriment de manière authentique, notamment ces marins qui sont aux chaudières dans les entrailles des navires : l’auteur, plutôt anarchiste à l’époque, a lui-même été dans la marine de guerre allemande et a participé aux mutineries. On peut penser que des notes supplémentaires auraient été nécessaires pour éclairer un ouvrage au départ destiné à des lecteurEs qui avaient encore les évènements en mémoire. Mais telle quelle, cette réédition est utile pour comprendre le rôle de la social-démocratie dans ce mois décisif et l’intelligence tactique des Ebert et Noske qui, deux mois après, seront les inspirateurs de l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.