Les projecteurs concentrés sur la chute, heureuse, du Mur de Berlin, laissent dans l’ombre l’analyse concrète des modalités et effets de la restauration capitaliste en Europe de l’Est1. L’unification allemande (bien plus que les gravats du Mur) en fut le premier jalon, bien loin des images d’Épinal2. Il faut encore mesurer l’opacité de la « bifurcation » historique que fut 1989 – autrement dit son caractère profondément non démocratique car destructeur de toutes les formes de protectionsociale échappant à la logique du profit.
« Comparable à la Grande dépression »
Même la Banque mondiale (BM), peu suspecte de complaisance, a considéré dans son rapport de 2002 sur les dix premières années de la « transition vers une économie de marché » (euphémisme pour « restauration capitaliste ») en Europe de l’Est et ex-URSS que, sans exception, tous les pays concernés ont subi « plusieurs années » d’une « profonde récession » dite « crise systémique ou de transition ». Son « ampleur et durée » a été, dit-elle, « comparable à la Grande dépression » (des années 1930) et « pour la plupart d’entre eux, pire ». La chute de croissance a affecté toutes les branches sur les premières années, voire toute la décennie 1990, allant de 6 % (Pologne) ou 15 % (en Europe centrale) à plus de 40 % ailleurs, accompagnée de l’apparition d’un chômage structurel (jusqu’alors inconnu) et d’un creusement vertigineux des inégalités « dans des pays ayant une des structures les plus égalitaires du monde » souligne la Banque mondiale. Les populations n’avaient aucune idée de la signification des « privatisations » et du « marché » et ne connaissaient pas le chômage. Elles ont fait l’amère expérience des mutations d’orientation sociale (sociale-libérale) derrière les nouveaux partis s’inscrivant dans le pluralisme politique désormais établi au début de la décennie 1990.
Des révolutions démocratiques ?
Le politologue britannique Timothy Garton Ash a caractérisé le basculement de 1989 par le néologisme de « réfo-lutions » combinant des « réformes » introduites par en haut (et non pas portées par des mouvements de masse), dont la finalité visait des changements structurels, donc à caractère « révolutionnaire » – en l’occurrence contre-révolutionnaire. En effet, dans tous les pays concernés, les cibles du programme restaurationniste ont été les mêmes, quelle qu’ait été l’origine des pouvoirs communistes (révolutionnaire, comme en URSS ou Yougoslavie ou « dérivée » bureaucratiquement du rôle direct de l’URSS dans un contexte de polarisations sociales, politiques radicales de la lutte antifasciste lors de la Seconde Guerre mondiale). Car leur « structure » socio-écomique et idéologique dérivait d’un même moule.
On peut mieux en cerner les contours en analysant ces sociétés (ni capitalistes ni socialistes), comme le faisaient les bolcheviks dans les années 1920 pour l’URSS, en tant que « société transitoire », dite socialiste ou communiste, par les objectifs et la base sociale du système, mais ouvertes à des tendances contradictoires : de nouvelles avancées révolutionnaires socialistes/communistes émancipatrices, des tendances pro-capitalistes et, entre les deux, le développement de logiques bureaucratiques oscillant entre les classes fondamentales et parfois s’autonomisant, selon les contextes. La restauration capitaliste implique le caractère dominant de courants pro-capitalistes dans l’appareil d’État, transformant les droits sociaux et les relations internationales dans ce sens. Il importe de dénoncer tous les rapports d’oppression et d’exploitation, même quand ils ne sont pas « capitalistes » et pénètrent les institutions et organisations « ouvrières ». La phase totalitaire stalinienne fut une cristallisation bureaucratique éradiquant les rapports marchands tout en s’appuyant sur une promotion verticale massive de travailleurEs dans les appareils de l’État/parti, au nom du socialisme. L’URSS stalinisée visait à maintenir des liens politiques internationaux hégémonistes avec le mouvement ouvrier. Par la suite, même lorsque l’arrivée au pouvoir de ces derniers avait puisé sa force dans le pouvoir d’État soviétique, tous les nouveaux régimes, qu’ils soient alignés sur le « modèle soviétique » qui leur apportait son aide, et/ou en conflit avec le Kremlin, s’efforcèrent de stabiliser et légitimer le règne du parti unique au sein des travailleurEs tout en brisant leurs mouvements autonomes.
Réduire les écarts entre proclamations socialistes et réalités
C’est pourquoi, jusqu’aux années 1980, les grands mouvements anti-bureaucratiques démocratiques, loin de se réduire aux « dissidences » anti-communistes, naquirent dans la base sociale ouvrière et intellectuelle de ces régimes, s’emparant des objectifs émancipateurs du marxisme et du socialisme pour les retourner contre les rapports d’oppression existants. Ce « communisme » là, subversif de l’ordre existant, travaillait et traversait l’ensemble des institutions de l’État/Parti régnant au nom des travailleurEs, et visait à réduire les écarts entre proclamations socialistes et réalités. Ce fut le cas de 1956 (avec les conseils ouvriers de Pologne et Hongrie) à 1968 (des mouvements autogestionnaires yougoslaves à l’automne des conseils ouvriers de Tchécoslovaquie) et, au-delà, jusqu’au congrès et au programme de république autogérée de Solidarnosc dans la Pologne de 1980-1981, impliquant des dizaines de milliers de membres de ces partis-États et de leurs syndicats. Comme l’a redit, jusqu’à la fin de sa vie, l’intellectuel marxiste polonais Karol Modzelevski, réprimé par le régime, le syndicat de masse Solidarnosc (dont il avait été un conseiller) était « un enfant du socialisme » ; de même l’émergence et l’extension des conseils ouvriers pendant et contre l’intervention des tanks soviétiques en Tchécoslovaquie au cours de l’automne 1968, soutenus par la composante « autogestionnaire » du PC et des syndicats, exprimait une dynamique de « révolution politique » au sens d’une remise en cause du règne bureaucratique du PC. Mais dans ces système de parti/État, le « politique » était profondément social et les moindres « arrêts de travail » avaient une dynamique « politique » subversive contre les dirigeants en place, sans droits de propriété. La logique des mouvements de masse visait à réduire l’écart entre droits socialistes « légaux » (légitimés par le système) et pratiques bureaucratiques et oppressives.
Pourquoi un autre scénario en 1989 ?
D’une part, la « normalisation soviétique » de la Tchécoslovaquie sous occupation des tanks, et, en 1981, le coup d’État de Jaruzelski contre Solidarnosc, ont brisé la contagion possible d’une dynamique subversive socialiste au sein du « bloc soviétique ». La Yougoslavie sombrait de son côté dans des réformes contradictoires, un endettement et une crise majeure après la mort de Tito (1980) sans offrir de débouché socialiste cohérent aux milliers de grèves de la fin des années 1980 : le démantèlement nationaliste et capitaliste du pays allait se produire dans la pire des violences. Sur le continent et au plan géostratégique, ce qui se passait dans l’URSS de Gorbatchev était décisif. Celui-ci espérait que la chute du Mur, le démantèlement des pactes militaires de la guerre froide (OTAN et Pacte de Varsocie) et le pluripartisme symboliseraient l’avènement d’une véritable « coexistence pacifique » entre systèmes et lui vaudrait les crédits occidentaux. Mais l’unification allemande n’eut rien d’une « coexistence » et les États-Unis décidèrent d’inclure l’Allemagne unifiée dans l’OTAN (puis d’étendre celle-ci à la faveur de la crise yougoslave) alors que le Pacte de Varsovie était démantelé en 1991. Quant aux crédits du FMI, ils ne viendront qu’après la mise à l’écart de Gorbatchev grâce au démantèlement de l’URSS par Eltsine qui entamera la thérapie de choc.
Programme d’ajustement structurel
Dès lors, le pluripartisme, proclamé en URSS et dans tous les pays d’Europe de l’Est ou la Yougoslavie, s’appliqua après que les courants et mobilisations ouvrières incarnant des alternatives socialistes démocratiques crédibles eurent été démantelées (en Tchécoslovaquie, en Pologne). Et dans un premier temps, notamment en URSS, les courants libéraux piégèrent les travailleurEs (notamment les mineurs) en prétendant leur rendre « le contrôle » de ce que le parti/État s’appropriait sur leur dos. Ils et elles découvrirent rapidement les effets sociaux réels de ces « programmes d’ajustement structurel » voulus par le FMI et les économistes du « consensus de Washington » : la généralisation des « privatisations forcées » et de la marchandisation des moyens de production, la fin du statut légal protégé des travailleurEs, la transformation du rôle de la monnaie (qui ne pouvait être accumulée comme capital-argent), la critique de « l’égalitarisme », le droit de mise en faillite des entreprises et de licenciement. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agissait pas là de mesures concernant quelques entreprises nationalisées, mais de l’ensemble de l’industrie de ces pays et de la grande majorité de la force de travail. En outre, les grandes entreprises (base sociale des régimes communistes) étaient le lieu de concrétisation de bien des droits sociaux et services publics associés à l’emploi : logements, crèches, magasins, dispensaires et autres formes de « revenu social » non monétaire qui, dans les dernières années de l’URSS, représentait plus de 60 % du revenu des travailleurEs.
Comment privatiser ?
Mais, si le programme restaurationniste était « clair », sa légitimité et sa base sociale ne l’étaient pas. Les fronts de mobilisation contre le parti unique ou le Mur n’ont jamais dégagé un programme commun pour le changement de société. Les « privatisations » et le marché étaient des abstractions pour les populations. Mais surtout, ce programme se confrontait à tout ce qui était non marchand dans la vie quotidienne, et à une absence d’accumulation primitive de capital-argent, dans le contexte du caractère non capitaliste de ces systèmes.
Le problème fut vite « résolu » dans une Allemagne unifiée par un puissant capitalisme qui allait imposer ses critères en pleine recomposition « ordo-libérale ». Ailleurs il y eut recours à deux variantes principales initiales : dans les pays Baltes ou en Hongrie, la vente des meilleures entreprises au capital étranger ; mais dans la grande masse des autres pays, les « privatisations de masse » (sans capital) furent inventées avec diverses variantes3. En pratique, les entreprises furent divisées en parts. Des bons (ou « vouchers ») furent distribués aux employéEs, leur permettant d’acquérir un pourcentage substantiel de ces « actions », le reste revenant à l’État devenant propriétaire « réel » (en droit donc de privatiser). Bien des travailleurEs ont ensuite revendu leurs parts pour avoir un revenu monétaire précaire – ce qui renforça dans une deuxième phase la redistribution et concentration de la propriété, en éradiquant toute base des dynamiques de conseils ouvriers et d’autogestion. Une part majeure des anciens appareils « communistes » chercha à transformer ses privilèges de fonction en privilèges de la propriété. Beaucoup (comme Eltsine et la plupart des nouveaux bourgeois d’Europe de l’Est) devinrent des « bourgeois compradores », vendant au capital étranger leur connaissance des rouages du système et entrant dans le nouvel ordre mondial en position périphérisée. D’autres, en Chine, tirèrent vite les leçons de ces relations subalternes et avaient les moyens de s’en protéger pour émerger comme grande puissance au cœur du capitalisme globalisé. Poutine cherchera à s’en inspirer.
Catherine Samary
- 1. Cette notion est utilisée ici au sens large, englobant l’ensemble des pays du continent se réclamant du socialisme et dirigés par un parti unique, communiste.
- 2. Lire notamment, dans la série du Guardian en 2009, https://www.theguardian.com/commentisfree/2009/nov/08/1989-berlin-wall (« les Allemands de l’Est ont beaucoup perdu »).
- 3. Voir la rubrique « restauration capitaliste » sur http:///csamary.free.fr.