L’annonce, le 11 décembre, des lignes générales du projet de contre-réforme des retraites par le Premier ministre a eu un effet radical de rejet, parmi les salariés et le mouvement syndical, tendance reflétée par la force de la journée de grèves et de manifestations du 17 décembre.
Les mois et les semaines précédant le mouvement, le « système universel » par points ne recueillait pas une hostilité majoritaire. De même, le soutien aux grèves s’est lui aussi affirmé avec plus de force autour du 17 décembre. Pourtant, dans le mouvement syndical, la direction CFDT, au moins, ne s’oppose pas au système par points, et son refus se circonscrit autour de « l’âge pivot ».
Casser le système par répartition
Macron veut totalement liquider le système de retraite actuel en passant à un système à cotisations définies par points. Mais, il compte aussi en profiter pour passer de 62 à 64 ans l’âge de départ permettant d’obtenir une retraite à taux plein. En pratique, unE salariéE, partant à la retraite à 62 ans, subirait un abattement définitif de 10 % de sa pension et devrait donc rester au travail deux ans de plus pour obtenir une retraite à taux plein.
Le gouvernement avance comme prétexte le maintien de l’équilibre financier du régime dans les années à venir. Or, la réalité est que, aujourd’hui, les comptes des Caisses de retraite sont globalement équilibrés et que la prévision de déficit à l’horizon 2027, dans le dernier rapport du COR, est due non pas à un accroissement des dépenses, mais à une baisse importante du financement des retraites : à cela deux causes essentielles, les exonérations de cotisations sociales dont bénéficient les entreprises, non compensées par l’État, et la baisse des emplois publics entraînant une baisse des cotisations des fonctionnaires.
Par ailleurs, les prévisions du COR prévoient aussi un tassement des dépenses de pension en pourcentage du PIB, dans les 20 ans à venir – malgré l’augmentation du nombre de retraitéEs, à cause de la baisse programmée de la moyenne des pensions. Cette baisse est la conséquence des réformes précédentes faites par des gouvernements de droite et socialistes qui ont allongé le nombre de trimestres nécessaires pour obtenir une retraite à taux plein, dans le privé comme le public.
Enfin, il faut souligner qu’au moment où on nous parle de la baisse du nombre d’actifs, de la prétendue nécessité de travailler plus longtemps, le COR et la plupart des « experts » entérinent le maintien d’un taux de chômage supérieur à 7 % dans la décennie à venir.
Donc, ce report de l’âge pivot, prenant prétexte du nouveau rapport du COR, a surtout un objectif politique pour Macron.
Donner toutes les commandes à l’État et au patronat
Le but est, tout d’abord, d’affirmer clairement sa volonté de ne céder à aucun compromis. Affirmer aussi que ce qui est considéré comme une nécessité économique par le gouvernement n’est pas négociable. La justice sociale doit clairement passer derrière les intérêts du capital. Maintenir ce profil est essentiel pour consolider la place de Macron comme gérant solide et « inébranlable » des intérêts capitalistes. Mais aussi, le but est de graver dans le projet ce que serait la gestion des retraites avec un système par points. Le gouvernement ne prévoit ni une augmentation des salaires, ni du nombre d’emplois, bien au contraire. Puisqu’il n’est pas non plus question d’augmenter les cotisations sociales, ni (selon un engagement actuel…) de changer la valeur du point à l’achat ou à la liquidation, le seul élément variable pour l’équilibre des caisses de retraites resterait l’âge de départ. En mettant d’ores et déjà une banderille sur cette question, dans la loi, le gouvernement insiste donc sur le fait que, désormais, c’est bien l’État, et non pas les institutions du « paritarisme des partenaires sociaux », qui sera maître du jeu.
Et c’est bien cette question qui représente, pour la direction CFDT, un point de blocage concernant l’âge pivot.
Début 2019, alors que le gouvernement voulait imposer une réduction de plus de 3 milliards des dépenses de l’UNEDIC, le MEDEF et les syndicats n’ont pas pu trouver un point d’accord pour arriver à cette réduction des droits. C’est donc le gouvernement qui a court-circuité le « dialogue social » et imposé lui-même un décret d’attaque contre les chômeurs. Mais c’est ce dialogue social, ce paritarisme, qui est la carte de visite de la CFDT. Laurent Berger, secrétaire général du syndicat, est sorti ulcéré de cet épisode et il voit se renouveler une situation identique dans laquelle, pour une autre branche de la Protection sociale, Macron ferme les portes du paritarisme, sans même laisser une voie de sortie honorable.
Cela explique la virulence d’une direction syndicale, prête à accepter sur le système des retraites un recul social d’ampleur, mais à condition de garder son rôle de gestionnaire, le pouvoir de « négocier le poids des chaînes », en quelque sorte.
Le 18 décembre, Édouard Philippe, au lendemain de la journée massive du 17, s’est donc livré à un simulacre de rencontre de quelques heures avec toutes les directions syndicales, voulant manifester sa volonté de sortir de l’impasse et de rouvrir des pistes de négociations.
La grève résiste aux manœuvres
Il n’y eut aucune nouveauté, ni sur le fond de la réforme, ni sur l’âge pivot. En sous-main, par contre, et sans aucun affichage, les directions de la SNCF et de la RATP essaient de négocier les phases de transition, permettant à quelques générations supplémentaires nées après 1975 de ne pas subir les régressions de la réforme. Et surtout le gouvernement a essayé de déminer avec les pompiers, policiers, personnels navigants, et danseurs-ses de l’Opéra de Paris… avec plus ou moins de succès.
Les directions confédérales UNSA et CFDT, prises en étau entre le blocage gouvernemental et la force du mouvement gréviste, ont essayé d’utiliser cette mise en scène de négociations pour faire un pas de côté, se retirer d’un mouvement dans lequel ils venaient à peine d’entrer, en se prononçant pour « une trêve de Noël », alors qu’ils n’ont comme engagement que des discussions en janvier.
À partir du 18 décembre, pour le gouvernement, le rideau était tiré avec les fêtes, le projet ficelé, sans aucune nouvelle négociation.
Mais la décision des directions UNSA et CFDT, même mise en scène symboliquement, a peu pesé sur le front des grévistes. À la RATP et à la SNCF, la CFDT et UNSA n’ont pas quitté la grève.
Faire face aux difficultés
Mais, malgré cette détermination et le rapport de force social dans le pays, plusieurs facteurs représentaient un danger pour le mouvement fin décembre.
D’abord, le poids de trois semaines de grève reconductible à la SNCF et à la RATP. Ensuite, les enseignantEs ne pouvaient plus peser par la grève pendant 15 jours. De plus, le calendrier des fêtes n’était pas propice à ce que d’autres secteurs professionnels qui ne s’étaient pas mis en mouvement jusque-là le fassent en fin d’année, même si la mobilisation des électriciens-gaziers et des personnels des raffineries a entraîné de nombreuses coupures et des pénuries de carburant, localement.
Enfin, l’intersyndicale nationale CGT, FO, FSU, Solidaires, tout en disant refuser toute trêve pendant les fêtes, n’avait appelé, dans leur communiqué du 19 décembre à aucune nouvelle journée de mobilisation, sous aucune forme, à aucune perspective avant le 9 janvier. Ainsi, elle se calait certes sur une situation objective dans beaucoup de secteurs, mais ne jouait pas son rôle vis-à-vis des secteurs les plus mobilisés, en premier chef la SNCF et la RATP, mais aussi toutes les interpros locales à qui revenait la tâche de maintenir les grèves et la mobilisation. Sans nouvel appel national, l’intersyndicale nationale apparaissait dans les faits aussi en état de trêve, à un moment très délicat. Solidaires a d’ailleurs sorti un communiqué, appelant à des actions entre le 20 et le 23 décembre. De plus, au-delà de la SNCF et de la RATP où la grève aura été reconduite systématiquement, dans beaucoup de villes et départements, les intersyndicales et les interpros combatives ont mené des actions le week-end du 21 et le 28 a été une date de mobilisation nationale. Le mouvement a réussi à passer le cap sans rien lâcher.
En conclusion, le gouvernement se trouve toujours dans un isolement politique, mais en ayant évité, durant les fêtes, un blocage de la vie économique qui l’aurait mis à genoux et contraint à reculer. Sur le plan politique, il enregistre un succès, un échec et une inquiétude :
• Le succès d’avoir accru son poids politique dans son camp, le camp de la réaction, des bourgeois et des capitalistes, réussissant à totalement anesthésier le parti LR. Aussi, même si En marche a déjà fait une croix sur les élections municipales, il table, à l’horizon 2022, sur un remake du scénario de 2017 avec un asséchement des LR et un duel entre Macron et Le Pen.
• L’échec de n’avoir pas réussi à obtenir un soutien populaire à son projet. La grande majorité des salariés est toujours vent debout contre une réforme qui va frapper les générations à venir et les plus précaires, une réforme dont il n’y a rien à espérer et tout à craindre.
• L’inquiétude, dans le camp des soutiens de Macron, et même des éditorialistes dévouéEs à sa cause. A-t-il les moyens d’une telle arrogance, d’un tel blocage, manifesté à nouveau lors de ses vœux lunaires du 31 décembre ? Jouer le pourrissement des grèves et le retournement de l’opinion est-il raisonnable et le jeu en vaut-il la chandelle ?
Le mouvement social et les grévistes ont accru les soutiens, renforcé la défiance populaire envers la réforme et le gouvernement lui-même. Les caisses de grève se sont remplies comme jamais, la grève ne s’est arrêtée ni à la SNCF ni à la RATP, dépassant en durée la grande grève de 1995 approchant celle de 1986. Enfin les actions militantes interpros se sont multipliées.
Mais le mouvement n’a pas eu la force d’étendre la grève reconductible et la mobilisation à des secteurs de la Fonction publique et encore moins du privé. Une nouvelle phase s’ouvre donc début janvier. Le gain de soutien dont bénéficie le mouvement doit servir de ressort pour reprendre l’offensive. Le mouvement social doit avoir la force de porter une voix politique face à Macron, pour unir les exploitéEs dans le rejet de cette contre-réforme au-delà des divisions sociales, lever une vague de mobilisation, de grève assez puissante pour faire céder Macron.
Léon Crémieux