Publié le Mercredi 18 novembre 2015 à 09h39.

Guerre

Par Mathieu Bonzom, publié par Contretemps.

Nous appartenons à une génération qui n'a pas connu la guerre.

Du moins nous ne l'avons pas faite, on ne nous a pas collé un uniforme sur le dos et une arme entre les mains. Pas même le temps d'un service militaire, bien souvent.

Alors nous avons forcément été sensibles, même malgré nous, au mythe de la fin de l'histoire - fin de la guerre froide, fin de la guerre tout court. Comme dans le Golfe en 1991, la guerre ne pouvait plus exister que comme une anomalie, le résultat toujours évitable des agissements d'un fou. Comme avec la chute du Mur en 1989 ou le Traité de Maastricht en 1992, l'histoire se faisait désormais dans l'union et la paix, nous disait-on.

Et pourtant, cette même génération a aussi été celle qui avait 20 ans le 11 septembre 2001. (Le 21 avril 2002 aussi, d'ailleurs, mais c'est une autre histoire). Le plus fort, dans ces événements, est qu'ils paraissaient presque inimaginables, dans beaucoup des lieux et milieux d'où nous venions. Pour les comprendre vraiment, il fallait découvrir à quel point beaucoup d'entre nous avions été à l'abri, à quel point nous avions ignoré la guerre au-delà de nos murs protecteurs. Car il n'y a que la guerre (militaire, sociale, économique) pour produire de telles atrocités, à l'autre bout du monde ou au coin de la rue.

Certains parmi nous ont malgré tout persisté à penser que ce n'était rien que de la folie. Mais que se passe-t-il si la folie ne passe pas ? Si les attentats deviennent les événements les plus marquants de la vie d'un pays ? Alors on ne peut plus se défiler, il faut comprendre, expliquer.

Nous ne prétendons pas achever ce travail d'analyse et d'action par un texte. Nous ne le commençons pas non plus ; la situation est grave, mais elle n'est pas à ce point nouvelle. Simplement, à l'opposé de certaines réactions « à chaud », nous affirmons que la seule issue consiste à comprendre pour agir, et que cette compréhension et cette action sont politiques.

Parmi les explications, on entend alors que les coupables ne sont plus quelques fous, mais un peuple, une race de fous. Pour faire soft, on parlera « culture », « religion ». Pour faire sérieux, on dira « civilisation ».

Alors, ce sont des millions, des milliards d'innocents, qui seront une nouvelle fois mis en accusation et condamnés, que ce soit par contumace ou en comparution immédiate, par quiconque voudra jouer les juges et les bourreaux à la fois. Même sans avoir la liste des victimes du 13 novembre 2015, on sait déjà que certains de ces présumés coupables seront parmi elles. Mais qu'importe, ce sont des « dommages collatéraux ». Il faut les oublier pour déclarer une nouvelle fois la guerre au nom de la République civilisée ; mais nous pensons à eux, à leurs proches qui étaient déjà dans le viseur du racisme d’État, et seront les premières cibles d'un « état d'urgence » policier.

On entend aussi que « la lutte contre les barbares n'a rien de politique, dire le contraire c'est faire trop d'honneur aux barbares... ».

Mais toutes les guerres, ou presque, ont toujours cherché à se faire passer pour des guerres de justice élémentaire, des guerres de légitime défense, des guerres des victimes pour terrasser les bourreaux... ceux qui l'oublient tuent une deuxième fois toutes les victimes centenaires de celle qui n'a pas été la « der des der ».

Il faut se rendre à l'évidence, c'est encore et toujours une affaire de pouvoir et de politique. Les responsabilités de telles catastrophes sont partagées par des hommes puissants, des mouvements politiques, ou encore des États. Ce point de bon sens est tout de même largement partagé, même aujourd'hui, mais bien souvent aussi, la « civilisation » chassée par la porte revient par la fenêtre : « Comment se fait-il que ce soient toujours "ces gens-là" dont les pays sont en dictature ? Pourquoi tous ces demandeurs d'asile syriens ne se battent-ils donc pas dans leur pays, pour la liberté, comme les Français l'ont fait avant eux ? ».

Il ne devrait être un secret pour personne que des peuples se sont beaucoup battus pour la liberté, particulièrement ces dernières années, de la Syrie à l’Égypte en passant par la Palestine. Mais aujourd'hui en Syrie, un peuple est de nouveau bombardé par son gouvernement... et par d'autres États (par alliance ou par concurrence), qui jouissent de la paix sur leur territoire. Aujourd'hui en Égypte, un peuple subit de nouveau la dictature avec l'aide d'autres États connaissant le même privilège. Et en Palestine... et... et...

Chaque événement comme celui du 13 novembre nous laisse chaque fois un peu plus de responsabilité à prendre : on n'a plus le droit d'ignorer que ce qui fait la paix ici, fait la guerre là-bas... et que tant que cela durera, cette guerre ne pourra pas rester bien longtemps sans retombées ici.

Alors comment s'étonner que la « guerre contre le terrorisme » ne soit jamais gagnée ? C'est la vieille histoire du pompier pyromane. La vieille histoire de la guerre, de l'empire. Les auteurs des attentats ont commis des actes d'horreur et de folie. Mais pas de n'importe quelle folie. La compétition impérialiste (pour des marchés, des bases militaires ou du pétrole), la guerre permanente sous toutes ses formes (y compris la guerre froide du commerce, y compris la paix de la forteresse), porte cette folie comme la nuée porte l'orage.

Moins que jamais, nous ne pouvons oublier cette vérité, nous ne pouvons blanchir ce système dont les « valeurs », en fait de paix et de démocratie, n'assurent jamais la sécurité que d'une minorité de puissants : pour nous autres, la paix n'est jamais certaine, et aujourd'hui comme hier au côté des opprimé.e.s, nous pleurons nos morts. Si nous oublions tout cela, quoi que nous fassions, nous ferons simplement en sorte qu'un semblant de paix revienne ici et pour certains d'entre nous, par l'éternel retour de la guerre pour les autres, là-bas et même ici.