Publié le Samedi 23 avril 2016 à 08h18.

Oui, allumons une bougie plutôt que de maudire l’obscurité !

Membre de la Fédération anarchiste, ancien responsable du syndicat des correcteurs et du Livre CGT, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du mouvement libertaire mais aussi d’autres sujets, René Berthier a publié récemment, aux éditions du Monde Libertaire, « Affinités non électives : à propos du livre d’Olivier Besancenot et Michaël Löwy, Pour un dialogue sans langue de bois entre libertaires et marxistes ». Un dialogue que les deux auteurs d’« Affinités révolutionnaires » entendent, à travers cette réponse, poursuivre.1

Nous avons été honorés et même touchés qu’un théoricien aussi important de l’anarchisme que René Berthier dédie tout un livre de 275 pages en réponse à notre petit opuscule Affinités Révolutionnaires. Nos étoiles rouges et noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires (Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2014). Certes, c’est un ouvrage polémique, mais plus ouvert que certaines critiques venues de nos camarades  « bolchéviques-léninistes ». Le titre, Affinités non électives, semble être uniquement négatif, mais tel n’est pas, loin de là, le contenu effectif de son livre.  Dès la première page,  observant que nous avons voulu mettre délibérément en relief la fraternité entre les deux mouvements, il écrit : « cela me paraît une excellente idée » (p. 5).

Disons, pour commencer, que nous avons beaucoup appris en lisant ce livre. René Berthier a fait une vraie recherche historique, et plusieurs de ses analyses ou informations nous semblent intéressantes. Bien sûr, nous avons aussi pas mal de désaccords ! Pour donner une réponse satisfaisante aux arguments de René Berthier, il nous aurait fallu écrire... tout un livre. Nous allons donc nous limiter, dans ce bref article, à quelques points essentiels, aussi bien de convergence que de divergence.

Pour commencer,  nous devons plaider coupable pour certaines critiques que nous fait René Berthier (RB) : 

1)  Notre livre est trop « basique », « élémentaire », « accessible à un public sans grande formation politique » (p. 14). En effet,  nous avons choisi d’écrire dans un langage accessible à tout travailleur,  à tout jeune intéressé par les idées révolutionnaires et pas seulement aux militants déjà formés et informés.

2)  Notre livre « ne semble être le fait que de deux individus » (p. 252). En effet, c’est notre point de vue personnel, nous n’avons pas consulté le bureau politique, ni le comité central... Mais c’est aussi le cas de RB qui explique, dans une note introductive, qu’il s’exprime « à titre strictement personnel » (p. 5). Nous sommes donc logés à la même enseigne.

Ajoutons que notre livre,  contrairement à ce que semble suggérer RB, n’a pas de « fonction interne dans les complexes rouages des tendances qui parcourent le NPA » (p.13). Ce serait manquer de confiance dans la force d’attraction des idées libertaires que de croire qu’on ne s’en empare que pour des buts de « lutte interne » dans le NPA...

3) « On peut déjà se faire une idée de la conception qu’ont Besancenot et Löwy des «affinités révolutionnaires» en constatant la présence d’un portrait pleine page de Marx, mais aucun portrait de Proudhon,  Bakounine,  Kropotkine ». En effet, c’est inadmissible d’avoir omis l’image d’un de ces grands penseurs anarchistes ; nous avions prévu une gravure de Bakounine, mais nous n’avons pas réussi à avoir l’autorisation de l’artiste. Cela dit, si l’on regarde les sept images qui illustrent notre livre, on verra que deux (2) correspondent à des marxistes – Marx et Rosa Luxemburg – tandis que les cinq (5) autres appartiennent au monde libertaire : une affiche avec les sept martyrs de Chicago, une affiche de la CNT de 1936, et les portraits de Louise Michel, Emma Goldmann et Buenaventura Durruti. Espérons que cela permet de se faire une idée de notre conception des affinités...

 

Deux affirmations catégoriques mais discutables

Il y a deux affirmations catégoriques de RB qui nous semblent discutables : les convergences entre marxistes et libertaires n’ont pas eu lieu dans la réalité du terrain mais du côté de la théorie ;  ou alors, quand elles ont eu lieu sur le terrain, elles se sont « toujours » soldées par les tentatives des marxistes de « liquider les anarchistes » (p. 174). Or,  sans nier les conflits (Makhno !), il nous semble qu’il y a eu beaucoup de convergences entre les deux courants « dans la réalité du terrain », depuis la Commune de Paris jusqu’à Mai 68, en passant évidemment par l’Espagne de 1936-37, sans aucune « tentative de liquidation » : marxistes révolutionnaires et anarchistes étaient,  littéralement, « du même côté de la barricade ».

Essayons maintenant de suivre plus ou moins l’ordre des chapitres du livre de RB. Celui sur l’Association internationale des travailleurs est un des plus intéressants. Notre principal désaccord porte sur l’affirmation que pour Marx, « le prolétariat doit s’emparer du pouvoir en utilisant les formes institutionnelles crées par la bourgeoisie » (p. 27). Or, comme l’on sait, Marx dit exactement le contraire dans son célèbre écrit sur la Commune de Paris, La Guerre civile en France (1871) : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’Etat bourgeois, mais doivent le détruire. Bien entendu, RB connaît ce texte mais il pense que c’est une « falsification historique », qui ne correspond en rien à sa pensée réelle, telle qu’on la trouve, par exemple, dans Le Manifeste du parti communiste (p. 65-66). Cet argument nous étonne. Où est la « falsification » ?  La « pensée réelle » de Marx a tout simplement changé, et à la lumière de l’expérience de la Commune il a radicalisé considérablement sa réflexion politique dans le sens d’un anti-étatisme.

Ce que nous ne savions pas, et avons appris grâce au livre de RB, c’est la démarche unitaire des Jurassiens, après la scission de la Première Internationale. Lors des funérailles de Bakounine, en juillet 1876, ils rejettent « les récriminations personnelles entre hommes qui au fond poursuivent le même but » et appellent à la réconciliation entre partisans de l’Etat ouvrier et partisans de la libre fédération des producteurs – une réconciliation qui leur semble « très utile, très désirable et très facile » (p. 39). RB rappelle aussi d’autre tentatives d’unification, ainsi que la participation des anarcho-syndicalistes au congrès de 1896 de l’Internationale socialiste.

 

La révolution d’Octobre, un « Thermidor » ?

Le chapitre sur la révolution russe s’intéresse surtout à la répression du gouvernement bolchévique contre les anarchistes ; pas de grand désaccord ici, nous en avions aussi longuement parlé dans notre livre. Par contre, nous trouvons peu convaincante la tentative de RB de caractériser la révolution d’Octobre comme « coup d’Etat » ou « Thermidor ». Coup d’Etat ? Le renversement du gouvernement bourgeois de Kerenski fut décidé par le Comité militaire du soviet de Pétrograd et approuvée le lendemain par l’écrasante majorité des délégués du Congrès pan-russe des soviets – majorité  composée de bolchéviks et de socialistes-révolutionnaires de gauche. « Thermidor » ? Cela voudrait dire que Kerenski était l’équivalent de Robespierre ou Saint-Just, et Lénine ou Trotsky les Tallien et Barère de la Révolution russe...

Il est dommage que René Berthier n’ait pas jugé utile de discuter de Kronstadt et de Makhno dans son livre, avec l’argument que tout a déjà été dit par les livres de Skirda. Nous aimerions savoir s’il est d’accord ou pas avec notre analyse de ces événements tragiques : c’est tout de même la grande pomme de discorde entre marxistes révolutionnaires et libertaires. Il donne son opinion en passant, dans une phrase qui nous semble bien discutable : certes, dit-il, Besancenot et Löwy reconnaissent que la répression bolchévique contre Kronstadt fut « une erreur et une faute »,  mais ils prétendent, contre toute évidence, qu’« il n’y avait pas le choix, c’était ça ou ouvrir la porte à la réaction » (p. 10). Or, ce que nous écrivons est bien différent : nous insistons sur « la lourde responsabilité des bolchéviks dans ce drame fratricide », parce qu’ils « refusent la proposition de médiation des anarchistes internationalistes comme Emma Goldman ». Il y avait donc un choix ! Et voici notre conclusion : « En clair, l’écrasement  de Kronstadt a signifié que, dans le camps des soviets, il n’y avait plus de place pour débattre librement du cours suivi par la Révolution ».

Sur l’Espagne,  il ne semble pas avoir d’oppositions majeures entre notre analyse et celle de RB. Il nous reproche de mentionner seize fois le nom du POUM et seize fois celui de la CNT qui était cent fois plus importante,  mais ce n’est pas vraiment un désaccord fondamental,  l’essentiel étant le combat commun des deux contre le fascisme et, en mai 1937, contre le stalinisme.

Au sujet des figures dont nous avons inséré des petites biographies, RB nous critique pour avoir voulu faire de Rosa Luxemburg une « anarchiste » ou de « tirer la  couverture de Emma Goldmann et de Durruti vers le marxisme » (p. 12).  Il semble y avoir ici un petit malentendu :  nous avons simplement mis en avant le fait que des anarchistes (comme Daniel Guérin) se sont intéressés à la figure de Rosa Luxemburg,  tandis que des marxistes (comme Andreu Nin) ont eu de l’admiration pour Durruti. Quant à Pierre Monatte,  qui n’a jamais abandonné ses convictions révolutionnaires, il nous semble bien injuste de le présenter simplement comme quelqu’un qui a  « renié l’anarchisme » et « trahi le syndicalisme révolutionnaire »... C’est le type même de polémique dont nous avons tous intérêt à nous débarrasser.

 

Convergences et questions qui fâchent

Dans le chapitre  « Convergences », RB propose une analyse de l’influence de Proudhon sur Marx – qui nous laisse un peu sceptiques – et une discussion de l’influence mutuelle entre Bakounine et Marx,  qui nous paraît remarquable. C’est un thème que nous avons aussi abordé dans notre livre, mais chez RB c’est bien plus développé et argumenté. La tentative de Daniel Guérin de formuler un « marxisme libertaire » aurait mérité une discussion plus profonde ; par contre, nous partageons les réserves de RB au sujet de la tentative de Maximilien Rubel de faire de Marx un grand penseur anarchiste.

Des convergences apparaissent aussi dans le chapitre sur les questions politiques controversées entre les deux courants. René Berthier propose une analyse, qui nous semble excellente, des analogies entre le programme de la CGT-SR, formulé par Pierre Besnard en 1930 et le Programme de Transition de Léon Trotsky en 1938. Un regret : dans cette section (et dans le reste du livre), il n’est pratiquement pas question de l’écologie, une dimension qui nous semble essentielle du projet révolutionnaire au 21e siècle, et où certains anarchistes comme Murray Bookchin (discuté dans notre livre) ont joué un rôle pionnier.

Parmi les questions qui fâchent,  celle de la participation aux élections occupe une place importante dans ce chapitre. RB insiste sur le fait que l’anarchisme ne s’oppose pas au suffrage universel, à la démocratie ou à la représentation : ce qu’il rejette catégoriquement, ce sont les formes bourgeoises de ces procédures. Les anarchistes, ajoute-t-il, ne sont pas des abstentionnistes fanatiques, la preuve, ils ont voté pour le Front populaire en Espagne en 1936 (p. 233-236). Très bien ! Mais alors, pourquoi proclamer que les élections ne sont pas une divergence  tactique avec les marxistes mais « une divergence fondamentale » (p. 235) ?

Nous reconnaissons par ailleurs, et nous le disons dans notre livre, que les organisations marxistes les plus radicales ne sont pas immunisées contre le danger de l’électoralisme. Mais nous ne trouvons pas très productif le type d’exigence en forme d’ultimatum formulée par RB : « on peut trouver des convergences avec les marxistes révolutionnaires, à condition qu’ils abandonnent définitivement l’idée de présenter des candidats aux élections » (p. 248). Que dirait RB si, de notre côté, nous avancions l’idée suivante : « on peut trouver des convergences avec les anarchistes,  à conditions qu’ils acceptent définitivement la nécessité de participer aux élections » ?  Nous pensons que ce n’est pas sous cette forme-là qu’on peut faire avancer l’unité dans les luttes et la convergence dans des combats communs...

Dans sa conclusion, l’ami René Berthier voit dans notre livre la possibilité d’ouvrir un dialogue « avec nos cousins germains dans le mouvement ouvrier », pour voir ce qu’on peut faire ensemble.   Parce que,  ajoute-t-il, « il vaut mieux allumer une seule et minuscule bougie que de maudire sans fin l’obscurité ». Nous sommes mille fois d’accord !  Allumons ensemble non seulement une mais des milliers de bougies, peut-être qu’un jour la lumière deviendra feu d’incendie…

Olivier Besancenot et  Michael Löwy

 

  • 1. Les intertitres sont de la rédaction de l’Anticapitaliste.