L’Italie a été le premier pays d’Europe occidentale à connaître un gouvernement dirigé par une organisation politique postfasciste, Fratelli d’Italia, émanation directe du Movimento Sociale Italiano (MSI), le parti des anciens combattants de la République sociale, c’est-à-dire le gouvernement de Mussolini dans le nord de l’Italie, allié aux nazis de 1943 à 1945.
Tout a commencé en 1994, lorsque le magnat Silvio Berlusconi a formé son premier gouvernement et a engagé Giuseppe Tatarella, alors l’un des principaux dirigeants du MSI, en tant que vice-président.
Cette décision historique de Berlusconi a définitivement brisé le mythe de ce que l’on appelle « l’arc constitutionnel », c’est-à-dire des partis (démocrates-chrétiens, communistes, socialistes, sociaux-démocrates, républicains et libéraux) qui, dans l’immédiate après-guerre, avaient contribué à la rédaction et à l’approbation, en 1948, de la Constitution républicaine.
Jusqu’à cette date, le MSI et ses cadres avaient été exclus de tous les postes gouvernementaux, à l’exception de quelques maires dispersés dans des villes mineures du pays.
Cette exclusion ne correspondait pas seulement à un accord politique entre les partis « antifascistes », mais aussi et surtout à un sentiment populaire largement répandu qui voulait absolument éviter la répétition d’aventures autoritaires semblables à celles du ventennio fasciste de 1922-43. À tel point qu’en 1960, lorsque la droite démocrate-chrétienne envisagea de former un gouvernement avec le seul soutien extérieur du MSI, le pays fut secoué par un mouvement de protestation puissant dans toutes les grandes villes, que la police tenta de réprimer en tuant plus de dix manifestants. Le gouvernement soutenu par les héritiers du fascisme dut démissionner et le congrès du MSI, convoqué de manière provocatrice en juillet de la même année à Gênes, ville décorée pour sa Résistance, fut annulé.
La résistible croissance de Giorgia et de son parti
Au contraire, au cours des dernières décennies, tout a été fait pour faciliter la croissance du parti postfasciste, rebaptisé « Fratelli d’Italia » (Frères d’Italie) en 2012). L’enchaînement de contre-réformes antisociales (libéralisations, privatisation des services publics, liberté de licencier, allongement de l’âge de la retraite à 67 ans, généralisation de formes contractuelles de plus en plus précaires…), les différentes réformes institutionnelles et électorales adoptées par les gouvernements de centre-droit comme de centre-gauche, les gouvernements « techniques » répétés et sans aucune légitimité démocratique avec le simple objectif d’atteindre les paramètres budgétaires établis par les accords européens de Maastricht, sont autant de facteurs qui ont puissamment contribué à laisser une grande place à la démagogie « antisystème » de Giorgia Meloni, dont le parti a été le seul de tout le panorama parlementaire à s’opposer, au moins formellement, aux politiques néolibérales.
Ainsi, après l’essoufflement du mythe berlusconien, après le déclin de l’illusoire parcours « anti-élite » du Mouvement 5 étoiles (2013-2020) et après la croissance rapide et l’effondrement tout aussi rapide de la Lega de Matteo Salvini, Fratelli d’Italia a été perçue par une partie croissante de l’opinion publique comme la force qui poursuivait le plus systématiquement une ligne d’opposition.
Ce renforcement du parti post-fasciste a naturellement été aussi alimenté par une démagogie raciste et sécuritaire, avec des slogans explicitement contre l’immigration et des appels à un renforcement des contrôles et de l’action policière.
Mais il ne faut pas oublier les chiffres, car le secret du succès de FdI réside plus dans la terrible faiblesse de ses adversaires potentiels que dans sa force intrinsèque. La victoire de la coalition de droite le 25 septembre 2022 repose sur 12 millions de voix, ce qui, compte tenu de l’abstentionnisme record, représente un peu plus de 26 % des voix correspondant à 16 % du corps électoral. Toutefois, grâce à la division du camp adverse et à une loi électorale antidémocratique et déformante voulue par le centre-gauche, elle lui a valu l’élection de près de 60 % des député·es et sénateurs.
Une bourgeoisie rapidement rassurée
Dans un premier temps, l’arrivée de Giorgia Meloni au gouvernement en octobre 2022 a été accueillie avec beaucoup de circonspection par les classes dirigeantes et les médias dominants, de peur qu’une partie importante de ces proclamations ne se traduise par des mesures populistes et anti-européennes. En outre, le climat de guerre instauré en Europe après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a fait craindre que le pro-poutinisme traditionnel de la droite italienne ne conduise à une rupture du pacte atlantiste de l’UE.
Mais rien de tout cela ne s’est concrétisé. La politique économique et sociale du gouvernement Meloni a été parfaitement conforme à celle des précédents gouvernements « pro-européens », ne faisant qu’accentuer explicitement ses caractéristiques de classe : la privatisation des services, en particulier des soins de santé, s’est poursuivie et intensifiée, les impôts des classes sociales moyennes ont été encore réduits, la sécurité sociale a été encore plus réduite, les paramètres budgétaires européens ont été strictement respectés et la persécution des migrants s’est aggravée.
Sur le plan géopolitique, Fratelli d’Italia n’a pas eu beaucoup de mal à se montrer pro-américain et à jeter Poutine et son anti-occidentalisme à la poubelle. Cela n’est pas contradictoire car le MSI et ses dirigeants avaient dans leur histoire des liens solides avec la CIA, ayant systématiquement collaboré avec les services américains dans leurs actions anticommunistes à l’époque de la Guerre froide.
Mettre fin à la culture politique antifasciste
Le projet de Fratelli d’Italia est de mettre fin à la particularité « antifasciste » qui distingue l’Italie, comme d’autres pays d’Europe occidentale, de mettre fin à l’hégémonie de la gauche qui domine l’art et la culture depuis 1945, et finalement de réaliser l’orientation donnée par J.P. Morgan en 2013, lorsqu’il a déclaré sans vergogne : « Au début, on pensait que les problèmes des pays de l’UE étaient principalement de nature économique mais, au fil du temps, il est devenu clair qu’il y a aussi des limites politiques. Les systèmes politiques des pays du sud de l’Europe et leurs constitutions, adoptées après la chute du fascisme, présentent […] une forte influence des idées socialistes […] des exécutifs faibles vis-à-vis des parlements […] des protections constitutionnelles des droits des travailleurs […] une autorisation de protester si des changements indésirables du statu quo sont proposés ».
C’est là que réside l’harmonisation entre le projet de Giorgia Meloni et les aspirations des classes dirigeantes nationales et transnationales : face à la difficulté de combiner un consensus social et électoral avec des politiques nettement antisociales, il faut un tournant autoritaire qui mette fin aux médiations politiques qui étaient nécessaires dans un contexte historique dépassé. Et qui, mieux que l’extrême droite post-fasciste, peut appliquer ce tournant autoritaire ?
C’est donc non seulement pour renforcer institutionnellement son rôle et son système de pouvoir, mais aussi pour cette raison, c’est-à-dire pour pouvoir affirmer qu’il n’y aura plus la Constitution antifasciste de 1948 mais qu’il y aura la Constitution melonienne de 2025, que le gouvernement italien d’extrême droite a proposé une réforme constitutionnelle complexe (le « premierato ») qui modifie profondément l’équilibre des pouvoirs au sein des institutions de l’État.
La duplicité et l’équilibre
Toute cette action de Giorgia Meloni et de son gouvernement sur les plans économique et social, géopolitique et institutionnel s’est accompagnée d’un habile discours démagogique, raciste et petit-bourgeois sur « le grand remplacement », les impôts en tant que « vol de l’État », sur l’importance de la « famille traditionnelle », le « rôle des femmes » et la relance de la « natalité autochtone » ainsi que d’un certain négationnisme climatique.
Giorgia Meloni a donc réussi à s’imposer comme une dirigeante importante et influente d’un pays européen important, à établir des liens apparemment cordiaux avec ses « pairs », d’Ursula Von Der Leyen aux représentants d’autres pays de l’UE, en passant par le président américain Joe Biden lui-même. Mais sans pour autant renier son passé, tant ses liens ancestraux avec le courant mussolinien que ceux avec l’extrême droite actuelle.
Elle a alterné ses rencontres avec Biden ou avec Von Der Leyen avec les rassemblements devant le public de Vox, le parti néo-franquiste espagnol, ou ceux des jeunes de son parti dans la traditionnelle fête annuelle de l’Atreju, emblématiquement dédiée au protagoniste du roman fantastique de Michael Ende L’histoire sans fin, qui se bat contre le Néant, parce que « les gens ont perdu l’espoir et oublié leurs rêves », et qui annonce : « Si nous devons mourir, je préfère mourir en me battant ».
Il convient de rappeler que, presque au même moment que sa récente visite à Biden, une délégation du parti Fratelli d’Italia, ainsi que Trump, Milei et de nombreux autres représentants réactionnaires, ont assisté et pris la parole à la convention internationale de la CPAC (Conservative Political Action Conference), où la sénatrice melonienne Cinzia Pellegrino a déclaré qu’« avec les conservateurs américains, nous avons en commun la protection de l’identité et des libertés, ainsi que la lutte contre la cancel culture, le wokisme et la folie du genre ».
La permanence des liens avec le fascisme
Dans le même temps, Giorgia Meloni a toujours été capable, au cours de ces presque deux années de gouvernement, de contourner toute demande de clarification sur ses liens avec le fascisme, sa culture et son histoire. Elle a toujours rappelé qu’elle était née en 1977, soit 32 ans après la fin du fascisme, comme si ce fait chronologique suffisait à l’immuniser contre les idéologies totalitaires et réactionnaires. Elle a réussi, en 2022, à faire élire l’ancienne porte-parole de la communauté juive de Rome, Ester Mieli, petite-fille de l’écrivain Alberto Mieli, survivant de l’holocauste, sur les listes de Fratelli d’Italia pour le Sénat. Ce choix a permis au parti de Giorgia Meloni, qui a toujours été très proche de Netanyahou, de bénéficier d’un certain soutien de la communauté juive et de renforcer ses liens avec la partie la plus sioniste et extrémiste de cette communauté.
Mais, comme on le sait, un léopard ne peut pas effacer ses taches. Une enquête vidéo très récente, menée par une journaliste infiltrée du site d’information Fanpage, a révélé que le parti Fratelli d’Italia et son organisation de jeunesse « Gioventù nazionale » conservent intacts la culture politique et les rituels fascistes : sur les images, on peut voir, dans le hall de l’un des principaux locaux du parti à Rome, en présence de dirigeants nationaux, des saluts au bras levé, des cris de « sieg heil » ou « duce, duce, duce », des déclarations nostalgiques de la période mussolinienne et même des attentats de l’extrême droite des années 1970 et 1980 (qui ont coûté la vie à des centaines de personnes), ou encore des déclarations ouvertement antijuives.
Giorgia Meloni a réagi à la publication de l’enquête avec colère et tristesse : « Il n’y a pas de place pour les nostalgiques du totalitarisme du 19e siècle ni pour les positions racistes ou antisémites », mais aussi avec embarras, car de telles enquêtes mettent à nu sa duplicité et ses équilibres politiques, ainsi que ceux de son parti et de son gouvernement. À tel point qu’elle a voulu ajouter : « Nous avons fait de la transparence et de la cohérence nos marques de fabrique. Nous faisons ce que nous disons et nous sommes ce que nous paraissons être. Il n’y a pas d’astuce, il n’y a pas de tromperie ». Elle a ensuite demandé à la jeune représentante du siège local du parti de démissionner, ce qu’elle a fait avec une camaraderie disciplinée.
Mais la colère et l’embarras ont été les réactions d’un moment, car Giorgia Meloni est parfaitement consciente qu’elle ne peut se passer de la base militante néofasciste du parti, mais aussi du fait que ces polémiques ne parviennent pas à ébranler significativement le consensus politique, social et électoral qu’elle a conquis.
France et Italie, similitudes et différences
L’expérience italienne, malgré le positionnement européen différent de FdI et du RN, peut être très utile pour une extrême droite française qui aspire à gouverner : savoir gérer l’équilibre entre la démagogie populiste et capacité à s’affirmer comme « force de gouvernement » face aux classes dirigeantes et aux institutions financières, savoir montrer les deux visages sans renier l’un ou l’autre.
Il y a toutefois, des grandes différences entre les réalités politiques des deux pays. La perception du danger d’un gouvernement d’extrême droite en Italie a diminué depuis la fin du siècle dernier, lorsque le pays était indifférent à la présence de ministres néofascistes dans les gouvernements de Berlusconi (Giorgia Meloni elle-même a été ministre de la Jeunesse entre 2008 et 2011). L’appel au « vote utile antifasciste », c’est-à-dire au désistement en cas d’élection d’un néofasciste à un poste, n’a jamais fonctionné.
La majorité de la gauche italienne, même radicale, tout en se déclarant « héritière » de la Résistance de 1943-45 et de la Constitution de 1948, a toujours pratiqué une ligne antifasciste symbolique et nostalgique. Pour preuve, les résultats électoraux de ses listes, dont les scores se plaçaient toujours entre 6 % et 8 %, ont chuté au point qu’elle n’a plus aucune présence institutionnelle nationale.
Dans ce contexte, l’arrivée de Fratelli d’Italia au gouvernement a été vécue en Italie comme un changement « normal », occultant la signification historique de ce qui s’est passé à l’automne 2022, à 100 ans de la prise de pouvoir de Mussolini. En mars 2023, le groupe de direction du principal syndicat italien, la CGIL, a eu l’idée monstrueuse d’inviter Giorgia Meloni à s’exprimer sur la scène de son 19e congrès. Elle a tenu un meeting de 40 minutes devant un millier de délégué·es et des milliers d’invité·es.
En Italie, nous avons affaire à une gauche affaiblie, désormais résignée aux tactiques électorales dans la recherche désespérée d’un retour à une présence institutionnelle, dépourvue de dirigeant·es capables d’être en phase avec les masses ouvrières et populaires et proposer un programme social incisif. Du côté des organisations syndicales la situation n’est pas en reste : celles-ci apparaissent plus engagées dans la défense de leurs appareils puissants que dans celle des conditions de travail et de vie de la classe ouvrière.
La dernière lutte nationale victorieuse menée par la CGIL a été celle de 2002 contre le projet Berlusconi d’abrogation des règles de protection contre les licenciements arbitraires. Depuis lors, ces règles ont été discrètement abrogées par des gouvernements « amis » sans aucune opposition syndicale.
Enfin, ce qui manque en Italie, par rapport à la France, c’est cette poussée d’en bas, souvent très jeune et féminine qui, dès le soir du 9 juin, a contraint les groupes dirigeants des différents partis de gauche à trouver « l’unité dans la rue et dans les urnes ». Au printemps 2023, cette même énergie avait contraint les syndicats à construire l’unité intersyndicale pour défendre les retraites face à l’offensive de Macron. C’est la différence entre les luttes menées et les luttes non menées, car, comme le disait Ernesto Che Guevara, « celui qui se bat peut perdre, celui qui ne se bat pas a déjà perdu ».