– Reprenons. Vous convenez donc que vous avez eu des relations avec Hélène Kalinsky tout comme François Vernant avant vous. On peut donc considérer que vous étiez rivaux.Damien soupira.– Vous êtes lourd. Vous ne pensez pas qu’il est possible d’accepter ce genre de situation sans avoir des envies de meurtre ? À la limite, si on suit votre raisonnement, c’est plutôt François qui aurait dû m’assassiner, non ?Les deux flics échangèrent un regard dont Damien eut du mal à interpréter le sens.– Le problème, c’est que, selon les déclarations de certains de vos amis, Hélène Kalinsky continuait à s’intéresser à François Vernant.– On peut savoir d’où viennent ces ragots ?Le flic au crâne rasé ouvrit une chemise cartonnée et en tira ce qui ressemblait à un rapport ou à un PV d’audition.– Je lis : « Les derniers jours de confinement, François faisait la gueule et ne parlait plus à personne. Il passait le plus clair de son temps dans sa chambre et ne descendait que pour venir chercher de quoi manger. Il ne participait plus aux dîners du soir. Ça m’a beaucoup étonné parce qu’il m’était apparu comme un type qui aimait bien bavarder et rigoler. Un bon vivant. Il animait des cours de gym, il jouait aux échecs, il dansait. Et tout d’un coup, enfin pas tout à fait d’un coup, il s’est mis à changer, il s’est refermé sur lui-même. Comme je le trouvais sympa, je me suis inquiété, j’ai essayé de lui demander pourquoi il se conduisait de cette façon. Il ne m’a pas envoyé balader mais presque. Il a marmonné dans sa barbe quelques mots que je n’ai pas compris. Je parle de sa barbe pour de bon, car il ne se rasait plus. Mais, il n’était pas le seul. »Le flic interrompit sa lecture pour dévisager Damien.– Vous avez bien dû remarquer ce comportement, non ?– Évidemment, mais ça n’aurait pas été une raison de le tuer, ricana le jeune homme. D’ailleurs, sur la fin, il n’était pas le seul, non seulement qui ne rasait plus, mais à avoir un comportement un peu bizarre. Deux mois sans sortir, les uns sur les autres…Il ne termina pas sa phrase, conscient qu’il était en train d’alimenter les soupçons du flic.– Eh oui, fit celui-ci. Ça finit par vous taper sur le système. Mais j’en arrive au passage le plus intéressant : « Un certain nombre d’entre nous ont aussi essayé de savoir ce qu’il avait. Mais il ne parlait plus à personne et on ne voulait pas non plus le harceler. Je me souviens d’en avoir discuté avec Monique. L’idée nous est venue qu’il avait reçu de mauvaises nouvelles. Nous avions supprimé tous les écrans, mais toléré un créneau d’une demi-heure tous les soirs, entre dix-neuf heures et dix-neuf heures trente, pour permettre à chacun d’avoir des nouvelles de sa famille et d’en donner. Ça n’avait pas fait l’unanimité, mais ça avait été voté à la majorité. Claire, qui était aussi chargée de diriger l’intendance, conservait la clé du tiroir où étaient rangés les portables. Peut-être que certains en avaient un deuxième qu’ils utilisaient en douce ou que Claire elle-même profitait de sa situation pour téléphoner ou envoyer des textos plus souvent, mais je n’ai rien remarqué. Donc, nous avons pensé que l’un des proches de François avait pu être atteint par le virus voire avait succombé à la maladie. Mais, une autre de nos règles était de ne jamais parler de l’épidémie. On ne lui a pas posé la question. »Le flic leva un doigt à la manière d’un maître d’école.– Écoutez bien ce passage. « Il n’y a qu’une personne qui avait gardé le contact avec lui : Hélène Kalinsky. Elle montait parfois le voir dans sa chambre, elle lui apportait à manger. » J’en déduis que toute relation n’était pas terminée entre François Vernant et Hélène Kaminsky.Damien haussa les épaules.– Hélène avait de la sympathie pour lui. Elle n’était d’ailleurs pas la seule à s’inquiéter de son comportement.– Et ça ne vous rendait pas jaloux ?– Je ne suis pas d’un naturel jaloux, d’une part. D’autre part, à ma connaissance, je n’avais pas de raison de l’être. Ça vous surprend qu’on puisse s’intéresser à quelqu’un qui traverse une période difficile sans coucher avec lui ?Il faillit sortir au flic que ça dépassait sans doute le cadre de son système de pensée, mais se retint.Le flic rangea son PV dans la chemise et croisa les doigts.– Nous y reviendrons. Racontez moi encore vos histoires du dîner. Je ne m’en lasse pas.*Retour au confinementQuand Lucien apparut avec deux bouteilles, il fut accueillit par des acclamations. À ce rythme, la cave de Bob Sutherland risquait d’être bien entamée à la fin du confinement. Damien songea qu’il lui faudrait la renouveler. Ça allait lui coûter cher, mais il ne voulait pas gâcher le plaisir de ses amis.– Laissez-moi goûter et deviner, proposa Paul, le relieur.Il s’était déjà livré à ce jeu à plusieurs reprises.Lucien lui demanda de se retourner avant de remplir son verre à demi, puis cacha les bouteilles sous la table.Paul prit un air inspiré, porta le verre à la hauteur de ses yeux.– Une belle robe.Il fit couler un peu de nectar dans sa gorge, claqua la langue en fermant les yeux.– Je dirais que c’est encore un Bordeaux. Sans doute un Saint-Estèphe de quatre-vingt onze ou quatre-vingt-treize.Des applaudissements saluèrent cette expertise. Ils redoublèrent quand Monique apporta le rôti qu’ils s’étaient fait livrer.À l’issue de ces agapes, Lucien se leva, sans attendre qu’ils aient quitté la table.– À mon tour de vous raconter une histoire. Comme je n’ai pas le talent et l’imagination d’Hélène, je vous dois vous prévenir que je ne l’ai pas inventée. Je vous dirai à la fin de qui je me suis inspiré.C’est l’histoire d’un pique-assiette. Il n’avait pas un rond, mais savait se tenir en société et se débrouillait pour se faire inviter dans le beau monde. Une sorte de parasite qui vivait ainsi aux crochets des riches. Toujours très élégant, il arrivait à faire illusion. Son nom à particule et ses origines, une famille de nobles ruinés, lui permettaient de disposer des codes indispensables dans ces milieux. Son carnet d’adresses était bien rempli. Mais la raison pour laquelle on l’invitait ainsi partout, c’est qu’il avait un talent très particulier. C’est la performance de Paul qui m’a fait pensé à ça. Ce type était capable de deviner, non seulement l’origine d’un vin, mais son millésime, son cépage. Il accompagnait toujours son expertise d’un petit speech sur la vigne de la région, son ensoleillement, le terroir, le caractère des vignerons locaux. C’était assez impressionnant. Bien souvent, il n’était même pas nécessaire de lui cacher les étiquettes car les vins, notamment les Bordeaux, étaient servis en carafe. Ces gens-là étaient plus raffinés que nous. Son talent n’en semblait que plus extraordinaire. Il faisait donc figure d’attraction, on se le disputait. De plus, il était plutôt bel homme et il n’était pas rare qu’il mette une des convives dans son lit la nuit même.Il y avait néanmoins un point que la plupart des convives ignoraient. Il trichait. Il se débrouillait toujours pour faire un passage discret à la cuisine ou dans la cave. Il obtenait la complicité des domestiques avec un billet et parfois grâce son seul charme quand il avait affaire à des femmes.Donc, il savait à l’avance exactement quels vins allaient être servis. Ensuite, un dictionnaire des vins lui apportait toutes les précisions nécessaires et il brodait aussi pas mal, personne n’était en mesure de le contredire. À l’époque, il n’y avait pas Internet où il lui aurait suffi de taper le nom du pinard sur Google.Cette histoire devait pourtant se terminer assez mal. Un jour qu’il visitait discrètement les cuisines d’un immense appartement de l’avenue Foch, avec la complicité d’une jeune servante, il eut le malheur de marcher sur la queue d’un chat. Le félin poussa un glapissement aigu qui alerta la maîtresse de maison. Celle-ci accourut pour voir ce qui arrivait à son animal favori, une sorte d’angora adipeux. Quand elle aperçut notre lascar, qui se confondait en excuses auprès du chat, elle devina immédiatement la supercherie. Pourtant, fine mouche, elle fit demi-tour sans se faire voir.Quand notre pique-assiette fut prié d’exécuter son petit numéro, ce fut le bide complet. La maîtresse de maison avait eu la cruauté de changer tous les vins. Le pauvre type se ridiculisa donc en se plantant sur toute la ligne. De héros de la soirée, il en devint la risée. Le maître des lieux dénonça l’arnaque devant tous ses invités, à la grande joie de toutes ces bourgeoises et tous ces bourgeois qui se gaussèrent du malheureux pique-assiette. Après l’avoir moqué, ils le jetèrent dehors comme un malpropre, en lui signifiant qu’à une autre époque, ils l’auraient rossé à coups de canne comme un manant indélicat.Voilà, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas inventé cette histoire. C’est le thème d’une nouvelle de Maupassant qui m’a marqué. Elle est cruelle comme pas mal de ses nouvelles et romans. Je l’ai lue il y a très longtemps et je l’ai donc certainement déformée. Mon récit n’est pas aussi bon que l’original. Ah, j’oubliais, j’y ai ajouté le chat pour respecter notre obligation. Dans la nouvelle de Maupassant, je ne me souviens plus comment le type se fait prendre.– C’est pour moi que tu as raconté ça ?Tous se tournèrent vers Paul qui était très pâle.– Oui, tu m’accuses d’avoir triché ?