Deux ans après la grève contre la réforme ferroviaire, les cheminotEs sont de nouveau partis en grève reconductible, contre la loi travail et sa déclinaison à la SNCF : le décret-socle ferroviaire.
Depuis le 9 mars, l’intersyndicale a multiplié les journées de grève de 24 heures, suivies par plus d’un cheminotE sur deux. Puis la situation s’est accélérée autour du 18 mai, avec l’appel à la reconductible des fédérations SUD-Rail et FO, pendant que la CGT appelait à 48 heures de grève par semaine... Cet appel à la reconductible a principalement été suivi dans les gares de Paris Saint-Lazare, Austerlitz, gare de l’Est et gare du Nord, mais cela a changé la situation et forcé la fédération CGT à appeler à la reconductible à partir du 1er juin. La grève a été suivie par 25 à 30 % de grévistes tous les jours, avec des pics à 80 ou 90 % dans certains services (surtout les conducteurs), et a globalement tenu jusqu’à la manifestation nationale du 14 juin.
Un maigre bilan
Le bilan revendicatif est maigre, puisque les deux revendications principales n’ont pas été gagnées : le retrait de la loi travail, et la généralisation de la réglementation actuelle des 155 000 cheminotEs de la SNCF (le RH077) aux 5 000 cheminotEs des boîtes privées (et filiales de la SNCF) dans le décret-socle et la convention collective. La réglementation actuelle n’est même pas vraiment maintenue pour les cheminots SNCF, puisque l’accord d’entreprise (signé par l’UNSA et la CFDT, opposé par SUD-Rail, et ni signé ni opposé par la CGT) flexibilise gravement les conducteurs, les aiguilleurs, et les agents d’entretien des voies. Pire : il ne s’agit que d’un accord d’entreprise (donc limité dans le temps et facilement dénonçable par le patron), et son article 49 (équivalent de l’article 2 de la loi travail) permet à n’importe quel chef d’établissement des dérogations locales... à condition d’obtenir la signature de l’UNSA et de la CFDT !
La première raison de ce faible bilan revendicatif, c’est le mauvais timing : attendre la fin mai pour commencer la grève, c’était tomber dans le piège des négociations sur l’accord d’entreprise, au lieu d’engager la bagarre sur le décret-socle dès mars ou avril. Depuis mars, la direction de la CGT cheminots a tout fait pour éviter la grève reconductible : les cheminotEs ont finalement réussi à la déborder, mais trop tard... Résultat : la grève n’aura réussi qu’à limiter la casse par rapport à la destruction sociale massive que la direction voulait imposer aux cheminotEs.
Autre faiblesse de cette grève : le manque d’activité des grévistes. Une large majorité des cheminotEs grévistes a fait grève à la maison : trop peu de cheminotEs ont participé aux AG et aux manifs, et encore moins aux piquets de grève et actions diverses... C’est la limite majeure de cette grève (et aussi des précédentes).
Auto-organisation et convergences
Malgré cela, la grève a quand même vu l’émergence de noyaux de grévistes très actifs, notamment dans les gares parisiennes. Et, après de premières expériences balbutiantes dans la grève de 2014, c’est ce qui a permis la mise en place de cadres d’auto-organisation : des comités de grève élus dans plusieurs gares parisiennes, avec tous ceux (syndiqués SUD ou CGT, et non-syndiqués) qui voulaient construire activement la grève ; des réunions inter-gares 1 à 2 fois par semaine, regroupant jusqu’à 100 cheminotEs des 5 gares parisiennes, pour partager les impressions, coordonner des actions et organiser des manifs quand rien n’était organisé par l’intersyndicale ; enfin, des cortèges unitaires inter-gares ont pris place en tête des grosses manifs parisiennes, et ont permis aux cheminotEs de défiler touTEs ensemble au-delà des étiquettes, et dans une ambiance de feu !
Un autre élément important est la recherche active de la convergence des luttes par de nombreux cheminotEs, loin du repli corporatiste du passé. Le contexte s’y prêtait particulièrement grâce au mouvement contre la loi travail, mais il a fallu batailler contre la direction de la CGT qui a tout fait pour séparer les questions et les combats... La convergence était pourtant la meilleure chose à faire, au lieu d’attendre une hypothétique « grève miracle » lointaine au moment de l’Euro, comme cela a été défendu dans plusieurs endroits… et n’a eu aucun effet ! Depuis le 9 mars, de nombreux cheminots grévistes ont tissé des liens directs avec d’autres secteurs : manifs en gare avec Nuit debout, distributions de tract à PSA Poissy et dans plusieurs hôpitaux, actions de blocage avec la RATP, les postiers, à la déchetterie d’Ivry ou à l’aéroport Charles-de-Gaulle...
Malheureusement, ces actions de convergence n’ont pas suffi à étendre la grève reconductible à d’autres secteurs : à part les raffineries et les éboueurs, aucun secteur ne s’est lancé largement dans une grève reconductible... Ce manque a joué un rôle très important dans la dynamique de reprise du travail après la manif du 14 juin : la grève s’est éteinte par absence de perspectives (à l’intérieur comme à l’extérieur de la SNCF), et par épuisement des secteurs les plus déterminés (en reconductible depuis 27 jours !). Plusieurs gares ont tenté de lutter contre cet épuisement en lançant des caisses de grève, mais trop tard pour empêcher la dynamique de reprise.
D’autres bagarres à mener
Dans cette grève, les rôles ont été distribués très clairement : la CFDT et l’UNSA ont pleinement joué leur rôle de courroie de transmission du patronat ; la direction de la CGT a tout fait pour éviter l’affrontement, avant d’être dépassé par sa base et de s’y résoudre... pour y mettre fin au plus vite ; SUD-Rail a d’abord suivi aveuglément la CGT par peur de l’isolement, avant de finir par appeler sans elle à la reconductible le 18 mai (en étant peu suivi par ses syndicats locaux) ; quant aux militantEs révolutionnaires (du NPA, mais aussi de LO, d’AL, syndicalistes révolutionnaires...), ils ont joué un rôle clé pour déborder la direction de la CGT, armer les grévistes d’une stratégie pour gagner, et faire émerger des cadres d’auto-organisation décisifs.
Bilan : cette grève n’a pas gagné sur ses revendications, mais elle a permis à des milliers de cheminotEs de faire une expérience de lutte fondamentale pour la suite. Car les grévistes sont loin d’être démoralisés, comme en témoigne encore la tenue d’assemblées générales les 24 et 28 juin. Ce qui domine très largement, c’est le sentiment qu’on a eu raison d’y aller, et qu’il y aura bientôt d’autres bagarres à mener ! Par exemple, en organisant une riposte nationale dès qu’un chef d’établissement voudra faire usage de l’article 49, ou quand le prochain gouvernement (quel qu’il soit) s’attaquera aux régimes spéciaux de retraites...
Gabriel Lafleur