Alors que Boris Johnson a annoncé le reconfinement total de l’Angleterre et la fermeture de ses écoles, ce que réclamait le NEU, premier syndicat des enseignants, Dave Kellaway pointe les leçons à tirer de cette séquence politique.
Les travailleurs peuvent intervenir collectivement et peser face à la pandémie de Covid-19
Jusqu’à la veille de la réouverture des écoles, Boris Johnson continuait de déclarer que les écoles étaient sûres. Un jour plus tard, après la plus grande réunion syndicale en ligne de l’histoire, à laquelle ont participé entre 70 et 100 000 personnes, nous avons vu Keir Starmer (chef de l’opposition travailliste – ndlr) modifier sa ligne pour appeler au confinement. Puis Johnson a fait volte-face et a confiné le pays pour six semaines. De fait, c’est la deuxième ou la troisième fois que l’action des enseignants force le gouvernement à faire marche arrière pendant la pandémie.
Starmer dans une position moins forte qu’il n’y parait
Keir Starmer est apparu comme étant beaucoup moins fort et moins « expert » que ne l’ont prétendu ses partisans dans la presse et le Parti travailliste. Ce n’est qu’après le succès massif de la réunion en ligne du NEU qu’il a demandé à Boris Johnson de mettre en place le confinement. Et même à ce moment-là, il a soigneusement évité de faire des références directes à la mobilisation des enseignants.
Il avait jusque-là toujours été plus acharné que les conservateurs quant à la nécessité de maintenir les écoles ouvertes. Sa formulation, « les écoles devront nécessairement fermer », est une tentative de minimiser le rôle de l’action concrète des enseignants et de leurs syndicats. C’en est même devenu risible lorsqu’il a semblé mettre la fermeture des zoos sur un pied d’égalité avec celle des écoles. Dans son interview télévisée, malgré des questions précises sur ce qu’il ferait à propos des écoles, il a éludé et n’a cessé de se défausser sur la politique des restrictions nationales. Il a refusé de dire clairement quelle aurait été la position des travaillistes sur l’ouverture des écoles primaires le lundi matin.
Keir Starmer est réticent à soutenir les travailleurs lorsqu’ils prennent des initiatives, en l’occurrence en refusant de suivre les règles du gouvernement ou les directives des directeurs d’école, car cela va à l’encontre de sa recherche permanente du consensus. Il récuse tout ce qui ne relève pas de l’action parlementaire ou qui remet en cause l’ordre légal, même de la manière la plus légère. Sa stratégie consiste à ce que le parti travailliste apparaisse comme celui de « l’intérêt supérieur de la nation » et que lui-même gagne une réputation de gestionnaire compétent. Mais à ce jeu, les conservateurs seront toujours les maîtres de « l’intérêt national » et l’espoir de Starmer que cela conduira à une victoire électorale risque d’être déçu, en dehors d’une implosion des conservateurs.
L’héritage du corbynisme est bien vivant
Ces événements montrent que les acquis du projet Corbyn sont loin d’être épuisés. La direction du NEU (National Education Union, premier syndicat de l’enseignement) comprend un fort contingent de partisans pro-Corbyn. Une lettre, à l’initiative de la gauche Corbyn, appelant les travaillistes à soutenir les enseignants a recueilli le soutien de tout le parti et des syndicats. On se souvient que les enseignantEs et les étudiantEs ont été parmi les plus nombreux et les plus enthousiastes partisanEs de Jeremy Corbyn. Il a joué un rôle de premier plan dans l’appel au soutien des enseignants et s’est exprimé sur les plateformes de la campagne. Dans un contexte où Starmer organise la chasse aux sorcières au sein du parti travailliste et tourne le dos à ses promesses de « continuité » avec l’ère Corbyn, le fait d’avoir réussi à le pousser à adopter une position plus ferme ne peut que redonner du courage aux militants qui s’organisent contre la dérive du parti.
Quelle classe ouvrière ?
À la lumière de ce qui vient de se passer, on est encouragé à dépasser une définition étroite de la classe ouvrière, la limitant à la classe ouvrière industrielle (souvent ex-industrielle) votant pour Brexit, celle qu’on surnomme « mur rouge ». Doit-on faire des concessions à ces groupes sur le « nationalisme » et les soi-disant valeurs familiales traditionnelles, comme le soutiennent les partisans du Blue Labour ou les Lexiteers comme Paul Embery ? Ou bien doit-on construire à partir de la mobilisation progressive de secteurs comme celui des enseignants pour reconquérir les partisans du Labour Brexit et les faire passer à une politique progressiste ? L’action des enseignants dans les circonscriptions du « mur rouge » aura nécessairement une influence positive sur les électeurs travaillistes qui sont passés aux conservateurs, en montrant que le gouvernement ne se soucie pas de la santé des travailleurs. Certains sondages montrent déjà que les conservateurs perdent leur soutien dans ces domaines. Renoncer aux valeurs progressistes afin de gagner une minorité d’électeurs travaillistes dans ces endroits est non seulement contraire aux principes mais n’est pas nécessairement un calcul gagnant. Une telle ligne travailliste-conservatrice perdra le soutien des enseignants ou des étudiants qui se mobilisent aujourd’hui contre le gouvernement.
La construction du rapport de force renforce les syndicats
Au cours des dernières semaines, le NEU a gagné 16 000 nouveaux membres. Il s’était déjà développé l’année dernière en n’hésitant pas à s’opposer au gouvernement sur la gestion de la crise sanitaire. Tout comme pour le RMT, le syndicat des travailleurs du rail et du métro, les actions et les campagnes syndicales renforcent le soutien des travailleurs aux syndicats, bien davantage que le syndicalisme « de service ».
En 2017, l’ancienne direction de gauche du NUT (National Union of Teachers) avait poussé à juste titre à l’unité avec un syndicat plus petit, l’Association of Teachers and Lecturers pour former le NEU et elle a utilisé de manière créative les outils en ligne pour organiser ses activités. Ces réunions nationales de masse sur Zoom sont peut-être le résultat de la pandémie, mais le NEU a su les utiliser plus efficacement que n’importe quel autre syndicat.
De plus, leurs dirigeants ont accueilli et pris la parole dans des forums de campagne plus larges qui ont soutenu les enseignants. Ces campagnes ont été lancées par des militants de gauche, qu’ils appartiennent ou non au parti travailliste. Lorsqu’elles sont aussi massives, les réunions en ligne permettent de rendre visible le rapport de force vis-à-vis des patrons ou du gouvernement. Cela explique en partie pourquoi Keir Starmer et Boris Johnson ont été contraints de changer leur position si rapidement.
De plus, en observant la réunion en ligne, on ne pouvait que constater à quel point elle était vivante, interactive et inspirante. Les enseignants ont soulevé des centaines de questions pertinentes sur l’action, auxquelles ont répondu les intervenants de la plateforme ou d’autres participants sur le chat. Il est certain que même lorsque la pandémie sera terminée, cette forme d’organisation en ligne est appelée à se poursuivre.
Le 5 janvier 2020