Publié le Mercredi 24 mars 2021 à 10h20.

En Birmanie, un état de guerre contre la population, un combat solidaire à mener

La situation dans le pays ne cesse d’empirer. Face à la politique de terreur déployée par l’armée, la solidarité internationale doit impérativement prendre plus d’ampleur. C’est notamment vrai en France.

Inexorablement, le chiffre des morts, des personnes disparues ou incarcérées, des réfugiéEs augmente. Plus de 240 personnes abattues en date du 21 mars, un chiffre inférieur à la réalité. Loi martiale a été décrétée dans des quartiers de Rangoon, la capitale économique ; elle permet notamment d’ordonner l’exécution sans formalité de détenuEs. Plus de 2000 arrestations ont été effectuées depuis le putsch du 1er février (il y a eu des libérations). Lycées, universités, hôpitaux sont occupés par l’armée. Fonctionnaires et autres grévistes sont menacés de sévères représailles. Le recours au viol est utilisé comme une arme de guerre. Le régime cherche à contrôler totalement l’information et les communications ; les journaux indépendants imprimés ne peuvent plus paraître. D’importantes opérations militaires sont engagées jusque dans le territoire de minorités ethniques, provoquant de premiers déplacements forcés de populations. Le pays subit un état de guerre.

Déséquilibre des forces

Le mouvement de désobéissance civile se poursuit néanmoins. La grève paralyse toujours pour une part l’administration, la banque, des entreprises. Des jeunes descendent toujours dans les rues brandir les couleurs de la résistance. Les funérailles des victimes sont l’occasion de s’engager, trois doigts levés (symbole du combat démocratique), à poursuivre la lutte jusqu’à la victoire, à savoir en terminer une bonne fois pour toutes avec le pouvoir militaire instauré en 1962. Des journalistes et photographes travaillent en collectif pour continuer à informer le monde, malgré les arrestations et brutalités dont elles et ils sont victimes. Les habitantEs tentent de défendre des quartiers en érigeant des barricades, mais que peuvent des lance-pierres ou des boucliers de fortune face à des fusils mitrailleurs, des snipers et des chars ? L’armée renforce son emprise territoriale. Seules les minorités nationales à la périphérie du pays possèdent des forces d’autodéfense et une capacité effective de riposte.

Dans le pays même, les intérêts chinois sont devenus la cible d’opposants à la junte ; des entreprises ont été incendiées, des manifestations se sont tenues devant son ambassade, des menaces de sabotage sont proférées contre un oléoduc lui fournissant une énergie vitale à son économie… Pékin a en effet opposé son véto à toute condamnation franche des putschistes par l’ONU, prônant un « dialogue » impossible. Elle doit cependant concilier des enjeux contradictoires, ce qui devient difficile par temps de crise aigüe. Aung San Su Kyi avait d’excellentes relations avec Xi Jinping ; elle est aujourd’hui incarcérée et son procès pour haute trahison est annoncé. La Chine considère que les territoires frontaliers occupés, dans le nord, par des minorités nationales font partie de son périmètre de sécurité géostratégique. Elle leur vend des armes – ainsi d’ailleurs qu’à l’armée birmane. Elle a néanmoins besoin de sécuriser les investissements (dans les infrastructures en particulier) réalisés dans le pays, ce qui exige un accord avec les militaires au pouvoir. La « stabilité » du pays est probablement sa priorité.

Une solidarité à construire

Au-delà des condamnations politiques et de quelques mesures comme le gel des avoirs de la junte aux Etats-Unis, les puissances occidentales sont loin d’avoir rompu les multiples liens tissés avec les militaires et leur « économie kaki ». Le rôle de la solidarité s’avère ici décisif, c’est là-dessus que je voudrais insister. En effet, sept semaines après le putsch, elle ne se manifeste encore que de façon très marginale en France. Il y a pourtant fort à faire.

Électricité de France (EDF) a décidé de suspendre le projet de mégabarrage Shweli-3 dans l’État shan, au nord du pays1. En revanche, le géant pétrolier Total, groupe international et première entreprise française en chiffre d’affaires (2015), poursuit ses opérations. Il est le principal (ou l’un des principaux) contribuable étranger de la Birmanie via, notamment, sa coopération avec la Myanmar Oil and Gas Entreprise (MOGE). Or, les autorités birmanes élues, par la voix du CPHR2 lui ordonnent aujourd’hui de cesser tout paiement, sous quelque forme que ce soit, à la junte3. Les membres de l’ancien gouvernement dirigé par la LND sont certes incarcérés (voire torturés), mais cette autorité légale a été reconstituée sous la forme du (CRPH) dans la clandestinité et en exil. Quand Total refuse d’obtempérer à ses injonctions, il avalise de fait le putsch. L’État français, actionnaire, doit agir !

Nous savons que dans le secteur de la confection, une marque française au moins, Le Coq sportif, se fournit en Birmanie. La liste des entreprises françaises investissant en, ou commerçant avec, ce pays doit être établi pour qu’elles ne puissent pas continuer à faire discrètement affaire avec le complexe militaro-économique birman.

Parmi les premiers secteurs sociaux à initier le Mouvement de désobéissance civile se trouve le personnel soignant. La centrale syndicale CTUM a appelé à la grève générale du 8 février – elle a lancé un appel à la solidarité internationale4, ainsi que la Fédération FGWM (habillement)5. Ces syndicats font partie du MDC. Pour l’heure, cependant, le syndicalisme en France tarde à se mobiliser, du moins de façon visible.

La crise, en Birmanie, rebat des cartes. Des mobilisations spontanées contre la junte, impliquant souvent des jeunes, se sont produites dans la plupart des territoires de la « périphérie » où vivent les minorités nationales. Leurs autorités (parlements nationaux), leurs forces armées et leurs principaux partis ont rarement officiellement clarifié leurs positions face au coup de force des militaires. Elles réagissent cependant quand la répression frappe leurs concitoyen.nes. Des liens de solidarité se tissent entre minorités nationales et Bamars (ethnie majoritaire peuplant le bassin de l’Irrawaddy), ce qui est porteur d’espoir. Des Etats ethniques commencent à protéger les membres du CRPH qui se réfugieraient sur leur sol. En retour la LND d’Aung San Suu Kyi s’engage à discuter avec eux de ce que pourrait être un véritable fédéralisme.

Que l’on soutienne le respect des droits humains, les libertés syndicales ou de presse, les peuples des forêts et montagnes, la combat des femmes, les paysans et pêcheurs, les communautés locales victimes de l’industrie du bois ou des lobbies miniers… ce qui se passe en Birmanie nous concerne. Force est cependant de remarquer qu’il n’y a pas, en France, la multiplicité d’initiatives que l’on trouve dans d’autres pays européens qui permettent, par exemple, de révéler le nom des entreprises compromises dans les fournitures à la junte de moyens de répression et de surveillance, ou complice de la surexploitation des travailleuses du textile.

Un combat solidaire d’envergure régionale

La crise birmane est une piqure de rappel sur les insuffisances des mouvements de solidarité en France.

Les associations de défenses des droits humains, écologiques et de solidarité ont réagi, en France, en publiant un communiqué commun sur Total, mais leur capacité à mobiliser est limitée. À gauche, en ce qui concerne les partis, à ma connaissance le NPA semble le seul à avoir publié un communiqué dénonçant le coup d’État6. Il couvre régulièrement l’évolution de la situation en Birmanie dans ses publications. La revue papier Contretemps prépare un dossier. En Suisse, la rédaction de A l’Encontre a souligné la portée de « l’insurrection démocratique », prise de position reproduite dans Contretemps en ligne. Elle multiplie les traductions d’articles anglais7. L’Humanité suit la crise, mais force est de reconnaître que, dans l’ensemble, la gauche française reste assez inaudible, sept semaines après le putsch. Une prise de position unitaire pour s’engager collectivement dans la solidarité serait importante.

L’association Europe solidaire sans frontière (ESSF), via son site internet, fournit au jour le jour une information très complète en français et anglais. Elle a lancé dans l’urgence un appel à la solidarité financière avec la résistance démocratique8. Par l’intermédiaire de nos contacts dans la région, nous pouvons apporter un soutien à des composantes actives du Mouvement de désobéissance civile et favoriser l’unité de lutte en train de se forger des minorités ethniques de la périphérie et les Bamars. Nous espérons que cet appel sera entendu.

La situation dans la région se dégrade à nouveau. La répression s’est brusquement durcie en Thaïlande, où lourdes peines de prison sont prononcées pour lèse-majesté, mais la contestation de l’autocratie royale n’est pas muselée pour autant. Le président philippin Duterte, coupable de multiples crimes, a déclaré une guerre totale à la gauche révolutionnaire, toutes composantes confondues, et menace l’ensemble des réseaux progressistes ou de défense des droits humains, mais la résistance à sa dictature se réorganise en conséquence. En Inde, le régime Modi attise toujours plus l’ultranationalisme hindouiste, mais les mobilisations sociales gagnent dans ce pays une ampleur remarquable. La résistance démocratique en Birmanie est aujourd’hui le « front incandescent » d’une région qui connaît plus d’un front chaud.