Publié le Lundi 9 octobre 2023 à 07h22.

Iran : un soulèvement qui vient de loin

Chowra Makaremi est née en Iran en 1980 dans une famille dont plusieurs membres (parmi lesquelles sa mère) ont été emprisonnées, torturées et assassinées par le régime islamique. Elle est aujourd’hui chercheure en anthropologie au CNRS où elle travaille notamment sur l’histoire récente de la société iranienne. Chowra est par ailleurs militante féministe et participe simultanément au mouvement de solidarité avec le soulèvement iranien. Elle vient de publier un livre titré Femme, Vie, Liberté, aux éditions La Découverte.

Ce qui suit est tiré d’une de ses interventions à l’Université d’été du NPA (dont la version sonore est disponible en ligne).

 

La première manifestation contre la République islamique, le 8 mars 1979, fut une manifestation de femmes. Or, la mémoire de cette manifestation, et plus généralement celle de la résistance de nombreux révolutionnaires de 1979 à la mise en place de la République islamique, se sont largement perdues. Jusqu’à récemment, toute la genèse violente de la République islamique, et de fait la nature même de cette théocratie étaient voilées, d’abord pour les Iraniens eux-mêmes, avant de l’être pour les occidentaux et notamment pour la gauche internationale1.

Les images de la manifestation de femmes de mars 1979 illustrent une résistance, le fait que les femmes iraniennes n’aient pas toutes mis le voile alors que cette société était pour l’essentiel en accord avec le projet de République islamique de Khomeini. Se souvenir de cette résistance, a constitué une forme de mobilisation et de résistance pendant plusieurs décennies. La façon dont la société iranienne a retrouvé cette mémoire de lutte est une des causes du démantèlement de ce que j’appelle les trois fictions du pouvoir iranien, et permet de comprendre le soulèvement révolutionnaire.

Quarante-quatre années de résistance

Cette mémoire est à la fois ce qui rend aujourd’hui puissante la société civile iranienne face à son État, mais elle est également une des conséquences des multiples mouvements de contestations qui, presque tous les 10 ans, en 1999, 2009, 2019, sont venus secouer l’Iran.

Ces résistances montrent que la mise en place de la République islamique a pris du temps, plusieurs années, et qu’il y a eu une opposition absolument féroce, farouche. Celle-ci a débouché sur une situation de violence de masse, la suppression physique de plusieurs milliers d’opposantEs, un usage massif de la torture, des prisons quasi-concentrationnaires à large échelle, des massacres d’État, toute cette violence collective.

L’Iran n’était pas identifié comme un pays marqué par des violences collectives. Pourtant il a un passé récent de violence de masse qui a été en partie caché sous les plis de cette autre violence qu’a été la guerre Iran-Irak. À partir du moment où, en 1981, Saddam Hussein a commencé à proposer des cessez-le-feu que le pouvoir iranien, notamment Khomeini, a systématiquement refusés pendant huit ans alors que l’ennemi irakien était repoussé hors des frontières nationales, la guerre et ses centaines de milliers de morts peuvent aussi être considérées comme une violence de masse.

Les fictions de l’État iranien

L’idée que le pouvoir iranien serait une république, s’est construite notamment sur la suppression physique et symbolique de toute opposition et de toute alternative : de tout ce qui n’était pas républicain islamique. Il faut étudier comment ce qu’on vit en ce moment a le potentiel révolutionnaire de remettre en cause les différentes fictions sur lesquelles s’est instituée, constituée, la République islamique et qui ont permis un pacte d’obéissance et d’adhésion. On était toujours dans une espèce de glissement entre les deux. Ce pacte entre la société et l’État iranien a permis à l’État de durer si longtemps. Il faisait que les choses étaient ambiguës avec beaucoup de voix, y compris d’Iraniens à l’étranger, qui disaient « Mais non, on n’est pas dans une dictature, ce n’est pas un pays autoritaire, c’est une République. » Par exemple, le taux de participation aux élections présidentielles était un argument longtemps avancé : pour la réélection du président Rohani en 2017, à peu près 70 % des électeurs s’étaient encore déplacés pour voter. Les Iraniens mais aussi des Iraniens de l’étranger, disaient « Mais regardez, on n’a pas ces taux-là en Occident dans les démocraties libérales, ce qui montre qu’on a vraiment un solide pacte républicain ». Tout cela s’est effondré.

La question à laquelle on est confronté aujourd’hui est de savoir combien de temps et à quelles conditions peut durer cet État ? Le pays est en effet confronté à de multiples crises extrêmement rythmées et revenant de façon régulière, des soulèvements de différents groupes de la population, des grèves, des formes de lutte dans le champ environnemental, féministe, etc., l’effritement du discours de légitimation de la République islamique.

Le jour où cette question m’est apparue clairement, est celui où l’équipe nationale iranienne s’est fait siffler dans le stade au Qatar, durant la Coupe du monde de football. La République islamique, telle qu’on la connaissait jusqu’à présent a cessé d’exister en novembre 2022, parce que la République islamique, ce n’est pas uniquement des gens qui sont au pouvoir, ce sont des gens qui ont su gouverner et qui ont su établir un pacte avec leur société, et diffuser des discours suivant lesquels l’Iran serait un pays anticapitaliste, anti-impérialiste, et une république. Or, premièrement, l’Iran est un pays capitaliste néolibéral. Deuxièmement, il participe de la géostratégie impérialiste mondiale, et de plus a des formes de gouvernement colonial et impérialiste à l’intérieur de ses frontières envers ses propres minorités. Troisièmement, l’affirmation suivant laquelle l’Iran serait une république s’est aujourd’hui effondrée.

Le règne de la terreur

Le 8 mars 1979, on a vu beaucoup de femmes refusant de porter le voile. Mais elles ont fini par le porter quand même. Ce voile leur a été imposé progressivement, cela ne s’est pas fait en un jour. Mais la façon dont cette mesure a été imposée est très importante pour comprendre comment s’est constitué la fiction selon laquelle l’Iran serait une république. Un acteur très important à prendre en compte est le Hezbollah2, une milice qui opère encore aujourd’hui en Iran sous d’autres noms. Dans des reportages de chaînes anglaises le 8 mars 1979, on voit les journalistes parlant « d’hommes qui s’attaquent aux manifestantes ». Et on voit en effet ces hommes s’attaquer aux manifestantes avec des armes blanches, des battes de baseball. Ces personnes sont présentées comme « des gens, la foule, des musulmans zélés ».

Mais ce n’était pas du tout le cas. Il s’agissait du Hezbollah, c’est-à-dire de franges miliciennes organisées par les réseaux des mosquées, par le clergé combattant mis en place aussi par Khomeini, et qui étaient là pour faire régner une terreur de rue. Comment agissait le Hezbollah ? Officiellement, pour les médias et selon les déclarations des gouvernants (c’est-à-dire le gouvernement transitoire et le clergé), ces gens-là n’étaient dirigés par personne, et n’avaient aucun lien avec les gouvernants. Ils auraient agi de leur propre chef, spontanément. Leur politique de terreur a été très efficace pour arriver à imposer ce que les lois et décrets n’avaient pas réussi à imposer dans un premier temps. Ils constituaient le visage extra-légal de ce pouvoir. Officiellement, ils n’avaient aucun lien avec le pouvoir, mais en fait, ils en étaient un des bras armés : ils agissaient et ensuite, le gouvernement disait : « On est en train de faire ce que les gens nous demandent de faire dans la rue ».

Khomeini a par exemple expliqué à la radio que le journal d’opposition Ayandegan, (qui a notamment couvert la guerre au Kurdistan iranien commencée dès l’été 79) devait fermer parce qu’il n’était pas bon. Le lendemain, le journal a été attaqué. Par qui ? Par le peuple ? En fait, par le Hezbollah. Et ensuite, ce journal a été fermé en prétendant que le peuple n’en voulait pas.

Les facettes du pouvoir

L’instauration du pouvoir de la République islamique a été rendue possible par l’articulation de trois formes de violence :

• la violence para-légale des Gardiens de la révolution3, et des bassidj placés sous leur autorité,

• la violence extra-légale des milices,

• la violence légale des décrets,

Ce sont ces violences qui ont permis d’instituer le pouvoir de la République islamique, reposant sur la fiction suivant laquelle cette République islamique aurait été voulue par tous.

Et ceci est encore à l’œuvre aujourd’hui avec les empoisonnements de lycéennes4, qui ont commencé dès la fin novembre 2022, mais qui ont explosé en février-mars.

Ces jeunes filles ont été empoisonnées au sein des établissements d’enseignement, et on ne sait pas par qui. Mais les méthodes utilisées sont toujours les mêmes. Elles requièrent beaucoup d’organisation ainsi que des complicités puisque ces locaux sont tous sous vidéosurveillance. Ces empoisonnements portent la marque de la violence « extra-légale » des milices. Par ailleurs, toute résistance à ces empoisonnements est matée par la force « para-légale » des bassidj, qui surveillent élèves et enseignantEs dans les écoles, tout en réprimant durement toute manifestation aux alentours. Les bassidj ont fait en sorte que les associations de parents d’élèves ne puissent pas s’organiser face à ces empoisonnements et demander justice ou vérité.

Parallèlement à ces deux niveaux de violence, on a entendu le Guide suprême5 expliquer aux médias officiels qu’il allait « ordonner un rapport d’enquête sur ces empoisonnements ».

On a donc, pour finir, un pouvoir légal qui s’affiche comme garant de droits et sans lien avec les acteurs de la violence, tandis qu’en réalité, c’est lui qui les contrôle.

Cet ordre-là avait triomphé en 1979 : il avait assis la légitimité de la République islamique comme incarnation de la volonté souveraine du peuple révolutionnaire. Il avait réussi à faire en sorte que pendant longtemps l’identité iranienne et l’identité républicaine islamique soient confondues par la population iranienne elle-même.

Ces processus sont complexes et ne se sont pas mis en place en un jour. Et quand, finalement, au moment de la mort de Jina, les gens sont descendus dans la rue, ils n’ont pas dit, « On ne veut plus mettre le voile », ils ont dit « À bas le dictateur », et « À bas la République islamique ». C’est cette légitimité républicaine du pouvoir islamique qui s’est effondrée.

La longue marche féministe

La lutte féministe est née au moment où la fiction de République islamique était forte. Cette dernière s’est consolidée, cimentée, après la guerre Iran-Irak (1980-1988). Une fois que toute opposition a été supprimée, que même la mémoire, les traces, la possibilité ou l’existence de projets alternatifs ont été effacées, une nouvelle société civile a été autorisée à se constituer à partir des années quatre-vingt-dix, à l’intérieur du cadre de la République islamique.

Pendant plusieurs décennies, la lutte féministe s’est reconfigurée à l’intérieur des « lignes rouges », à l’intérieur de ce pacte entre société et État. Ces mouvements féministes demandaient des réformes, notamment constitutionnelles, donc en ne touchant pas à la légitimité de l’État. Ce n’est que lorsque ces mouvements ont conclu à l’impossibilité et à l’impasse de la réforme qu’ils en sont venus à demander son renversement.

Il s’agit d’une vraiment très longue histoire de résistance, qui à un moment donné, est arrivée à la formulation de la nécessité de renverser la République islamique. Premièrement parce qu’aucun changement n’était possible à l’intérieur de ce cadre constitutionnel. Deuxièmement, parce que les discours sur lesquels reposait ce pouvoir, n’étaient soudain plus opérants. Et finalement, ce sont d’autres histoires qui se sont alors racontées.

La fin du culte des martyrs : des damnés de la terre aux « délinquants »

Un autre ressort idéologique du pouvoir, qui a agi pendant de nombreuses années, concerne la figure des mostazafan : les damnés de la terre, les déshérités. Ce sont ceux au nom desquels le peuple souverain iranien s’est soulevé, tous ceux qui avaient été déracinés par la politique du Chah et notamment ses réformes agraires, et habitaient les bidonvilles.

Parce que face à des milliers de femmes ayant eu le courage de descendre dans la rue, il y avait aussi des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui allaient manifester pour la République islamique, pour Khomeini. Il existait à l’époque une mobilisation de masse en soutien au projet fasciste et théocratique. Au cœur de cette adhésion idéologique, au-delà de la piété religieuse, la figure du déshérité était finalement une forme de synthèse que le projet républicain islamique a utilisée en 1979 pour chevaucher le projet anti-impérialiste de la gauche internationale. Nous étions juste avant le basculement néolibéral des années quatre-vingt. Khomeini a réussi à récupérer efficacement l’héritage de la gauche internationale à travers cette figure des mostazafan, des jeunes hommes pauvres célébrés comme les protagonistes de la révolution et qui deviendront les centaines de milliers de « martyrs » de la guerre.

Ce culte, central, du martyr est aujourd’hui frontalement contesté. Dans le mouvement « Femme, vie, liberté », il y a le mot « vie » qui retourne l’idéologie mortifère et lui oppose une célébration du vivant.

Un projet de renversement du régime

Au fur et à mesure que la République islamique s’est consolidée comme un gouvernement néolibéral, les figures des déshérités et des martyrs, centrales dans la révolution de 79, ont laissé place à celles des jeunes des quartiers populaires, traités en « délinquants ». Comme tant d’autres pays, la République islamique s’est retrouvée au terme de son tournant néolibéral avec une gestion de la délinquance comme seule forme de projet social. En 2019, cette jeunesse populaire qui s’était soulevée a été la cible centrale de la répression. Et les manifestants exécutés en 2023 étaient des jeunes issus de la classe ouvrière.

À travers toutes ces évolutions on voit comment la révolution féministe, le soulèvement féministe, ne concerne pas que les femmes, loin s’en faut. C’est aussi un soulèvement contre cette forme de gouvernement néolibéral qui s’est mis en place. Les contestations économiques, sociales, ethniques et nationales ont convergé avec celles des femmes autour du projet de renversement de la République islamique dont le discours de légitimité s’est effondré.

 

1) La Quatrième internationale et la petite organisation iranienne qui y était affiliée font partie des rares exceptions. Elles avaient notamment soutenu les manifestations du 8 mars 1979, et organisé à cette occasion la venue de la féministe étatsunienne Kate Millet https://youtube.com/watc…

2) Il s’agit ici d’une milice islamique opérant en Iran, et non pas de l’organisation libanaise créée ultérieurement et portant le même nom).

3) Les Gardiens de la révolution (Pasdaran) sont une force paramilitaire placée sous l’autorité directe du Guide suprême. Ils disposent notamment d’un armement lourd, d’un budget quatre fois supérieur à celui de l’armée régulière, ainsi que de l’essentiel des leviers économiques du pays. Ils font notamment régner la terreur au Kurdistan iranien et au Balouchistan.

4) Des écoles de filles et une résidence hébergeant des étudiantes ont été également attaquées.

5) Religieux élu à vie par d’autres religieux, le Guide suprême détient l’essentiel du pouvoir. Tous les autres responsables et instances politiques lui sont subordonnés. Depuis 1979, deux Guides se sont succédé : Rouhollah Khomeini jusqu’à sa mort en 1989, puis Ali Khamenei qui occupe cette place encore aujourd’hui.

  • 1. La Quatrième internationale et la petite organisation iranienne qui y était affiliée font partie des rares exceptions. Elles avaient notamment soutenu les manifestations du 8 mars 1979, et organisé à cette occasion la venue de la féministe étatsunienne Kate Millet https://youtube.com/watc…
  • 2. Il s’agit ici d’une milice islamique opérant en Iran, et non pas de l’organisation libanaise créée ultérieurement et portant le même nom).
  • 3. Les Gardiens de la révolution (Pasdaran) sont une force paramilitaire placée sous l’autorité directe du Guide suprême. Ils disposent notamment d’un armement lourd, d’un budget quatre fois supérieur à celui de l’armée régulière, ainsi que de l’essentiel des leviers économiques du pays. Ils font notamment régner la terreur au Kurdistan iranien et au Balouchistan.
  • 4. Des écoles de filles et une résidence hébergeant des étudiantes ont été également attaquées.
  • 5. Religieux élu à vie par d’autres religieux, le Guide suprême détient l’essentiel du pouvoir. Tous les autres responsables et instances politiques lui sont subordonnés. Depuis 1979, deux Guides se sont succédé : Rouhollah Khomeini jusqu’à sa mort en 1989, puis Ali Khamenei qui occupe cette place encore aujourd’hui.