Publié le Lundi 15 avril 2019 à 09h16.

Italie : la résistible ascension de la Ligue

Le développement de la Ligue de Salvini s’inscrit certes dans un contexte international marqué par la montée de forces réactionnaires en Europe, aux USA et dans le cône sud de l’Amérique latine, mais il a une histoire spécifique qui vient de loin. 

Né sous le nom de Ligue du Nord et initialement régionaliste et fédéraliste, le parti dispose depuis presque 30 ans d’une représentation parlementaire importante, et il a atteint dans les années 1990 des pourcentages électoraux proches des 10%, bien qu’il ait connu par la suite une forte baisse : aux élections politiques de 2013, il n’avait obtenu que 4% des voix mais, au mois de mars 2018, il est spectaculairement monté à 17%. Après avoir été deux fois au gouvernement avec Berlusconi, la Ligue a constitué en juin dernier un gouvernement de coalition avec le M5S (Mouvement 5 étoiles, beaucoup plus fort électoralement) mais, en quelques mois, Salvini est devenu l’homme fort de l’exécutif jaune-vert. Les sondages actuels créditent la Ligue d’intentions de votes supérieures à 30%.

 

De la Ligue du Nord à la Ligue

Les fluctuations des résultats électoraux de la formation d’extrême droite montrent qu’elle a parfois représenté le rejet, le ressentiment et les aspirations du secteur le plus riche du pays vis-à-vis de l’État et surtout de « Rome la voleuse ». Mais, ces dernières années, la Ligue du Nord est devenu un parti national et nationaliste, y compris en changeant de nom (devenant simplement « la Ligue »), soit en flirtant avec les secteurs de l’extrême droite fasciste, soit en recrutant des militants, au Sud, parmi les cohortes de transfuges du centre droit, sans vérifier leurs casiers judiciaires ni l’ambiguïté de leurs fréquentations. Les pulsions sécessionnistes ont été remplacées par un rappel obsessionnel à la primauté nationale ; les tentations de rupture avec l’Union européenne (UE) ont aussi refait surface, comme le montre le résultat des négociations entre la Commission européenne et le gouvernement italien et le caractère antipopulaire et libéral de la loi de Finances. Salvini semble maintenant chercher à occuper le centre de la scène politique, et il est devenu crédible comme Premier ministre possible lors de la manifestation nationale du 8 décembre à Rome, où il a harangué les 20 000 participants, vêtu d’un gilet de policier.

La Ligue est un parti qui représente de vastes secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie dont elle veut défendre les intérêts économiques spécifiques, mais elle garde en même temps d’étroits  rapports avec les plus hauts sommets de la classe dominante, y compris parce qu’elle gère depuis des années la principale région du pays, la Lombardie, centre du pouvoir économique et financier en Italie.

 

« Eux » et « nous »

Ce qui a permis à Salvini de remporter ces succès, c’est l’utilisation d’un schéma politique fondé sur la différence présumée entre deux blocs sociaux : un « nous » nationaliste, italien et non plus limité à la vallée du Pô ou au Nord, contre un « eux » désignant l’étranger, l’autre, radicalement différent d’un noyau génétique d’us et coutumes. La logique sociale de Salvini se développe autour d’un axe dichotomique « indigène italien/étranger clandestin ». Il a très habilement transformé le vieux schéma des années 1990 : les ennemis du peuple italien que le vieux dirigeant Umberto Bossi avait fabriqués étaient les « méridionaux » et les « fainéants du Sud », contre le travailleur efficace du Nord écrasé par les taxes et par un État lui aussi « méridional » (parce que romain). Salvini, au contraire, a compris qu’il était possible de redéfinir les blocs sociaux en intégrant dans son discours les couches moyennes paupérisées et en colère, et en leur proposant une explication nouvelle des phénomènes sociaux ; l’italien du Sud est réhabilité et il peut s’identifier aux « nouveaux » idéaux de la Ligue. Les listes électorales « Nous avec Salvini » sont l’emblème d’un parti de type nordiste, mais qui a construit un certain consensus dans le Centre, le Sud et les îles par identification avec son nouveau chef. Un chef jeune, formé à la station de radio Radio Padana, et qui a donc été en contact direct avec la voix et les malaises du peuple. Le tournant nationaliste d’un parti régionaliste comme la Ligue s’est accompagné d’une volonté de se rapprocher des forces politiques qui partagent la xénophobie et la logique « ami/ennemi », qui « lisent » les phénomènes migratoires comme des invasions à repousser. Le racisme et la xénophobie sont les thèmes de fond qui ont été les facteurs décisifs de la convergence avec les forces d’extrême droite.

Lors de l’anniversaire de Mussolini, Salvini a écrit sur un réseau social: « Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur », dicton attribué au chef historique du fascisme italien. Et une semaine seulement après le rassemblement « tranquille » de Rome évoqué plus haut, il s’est exhibé dans une série de selfies avec les chefs des supporters de l’équipe de foot de Milan, dont certains sont de véritables gibiers de potence.

La carrière d’un leader de droite passe toujours par des moments et des milieux plus discrets où la criminalité organisée se mêle aux salons de la bonne bourgeoisie. L’un de ceux qui ont assuré le succès de la Ligue au Sud est Vincenzo Gioffrè, de Rosarno, dans la province de Reggio Calabria, municipalité qui est le symbole de l’exploitation des journaliers africains, dissoute deux fois pour pratiques mafieuses, où le pouvoir de la ’Ndrangheta (mafia calabraise) est très étendu. C’est là que la Ligue a fait l’un de ses résultats les plus surprenants lors des dernières élections en obtenant 13% des voix, alors que cinq ans avant elle n’avait pas dépassé les 0,25%. Gioffrè est un entrepreneur lié à l’un des gangs les plus puissants de la ’Ndrangheta. Les votes d’origine crapuleuse ont aussi été nombreux dans d’autres régions comme la Sicile et la Campanie. 

Un nouveau cadre pour l’extrême droite

À partir du moment où Salvini a été élu secrétaire de la Ligue du Nord, en décembre 2013, les rapports avec l’extrême droite se sont développés. Le 18 octobre 2014, à Milan, les militants de la Ligue et les « fascistes du troisième millénaire » de CasaPound ont défilé ensemble lors de la manifestation contre l’immigration intitulée « Stop à l’invasion ». CasaPound constitue le mouvement néofasciste italien le plus fort et le mieux organisé, impliqué dans de très nombreux épisodes violents. 

Cette trajectoire, déjà entamée par ce parti avant Salvini, a connu sous sa direction une accélération rapide. La Ligue a aujourd’hui le soutien affiché de presque tous les principaux groupes extrémistes de la droite italienne, elle reçoit l’aide concrète de ses militants, le soutien culturel de ses intellectuels et l’appui politique de ses dirigeants. L’eurodéputé de la Ligue, Borhezio, a été le premier trait d’union : inscrit à la Ligue depuis sa fondation, deux fois député et quatre fois eurodéputé ; par son expérience directe, il connaît aussi bien la Ligue que l’extrême droite. 

Les représentants traditionnels de l’extrémisme de droite, comme le Mouvement social italien (MSI) ou l’Alliance nationale ont disparu ou n’ont plus aucune importance, laissant de nombreux électeurs, militants ou intellectuels de droite sans représentation politique. Salvini leur a offert un nouveau cadre auquel ils peuvent s’identifier. « Il est le sauveur de la race blanche en Europe. Son nom lui-même est une prophétie », a déclaré dans une interview récente Franco Freda, idéologue d’Ordre nouveau, homme-clé de la période des massacres fascistes des années 1970.

En 2014, la Ligue se trouvait dans une situation politique compliquée.  Elle était affaiblie par les scandales qui avaient conduit à la démission d’Umberto Bossi, et isolée sur le plan politique après la rupture avec Forza Italia. Salvini a gagné la guerre de succession : pour lui, la Ligue ne pouvait se développer qu’en occupant l’espace qui s’était libéré à droite. Il a remplacé les revendications traditionnelles (pour une plus grande autonomie du Nord) par la campagne pour la sortie de l’euro, médiatiquement plus détonante et qui garantit un écho national, et il a décidé de jouer à fond la carte de la propagande xénophobe et anti-migrantEs. Les élections régionales qui ont suivi ont été une très positives pour la Ligue, qui a atteint des résultats inédits dans des régions historiquement de centre-gauche comme la Toscane, la Ligurie et l’Ombrie. 

La Ligue a très souvent recruté des cadres locaux, des dirigeants et des militants politiques d’extrême droite ; Salvini surveille de près ces éléments politiques utilisés pour s’implanter au Centre et au Sud. Autre candidat pour la Ligue : Luca Traini, condamné à 12 ans pour avoir blessé à coups de pistolet, le 3 février 2018, six immigrants africains à Macerata. Néonazi déclaré, Traini est un ancien sympathisant de Forza Nuova et de CasaPound.

 

Construire une hégémonie culturelle contre tous ceux qui sont « différents »

L’aide concrète de ces milices fascistes est nécessaire au parti, dont la stratégie se fonde sur la construction d’une « hégémonie culturelle » visant à criminaliser les phénomènes migratoires en partant d’un net refus du jus soli, le droit du sol : une  bataille décomplexée, menée à l’enseigne du bon sens réactionnaire, avec des messages banals mais efficaces. Selon certaines recherches, l’Italie est l’une des nations où la perception des choses est la plus éloignée des faits eux-mêmes. Cela explique pourquoi Salvini – qui, dès sa jeunesse, a fait de la politique sa profession –, au nom de l’antipolitique, peut apparaître comme le « pourfendeur de la vieille classe politique », et pourquoi un parti du système comme la Ligue peut se présenter comme une force anti-système, chevauchant, mais seulement de façon propagandiste, l’anti-européanisme et proposant une mesure comme la flat tax qui se combine avec l’énième amnistie fiscale pour les intérêts rapaces d’une petite et moyenne bourgeoisie du Nord. 

Introduisons une parenthèse sociologique : le récent rapport de l’Institut de recherche socio-économique Censis sur la situation italienne révèle que les ItalienEs éprouvent des sentiments de colère, d’agressivité, d’inquiétude, et qu’ils et elles s’appauvrissent. Il s’agit d’un « souverainisme psychique », plus que politique, qui vient de l’agressivité que manifestent les ItalienEs pour surmonter la déception provoquée par le ratage de la reprise économique, déception qu’ils et elles retournent souvent contre les étrangers. Ce rapport aborde de nombreux thèmes, y compris celui de l’augmentation du salaire moyen annuel, qui a moins progressé que dans les autres pays. Un exemple parmi d’autres : si, en 2000, le salaire italien moyen représentait 83% du salaire allemand, en 2017, il a baissé à 74%. Mais c’est le « souverainisme psychique » qui est le point central du rapport. 69,7% des ItalienEs ne voudraient pas avoir des voisins Roms et 52% sont convaincus que l’on fait plus pour les immigréEs que pour les ItalienEs. Ce taux atteint 57% parmi les personnes les plus pauvres. Les plus ciblés sont les étrangerEs extra-communautaires : 63% des ItalienEs voient de façon négative l’immigration venue des pays non-communautaires, contre une moyenne de 52% pour l’UE, et 45% ne tolèrent pas non plus les communautaires (en Europe, la moyenne est de 29%). L’Italie est le pays de l’Union européenne qui a le taux le plus bas de citoyenEs qui disent avoir un revenu et un pouvoir d’achat meilleurs que ceux de leurs parents : ils et elles sont 23%, alors que la moyenne européenne est de 30%. 

Ce contexte, marqué aussi par la complicité des bureaucraties syndicales avec les politiques libérales des différents gouvernements et l’absence d’importantes luttes sociales contre elles, éclaire l’ascension de Salvini. Ministre de l’Intérieur, a pris une série de décrets et de lois qui criminalisent la pauvreté et les mouvements sociaux, favorisent l’expulsion des migrantEs, la suspension des droits humains et limitent les libertés politiques et syndicales :  il s’agit, et c’est un drame, d’une véritable barbarie sociale et démocratique. La Ligue a réussi (grâce aux nombreuses aides de la moyenne bourgeoisie conservatrice) à diffuser dans de larges secteurs de la population le poison du racisme et de la xénophobie, à transformer en simple bon sens la haine envers les migrants et envers ceux qui sont différents: c’est un outil fondamental pour diviser la classe travailleuse et favoriser l’exploitation capitaliste. 

 

L’objectif : diriger le gouvernement

Salvini maintient les liens avec la droite fasciste, soit de manière directe, avec les clins d’œil au fascisme de son leader, mais aussi de façon plus subtile, en utilisant un discours politique et culturel qui peut être résumé par le terme « souverainisme » : un ensemble hétérogène de nationalisme protectionniste, de traditionalisme religieux et de référence à une identité locale. C’est Salvini qui choisit les thèmes, les slogans et les mots d’ordre parmi ceux que lui fournissent les intellectuels qui sont proches de lui Parce que la tâche de Salvini n’est pas, au moins pour le moment, de reconstruire le parti de la droite extrême, mais de construire une force « conservatrice », qui offre la plus grande représentation sociale possible et qui soit apte à gouverner. Déjà, il y a 20 ans, des positions particulièrement réactionnaires et xénophobes avaient été avancées. Bossi avait alors orienté le parti vers des positions ouvertement islamophobes, homophobes, en défense de la famille traditionnelle et des valeurs chrétiennes, thèmes qui sont tous repris aujourd’hui avec force. Et, à travers un projet de loi sur la famille porté par le ministre membre de la Ligue Pillon, la Ligue a lancé de nouvelles attaques violentes sur les droits des femmes et sur ce qu’elles avaient gagné. 

Ce qui distingue Salvini dans son rapport à l’extrême droite, ce n’est donc pas d’avoir essayé de trouver un terrain commun, mais c’est d’avoir réussi à le faire. C’est en partie dû à l’habileté tactique et médiatique de Salvini et de son groupe de communicants, mais aussi à beaucoup de facteurs objectifs : la crise économique et la crise migratoire ont mis au centre du débat politique les thèmes sur lesquels il a pu jouer sans qu’aucun mouvement social ne vienne s’y opposer.

Les faiblesses de la Ligue sont visibles elles aussi : crise des membres et des militants qui oblige le parti à confier la propagande électorale aux groupes les plus radicaux, crise de l’autonomisme nordiste, qui a contraint le parti à bricoler un nouveau ciment doctrinal qui maintienne son unité,      manque d’implantation dans les régions du Centre et du Sud, qui le force à se mettre entre les mains de groupes dirigeants extérieurs souvent peu fiables.

Il reste à vérifier s’il s’agit d’expédients tactiques pour combler des manques temporaires ou de  signes d’un changement idéologique plus profond. La Ligue reste encore un parti implanté surtout dans les zones productives des provinces du Nord de l’Italie, dont la classe dirigeante est composée de managers conservateurs et même réactionnaires, mais également pragmatiques. 

Par ailleurs, même si elle le passe sous silence, l’objectif principal de la Ligue c’est de transférer d’énormes ressources publiques vers les régions du Nord, et elle commence à y réussir.  

Le samedi 8 décembre, le discours du ministre Salvini, parfait hypocrite, est donc resté modéré; ce fut le discours d’un leader conservateur de centre droit, et non celui d’un incendiaire extrémiste, qui a remercié le public, les mains jointes, « au nom de 60 millions d’Italiens », après avoir cité cinq fois « le bon Dieu », rappelé qu’il avait un chapelet dans sa poche, cité Woytila, de Gasperi et enfin… Martin Luther King. Il s’agit d’une chasse au vote « modéré », celui de Forza Italia et des Cinq Étoiles, quelques mois avant les élections européennes ; en fait, Salvini a toujours maintenu une alliance avec le centre droit parce qu’il sait que, de la crise du gouvernement actuel, peut sortir une victoire électorale de l’union des forces de droite, victoire qui le sacrerait Premier ministre et lui permettrait de constituer un gouvernement vraiment homogène. C’est l’homme du moment,  comme l’ont été, avant lui, Berlusconi et Renzi.

On pourrait leur résister et lui résister, si seulement il y avait un  mouvement ouvrier à la hauteur de la situation, si la classe ouvrière pouvait, par ses luttes, redevenir un véritable sujet politique.    L’évolution ultérieure de la Ligue, y compris le développement d’un mouvement fasciste plus fort, dépendra aussi de la situation objective et avant tout des dynamiques futures de la crise économique. Pour les forces vraiment de gauche, il s’agit d’une course contre la montre, afin de reconstruire une alliance entre le mouvement écologiste, le mouvement anti-raciste, le mouvement des femmes, présents dans notre pays, mais aussi une forte reprise du mouvement des classes travailleuses.

Francesco Ruggeri

Traduit de l’italien par Bernard Chamayou.