Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 18h51.

« Nous allons ouvrir d'autres voies, écrire de nouvelles pages politiques... » (Entretien avec Nadia Chaabane. Contretemps n°11)

Nadia Chaabane est vice-présidente de l'Association des Tunisiens en France et initiatrice de l'Appel des femmes tunisiennes du 23 janvier 2011

ContreTemps : À propos du soulèvement tunisien on a évoqué la « révolution du jasmin ». Vous récusez cette formule...

Nadia Chaabane : Cette expression est en effet utilisée largement en France, mais pas du tout en Tunisie. Le jasmin a été présenté comme le symbole de la Tunisie pour les campagnes de promotion touristique du pays. C'était le décor. Nous ce qui nous préoccupait c'était l'envers du décor ! En Tunisie on parle de la révolution de la dignité (en arabe karama…)

CT : Au regard de l'élaboration de la future Constitution vous expliquez qu'il y a « deux principes non négociables » : la reconnaissance des droits des femmes et la séparation du politique et du religieux ?

N. C. : Ces deux principes sont en effet indissociables. Le statut de la femme a été organisé en fonction de la référence religieuse. Non pas dans la loi, qui n'inclut pas directement cette référence, mais par les interdits. L'interdit du mariage avec un non-musulman, l'inégalité dans l'héritage au détriment de la femme... Ce sont-là des discriminations qui sont référées à l’identité religieuse de la personne. La consécration dans la Constitution de l'égalité entre hommes et femmes est indispensable, elle ne suffit pas : la Constitution afghane est égalitaire, de même la Constitution algérienne, et on voit ce qu'il en est dans la réalité. La garantie est que l'égalité soit accompagnée de cet autre principe : la séparation du politique et du religieux, pour qu'il n'y ait plus la possibilité d'en appeler à la référence religieuse pour maintenir des inégalités ou pour porter atteinte à des libertés. La question ne concerne pas seulement les femmes, sont aussi en jeu la liberté d'expression et de création, ainsi que la liberté de croyance.

C'est fondamental. Nous sommes en 2011, on ne peut plus se poser les questions de la même manière qu'il y a quelques décennies. Nos grands pères ont réalisé avec la Constitution de 1959 une avancée importante, mais dans un cadre qui était celui du parti unique et de la création de l’État nation... Aujourd'hui, opérer cette séparation c'est permettre que chacun puisse vivre en Tunisie en toute quiétude, sans se poser la question de son identité religieuse, qui pour nous doit être de l'ordre de la sphère privée, non de la sphère publique.

CT : Avez-vous bon espoir de faire triompher ces principes ?

N. C. : Un pacte républicain a été soumis à tous les partis politiques, qui l'ont accepté, il est à présent revu par la haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. Il existe donc un consensus, qui a été rendu possible par un autre consensus portant sur l'appartenance religieuse de la Tunisie. On avait un article premier disant que la Tunisie est arabe et que sa religion est l'islam. Cet article est maintenu, mais accompagné d'un second qui affirme la séparation entre la sphère politique et la sphère religieuse.

Nous ne nous revendiquons pas de la laïcité à la française, de la séparation de l’Église et de l’État. Depuis quelques années déjà la gauche tunisienne s'est accordée sur ce point et parle de séparation du politique et du religieux.

En effet nous sommes dans un pays sunnite, où n'existe pas de clergé. Donc prôner la séparation de l’Église et de l’État impliquerait de fabriquer une forme de clergé, de le mettre en place et d'instaurer un contre-pouvoir officiel. Pour s'en séparer, il faudrait préalablement le créer ! Nous ne le voulons pas. La situation n'est pas la même qu'en France : lors de la séparation existaient une Église, un clergé, avec des forces économiques, des écoles, des hôpitaux, des services sociaux, donc un réel contre-pouvoir... En Tunisie, les imams sont fonctionnaires de l’État, les théologiens qui sont universitaires exercent dans une université publique, la Zitouna, il n'existe pas d'écoles ou d’hôpitaux gérés par des religieux, ceux-ci sont publics, voire privés mais non religieux. Il n'existe pas une partie de la société qui serait organisée autour de la religion, il n’est donc pas question de changer cette situation. Les mosquées doivent continuer à être gérées par l’État, les particuliers pouvant faire des dons pour améliorer telle ou telle chose, les imams doivent rester fonctionnaires, mis à l'abri de toute instrumentalisation par un groupe religieux, à la différence de ce qui s'est passé sous Ben Ali.

Aujourd'hui Ennahda cherche à investir les mosquées, des discours politiques y sont tenus. Il n'est pas question que les mosquées deviennent des tribunes politiques... C'est pourquoi il faut renforcer le modèle existant et l'inscrire dans la Constitution.

Le consensus n'est pas accepté par tout le monde. Les islamistes parlent de séparation de la religion et de l’État. Leur intérêt est en effet de construire un réel contre-pouvoir. Pour eux, la démocratie se réduit à une opération autour des urnes afin de viser à obtenir une majorité. Les valeurs de la démocratie ne sont pas les leurs. Ils ne peuvent aujourd'hui se prévaloir de la force pour atteindre le pouvoir, et donc ils se présentent comme jouant le jeu démocratique. Mais leurs discours sont multiples, certains leaders s’affirment d'accord avec le pacte républicain, d'autres tergiversent en expliquant qu'on verra plus tard... Il est difficile de leur faire confiance, et il faut attendre de voir ce que finalement ils voteront plutôt que de croire en leurs discours. D'un côté ils veulent rassurer certains, mais dans le même temps ils veulent rallier à eux les plus obscurantistes. Ce jeu les rend peu crédibles, au moins à mes yeux.

CT : Vous semblez témoigner d'un bel optimisme quant à l'évolution possible de la Tunisie...

N. C. : Je suis en effet optimiste. Parce que l'envie de liberté portée par les jeunes sous différentes formes, y compris ceux qui ne l'expriment pas avec les mêmes mots que nous, est très forte, tous sont jaloux de la liberté qu'ils ont conquise. Nous devons rester sur ce terrain de la préservation de la liberté de tout à chacun. Ce qui fait consensus c'est le cadre qui rend cela possible.

Je sens cet élan de la population, avec cette forme de sérénité qui règne dans les esprits. Cela alors que la confusion règne à tous les niveaux : l'absence de police dans la rue, l'afflux massif de réfugiés de Libye, qui pose des problèmes considérables sur le plan économique et humain, les provocations des extrémistes qui cherchent à semer la terreur, de même pour les partisans de l'ex-pouvoir, les rumeurs qui prolifèrent, les violences verbales et parfois physiques, marginales mais réelles... Or, malgré tout, le gens gardent la tête froide, restent sereins, affichent une confiance au fond d’eux-mêmes.

Il y a une espèce d'attente confiante. On sait qu'on ne peut rien contre certaines choses. Il est inutile de manifester contre l'absence de police, puisqu’on sait que nombre de policiers ont peur, qu'un ménage se prépare au ministère de l’Intérieur, qu'il y aura des comptes à rendre, ce qui explique que tout ce corps policier se fait invisible. Lorsque des impatiences se manifestent, des appels au calme y répondent, on s'explique, on discute au sein des familles, on s’accorde pour admettre que tout n'est pas possible tout de suite...

CT : Pourtant on constate des manifestations qui créent un climat inquiétant

N. C. : Il s'agit de Salafistes qui sèment la pagaille parce qu'ils n'ont pas obtenu la reconnaissance de leur parti. Alors qu'ils se sont exclus du cadre instauré, celui-ci établissant qu'il ne peut y avoir de reconnaissance d'un parti religieux. Pour eux la seule constitution c’est le Coran.

Par ailleurs, même si on ne peut prétendre avoir un état exact de la situation, il est sûr que dans les opérations menées par les islamistes on constate la présence de faux barbus, qui sont susceptibles d’être de vrais mercenaires du RCD. En fait vrais et faux sont nos ennemis, car ils sont des ennemis de la démocratie. Au demeurant les gens ne sont pas dupes, on discute de tout cela...

CT : Les difficultés économiques que connaît le Sud du pays ne représentent-elles pas un autre facteur d'inquiétude ?

N. C. : Le gouvernement provisoire n'a évidemment pas les moyens de répondre aux problèmes économiques actuels. Outre sa situation ancienne de misère, le Sud du pays accueille aujourd'hui les deux tiers des réfugiés de Libye, ce qui pose de sérieux problèmes matériels. Des premiers investissements ont été réalisés prioritairement pour le Sud, mais c'est un travail de plusieurs années qui est nécessaire, et qui ne pourra être sérieusement entamé qu'après les élections, lorsque existera un pouvoir légitime dans le pays.

CT : Comment se présente la gauche tunisienne ?

N. C. : La gauche tunisienne se déploie sur tout un spectre politique : à côté de ce qui est issu de l’ancien parti communiste, le pôle démocratique moderniste, d'autres partis ont décidé d'aller seuls aux élections et de passer ensuite des alliances. Surtout de nombreux acteurs de la société civile se sont investis dans les associations, les coordinations, les collectifs, ils animent des actions pour s'opposer à l’obscurantisme en organisant des débats, des rencontres. Le milieu de la culture, qui est très actif, se voit souvent attaqué par les islamistes, et la gauche participe aux actions de défense face à ces attaques.

Il est difficile de dire ce que pèsent exactement les uns et les autres, mais ce qui est évident c'est ce véritable foisonnement en cours : il existe actuellement 93 partis, alors qu'il n'y en avait que 12 avant la révolution, 20 en comptant ceux qui étaient interdits, et également environ 150 associations, dont 120 nouvelles.

Bon nombre de militants sont des intellectuels qui, dans les années 1970, appartenaient à la gauche, il s'agit de personnes ayant une expérience, qui sont capables de négocier, de calmer le jeu lorsqu'il le faut, qui ont la maturité pour encadrer ces organisations. C'est une richesse et un atout pour le mouvement.

CT : Qu'en est-il pour les jeunes qui ont été la force motrice de la révolution ?

N. C. : Les jeunes sont moins présents dans les partis politiques et font montre d'une certaine méfiance à leur égard. En revanche les associations sont souvent créées par des jeunes, qui font leurs premiers pas en politique sur cette voie associative. Les trois quarts des associations interviennent sur des questions politiques : initiatives sur la citoyenneté, coordinations culturelles pour les libertés, des femmes organisant des caravanes pour aller à la rencontre d'autres femmes... C'est bien de la politique et l'apprentissage de l’organisation.

Il existe un climat qui fait que quand il y a un dérapage, quelqu'un immédiatement écrit. C'est comme une veille permanente, une vigilance quant à tout ce qui se dit, s'écrit et se fait. C'est le signe d'une grande créativité. Tout cela est rassurant. Les gens ont subi trop de privations de liberté pour aujourd'hui accepter une quelconque atteinte à celle-ci.

CT : La révolution tunisienne a déclenché une onde de choc dans tout le monde arabe, comment les Tunisiens voient-ils la situation ainsi créée ?

N. C. : Nous sentons sur nos épaules peser une responsabilité majeure. Si l'on échoue en Tunisie, ce sera une catastrophe pour tout le monde. Le défi qu'il nous faut relever en Tunisie concerne tous ceux qui bougent et s'inscrivent dans la démarche que nous avons initiée. Nous savons que tous attendent de voir comment cela évolue en Tunisie.

On parle du monde arabe, mais en Afrique sub-saharienne existent aussi beaucoup de mouvements : une manifestation s'est déroulée le 23 juin au Sénégal, des mouvements ont eu lieu en mars et avril au Cameroun, dans d'autres pays on a interdit la venue de délégations tunisiennes... C’est un mouvement irréversible dans lequel les peuples ont basculé.

Dans le même temps il est clair que bien des forces ?uvrent pour faire avorter la transition engagée. On voit les financements étrangers qui arrivent et on sait d'où ils viennent. Ni les pays occidentaux ni les dictatures du Moyen-Orient ne veulent que l’existant soit bousculé. Mais le temps est révolu des anciens rapports Nord-Sud : ils sont remis en question par les peuples.

Nous sommes aujourd'hui fortement concentrés sur ce qui se joue en Tunisie, mais cela ne veut pas dire que nous ne nous intéressons pas à ce qui se passe ailleurs. La présence des réfugiés venus de Libye en est la preuve tangible, il s'agit de 400 à 450 000 personnes, dans un pays de 10 millions d'habitants ! Un tiers d'entre elles sont accueillies dans les familles. C'est plus que de la solidarité : la question libyenne est une question tunisienne, vécue au quotidien. Mais dans le même temps, les femmes particulièrement sentent bien le poids que cela représente.

Nous savons que nous allons ouvrir d'autres voies, écrire de nouvelles pages politiques.

4 juillet 2011. Propos recueillis par Francis Sitel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56